Hommage prononcé lors des obsèques de M. Jean Dutourd, en l’église saint-Germain-des-Prés

Le 21 janvier 2011

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

Hommage à M. Jean Dutourd*

 

 

Nous sommes réunis aujourd’hui dans cette admirable église de Saint-Germain-des-Prés, joyau de notre patrimoine religieux, autour de Jean Dutourd, notre confrère entré dans son éternité, parce que c’était ici sa paroisse, que c’est la paroisse de l’Académie, et parce que tel est l’usage de notre compagnie.

Hier, jeudi, jour de séance, nous nous sommes levés pour écouter debout l’hommage que rendait à Jean Dutourd notre directeur, comme toute la compagnie s’était levée une première fois, il y a trente et un ans, pour accueillir celui qu’elle avait alors élu. Cet usage auquel Jean Dutourd était infiniment attaché éclaire le sens de notre devise « À l’immortalité » et de notre statut d’immortels. Un académicien ne meurt pas, il vit dans la mémoire de ceux qui l’ont connu, rencontré chaque jeudi, mais aussi il continuera à vivre plus tard, parce qu’il aura pris sa place dans la chaîne des vivants et des morts qui, depuis près de quatre siècles, constituent la famille académique. Lorsque nous sommes en séance, sous le regard protecteur de Richelieu, nous voyons à chaque place, derrière les présents, ceux qui nous ont quittés récemment, Maurice Druon, Claude Lévi-Strauss, Jacqueline de Romilly, tous assis il y a peu encore non loin de Jean Dutourd, mais aussi d’autres visages disparus depuis plus longtemps et jamais effacés, ceux que nous avons aimés et connus, ceux que nul de nous n’a jamais rencontrés ; ils sont tous là, se pressant autour de nous. Jean Dutourd le savait et il savait aussi qu’il ne nous quitterait pas.

Lorsqu’il fut reçu sous la Coupole le 10 janvier 1980, Jean Dutourd s’émerveilla : « J’ai reçu ce cadeau enivrant. J’ai tout à coup des parents depuis 1634, une famille avec son contingent d’oncles obscurs et de cousins fantaisistes. » Et au nombre de ceux-ci, il revendiquait avec malice dans sa parenté directe, celle du trente et unième fauteuil, « deux exclus et un guillotiné. »

Son élection en 1979 était la reconnaissance d’une œuvre déjà considérable, jalonnée de succès publics. Les livres de Jean Dutourd étaient tous des best-sellers. Je ne parlerai pas ici de cette œuvre, il revient à celui qui lui succèdera d’en faire le bilan, comme Maurice Schumann, son ami, commença à le faire en l’accueillant. C’est l’homme que j’ai admiré et à qui m’a lié une grande affection que je veux évoquer ici un instant.

Jean Dutourd était un homme courageux et son courage nous a été un exemple durant toutes ces dernières années. Il en avait fait la preuve dans les temps sombres de l’Occupation, risquant sa vie dans la Résistance ; arrêté, il s’évada juste à temps pour participer à la libération de Paris, où miraculeusement il tomba sur Maurice Schumann. De cette épopée, non seulement il ne tirait pas gloire, mais il refusait pudiquement de l’évoquer, s’indignant seulement des héroïsmes manifestés a posteriori et des retournements opportunistes. Au bon beurre, qui lui valut le Prix Interallié, lui permit de se faire l’historien de comportements peu glorieux. Il pensait et répétait que littérature et politique ne font pas bon ménage. Mais, homme de foi et de fidélité, gaulliste viscéralement attaché à sa patrie, pour laquelle il avait sans hésiter mis sa vie et celle des siens en péril, amoureux passionné d’une civilisation et d’une langue françaises qu’il craignait de voir disparaître, il mit sa plume de polémiste, un genre devenu rare et où il étincelait, au service de ses convictions ; cela lui valut une bombe dans son appartement, des sarcasmes, des inimitiés, mais aussi l’admiration d’un public innombrable, ce qu’il appelait « la France qui n’ose dire ce qu’elle pense », parce qu’elle était à contre-courant des modes et surtout d’un conformisme politique qu’il haïssait. C’est ce non-conformisme, cette liberté d’esprit revendiqués qui en 1996 le conduisirent à faire, sous la Coupole, du discours sur la vertu, dont il s’était chargé, un plaidoyer pour la Serbie, « alliée traditionnelle de la France » devenue soudain l’ennemie de l’humanité.

À l’Académie, Jean Dutourd, était toujours présent, toujours prêt à prendre sa part et beaucoup plus encore des tâches communes. Il est remarquable qu’il n’ait pas attendu un an après y être entré pour accepter la charge de directeur et prononcer le discours sur la vertu, c’était en décembre 1980. Mais il aimait tenir dans notre compagnie le rôle de provocateur. L’entrée des femmes lui en offrit un merveilleux prétexte. À chaque élection féminine, il bougonnait, clamant que l’Académie était défigurée, assassinée, qu’il aimerait la quitter. Il en fut ainsi le soir de mon élection où, chez des amis communs, il assura joyeusement avoir mené le bon combat contre les « prétentions de cette péronnelle à entrer dans une tribu masculine ». Et dès le lendemain, il est devenu l’un de mes plus grands amis, m’aidant de ses conseils, m’expliquant les règles de conduite non écrites qu’il faut respecter sous peine de n’être pas vraiment admis dans ce cercle privilégié. C’était là tout Jean Dutourd, inlassable dans l’amitié, généreux et élégant dans les rapports avec autrui, mais aussi exigeant avec ceux qu’il aimait comme il l’était avec lui-même.

Quand il fut élu, ses confrères saluaient en lui non seulement l’écrivain de talent immense, mais aussi un homme béni par toutes les fées bienfaisantes. Sans doute ignoraient-ils la blessure de l’enfance, celle du petit Jeannot privé d’une mère adorée à l’âge de sept ans. On ne se remet jamais vraiment de la mort d’une mère. Mais Jean Dutourd adulte incarnait le bonheur. Il avait très jeune rencontré Camille, elle avait quinze ans, ce fut un amour unique, exemplaire, l’amour de toute une vie. Deux enfants, Frédéric, né pendant la guerre malgré les périls, et Clara, témoignaient de leur bonheur. Camille était aussi romancière mais elle préféra se consacrer aux siens et ce couple si beau, si élégant fut des années durant recherché du tout-Paris. La mort de Clara brisa à jamais Camille et Jean. Comment peut-on accepter la mort de son enfant, ce défi à l’ordre naturel des choses ? Lorsqu’il l’avait reçu sous la Coupole, Maurice Schumann avait évoqué la grande peur de Jean Dutourd, la peur de l’an 2000 ; non pas comme nombre d’esprits, simple peur millénariste de la fin du monde, mais peur des atteintes de l’âge qui défont le corps et plus encore peuvent détruire l’esprit. Ne plus pouvoir écrire était la hantise de Jean Dutourd. Il n’avait pas tort d’être effrayé par ce tournant fatidique, même si la réalité sera bien différente de ce qu’il appréhendait. Nous avons tous vu avec tristesse et admiration le courage avec lequel cet homme, qui incarnait le bonheur, a dans cette dernière période de sa vie fait face au malheur. Hanté par la mort de Clara, il s’est tout entier consacré à soutenir Camille, pour l’aider non à vivre, mais à survivre. Et c’est alors que l’Académie a pris tout son sens dans sa vie. Le monde extérieur n’existait plus pour eux deux, Jean Dutourd vivait avec Camille d’abord, tout le temps, et le jeudi avec l’Académie où il était toujours présent. Lorsque Camille est morte, nous étions tous autour de lui, ici, à Saint-Germain-des-Prés, puis au cimetière Montparnasse où nous irons l’accompagner dans un moment. Et ces dernières années, sans Camille mais avec l’Académie, ont été pour Jean Dutourd des années terribles, comme il l’avait craint. Nous avons admiré chaque jeudi son extraordinaire courage physique, mais plus encore la vigueur non moins extraordinaire de son esprit et de son écriture, qui heureusement ne l’a jamais abandonné. Et l’élégance avec laquelle il faisait face à la souffrance. Rarement la famille académique aura été autant un refuge pour l’un des siens à l’heure où tout ce qui avait rempli son existence le quittait. Je pense que Jean Dutourd aurait souhaité partager le destin de Molière, quitter la vie un jeudi après-midi, dans notre salle de séance, au cours d’une discussion sur cette langue française qu’il aura incarnée par son style si parfait et défendue inlassablement. Cela ne lui aura pas été donné, mais nous sommes là, en ce moment, autour de lui, rassemblés dans une peine infinie et une affection que le temps ne pourra altérer.

Cher Jean, notre séparation n’est qu’apparente, le père Carré, notre ami et guide si cher nous l’a toujours répété. Chacun de ceux qui nous a quittés reste à jamais présent parmi nous ; nous vous verrons toujours à votre place, nous chercherons votre regard malicieux et attendrons avec inquiétude la flèche qui viendra frapper un propos impudent ou peu respectueux de la langue ou des usages. Vous allez rejoindre Camille et Clara, et c’est bien. Mais vous restez parmi nous. Vous allez enfin être dans la paix, entouré de vos deux familles.

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* décédé le 17 janvier 2011.