Hommage à M. Pierre Moinot*
Depuis des temps immémoriaux l’Académie observe un usage qui par deux fois fait se lever les membres de notre Compagnie pour saluer solennellement l’un des siens.
La première fois lorsque celui-ci nouvellement élu, une semaine avant la réception solennelle sous la Coupole, vient prendre séance en l’absence de tout public. Et la deuxième quand va être prononcé, là encore strictement entre nous, son éloge funèbre. Jeudi dernier nous avons ainsi écouté, refoulant à grand-peine nos larmes, notre directeur en exercice, Pierre-Jean Rémy.
Mais il arrive aussi que nous soyons rassemblés, debout une troisième fois, face à celui qui nous a quittés et qui nous était un frère. C’est lorsque la République, à laquelle Pierre Moinot était si passionnément attaché, veut rendre hommage à une destinée exceptionnelle tout entière au service du pays.
Les honneurs militaires rendus aujourd’hui à notre confrère saluent un triple dévouement à la patrie. Celui du résistant, du soldat qui participa à la prise de Rome et de Sienne, débarqua en Provence, fut blessé dans les Vosges et reçut la Légion d’honneur à titre militaire. Notre liberté aujourd’hui doit beaucoup à ses combats d’hier. Du grand commis de l’État, autre titre de gloire, je ne dirai rien, Monsieur le premier président de la Cour des comptes l’aura fait avec son exceptionnel talent. Il me revient de parler du troisième Pierre Moinot, de sa troisième vie, celle de l’écrivain, celle de l’académicien, qualité à laquelle il attachait un prix infini car il pensait que la longue histoire d’un pays, sa mémoire, repose aussi sur ses grandes institutions. S’il me revient de le faire, ce n’est pas en raison de ma fonction de Secrétaire perpétuel, mais parce que Pierre Moinot a voulu qu’il en soit ainsi, ce qui est pour moi un bouleversant témoignage d’amitié et un honneur dont, en dépit du chagrin qui m’étreint et étrangle ma voix, je vais tenter de me montrer digne.
Bien avant qu’il n’ait été appelé à rejoindre l’Académie, Pierre Moinot, tout en ne négligeant jamais sa tâche de magistrat, y avait ajouté ce que certains nomment fort légèrement un violon d’Ingres, la littérature. La guerre fut le sujet de son premier roman, Armes et bagages. Rien d’étonnant à ce choix car, disait-il, « c’est là que le vieillissement des êtres m’a paru exceptionnellement sensible ». Mais surtout c’est La Chasse royale, paru deux ans plus tard, qui révéla Pierre Moinot au public et à l’Académie française, qui lui décerna alors son Grand Prix du Roman. Le thème de la chasse, comme celui de la nature et des voyages, a souvent inspiré Pierre Moinot. Et si je veux m’y arrêter, c’est parce que dans ses romans et ses récits il livre beaucoup de lui-même. « J’écris pour apprendre à me connaître » admet-il. La chasse, sa chasse, n’est pas une idylle. Certes il y voit, il l’écrit « la veille d’un grand bonheur », une approche de l’harmonie qui évoque le printemps du monde. Mais aussi surgissent en lui des forces obscures, des mouvements de violence incontrôlables et le bonheur fait place à la confusion. C’est alors que Pierre Moinot, qui hait l’intolérance et se situe toujours aux côtés des opprimés, jette sur l’espèce humaine un regard d’infinie pitié. Il sait, il sent qu’en tout homme existe une sauvagerie cachée, sauvagerie que pour sa part, dans ces instants de lucidité éveillés par la chasse, il rejette. Seul dans les bois, à l’affût, parfois lorsqu’il peut tuer il ne tue pas. Il est en connivence avec les chevreuils, les cerfs, les sangliers. Ils sont réunis ensemble dans un jeu qui n’a pas besoin de la mort comme piment. Il en va de même de ses récits de voyage au Niger ou au Kenya. Est-ce seulement le goût de l’aventure qui le pousse ? Les personnages de ses romans et de ses récits ont en commun de fuir à un moment donné. Peur de concilier le monde du rêve et celui de la réalité ? Pierre Moinot a dit un jour : « Tous mes livres sont des livres de désespoir qui veulent une fin heureuse. » Et il écrit encore : « Un homme à la chasse, en forêt, n’avance pas qu’à travers les arbres. Il lui arrive d’avancer en lui-même. » À cette quête de lui-même qui jalonne ses livres, Pierre Moinot a ajouté un autre thème, celui de la mort qui y figure à maintes reprises. La mort des animaux certes, mais surtout celle des hommes. « La réflexion la plus naturelle à la chasse et surtout en forêt, écrit-il, c’est la mort et l’éternité. La mort à laquelle nous pensons, la nôtre, y prend l’aspect de ce qu’elle sera en réalité, un incident minuscule et dérisoire au regard de ce qui se rejoint hors du temps. » Et encore, ceci écrit en préface à un texte de Tourgueniev : « Le chasseur vit dans un vertige suicidaire où chaque coup n’est qu’un apprentissage de sa fin, une parodie de sa propre destruction, qu’il le sache ou non. »
Cette œuvre magistrale a conduit Pierre Moinot à l’Académie. Il y fut élu en 1982, succédant à René Clair, par un hasard heureux pour le grand commis appelé par André Malraux, puis par ses successeurs, à veiller sur le cinéma et sur l’audiovisuel en plein essor. Le dix-neuvième fauteuil qui devint le sien lui convenait à merveille. N’est-ce pas l’un de ses ancêtres académiques, l’avocat Olivier Patru qui, le premier, eut l’idée de prononcer un discours de réception, inaugurant ainsi l’un des plus importants usages de l’Académie. Mais surtout un autre ancêtre, Duclos, élu Secrétaire perpétuel en 1755, se signala par deux décisions d’une rare insolence. Tout d’abord il décida qu’au traditionnel éloge du roi, sujet obligé du concours d’éloquence de l’Académie, serait substitué l’éloge des grands hommes. Et en 1769 il imposa au concours d’éloquence l’éloge de Molière, le génie que l’Académie n’avait pas osé élire et qui, au fil des siècles, sera un remords perpétuel pour la Compagnie. Si l’on songe enfin que Chateaubriand, interdit de discours public sous la Coupole pour avoir condamné le régicide, exalté la liberté, refusé en un mot de se soumettre aux vœux de l’Empereur, que Chateaubriand donc figure dans la cohorte des ombres qui ont accueilli le nouvel occupant du dix-neuvième fauteuil, on ne peut qu’admirer la sagesse de la Compagnie. Ce haut serviteur de l’État, anarchiste dans l’âme qui se disait « officier discipliné mais non soumis » ou encore « anarchiste soumis aux lois », pouvait-il s’inscrire dans une lignée académique plus proche de lui ?
Pierre Moinot n’était pas, c’est peu de le dire, prêt à accepter sans examen les idées reçues. On lui doit d’avoir, dans une savante série télévisée, réhabilité Mazarin que l’ombre de Richelieu éclipsa durablement. Lamartine avait tenté avant lui de rendre justice au ministre de Louis XIV mais il échoua à vaincre une légende noire qui en faisait le mauvais génie de la monarchie. Grâce à Pierre Moinot, Mazarin émergea enfin dans sa vraie lumière de grand ministre et d’homme de paix. Lorsque quelques années plus tard il fut reçu à l’Académie, dans ce palais des Quatre-Nations légué à la France par Mazarin, lorsqu’il contemplait les trésors de la bibliothèque Mazarine, Pierre Moinot dut entrevoir le sourire reconnaissant de celui qu’il avait contribué à réhabiliter.
Il fut reçu à l’Académie le 20 janvier 1983 par le père Carré. Ici encore le destin agit à merveille. En apparence c’était le face à face de celui qui croyait au ciel et de celui qui n’y croyait pas. Mais rien n’est jamais si simple. Sept ans plus tard l’ancien magistrat recevait sous la Coupole un homme de robe, Jean-Denis Bredin. Et au détour d’une phrase il évoqua le père Carré, celui qui l’avait reçu, disant : « Vous avez rencontré chez les pauvres en travaillant avec leurs petits frères leur aumônier d’alors, un dominicain que notre Compagnie a la joie de bien connaître et dont l’élévation et la bonté font croire au ciel. » Et Pierre Moinot avait par la suite fait sienne la définition que donnait le père Carré des saints : « Les saints sont des hommes délivrés d’eux-mêmes à force d’être donnés aux autres. » Une amitié profonde, inaltérable a uni le dominicain et Pierre Moinot tout au long de leur fraternel parcours académique. Que leurs convictions aient pour partie divergé n’avait guère d’importance. L’essentiel est qu’à l’Académie, pour l’institution, pour nous tous ils aient incarné notre conscience. À eux deux, les académiciens ont pris pour habitude de confier leurs tourments. Le père Carré nous a aidés à marcher dans le chemin de la vérité et a soutenu la plupart d’entre nous, croyants ou non, à l’heure de la mort. À Pierre Moinot nous disions nos doutes sur nous-mêmes, sur l’institution aussi, nous quêtions ses conseils. Et pour ma part, que cette confidence me soit permise, je n’ai pu accomplir la tâche qui m’était confiée que parce qu’il m’a tenu la main, guidée, indiqué à tout instant les choix à faire, la voix droite. Tout homme est responsable de lui-même mais pouvoir se tourner vers celui qui est un juste, au sens absolu du terme, aide à vivre. Il y a trois ans l’Académie a perdu son pasteur, aujourd’hui elle se sépare de cette haute conscience, nous sommes désormais désespérément orphelins.
Mais Pierre Moinot fut aussi dans le dernier quart de sa vie tout entier donné à l’Académie, et c’est l’académicien que je veux à présent évoquer. Il est diverses manières de vivre une vie d’académicien. On peut certes se contenter d’assister aux séances plénières et de siéger en costume sous la Coupole les grands jours. Mais l’institution, pour exister, requiert des siens un immense travail de chaque instant.
Pierre Moinot fut l’académicien qui assuma toutes les responsabilités et toutes les obligations. Membre de la Commission administrative, de maintes commissions littéraires ; son bilan au chapitre de notre annuaire, intitulé travaux académiques, est l’un des plus fournis qui soient.
Mais c’est de sa place au sein de la Commission du Dictionnaire que je veux surtout parler. Cette Commission qui réunit chaque jeudi matin quelques membres exceptionnellement dévoués de l’Académie en est, d’une certaine manière, le cœur. Pierre Moinot en fut durant des années un membre irremplaçable. Non seulement il avait un sens inné de la langue, une rigueur alliée à une juste compréhension de la nécessité pour la langue de marcher avec son temps sans se corrompre pour autant, mais il savait tous les mots de la nature, tous les mots du travail de l’homme, des outils que sa main avait depuis la nuit des temps inventés et utilisés. Avec lui c’était l’homme artisan total de son existence, l’homme au cœur de la nature qui habitait notre Dictionnaire. De son enfance dans le marais poitevin, de l’enseignement de ses parents qui avait transmis un savoir inépuisable à des générations d’enfants, Pierre Moinot nous faisait chaque jeudi matin le don. Et lorsqu’il y a environ un an son souffle paralysa ses mouvements, que ses yeux défaillants le contraignirent à recourir à une énorme loupe, il refusa de se soumettre. L’insoumis de 1940 était devenu l’insoumis des maux de l’âge. Non content de continuer à guider l’Académie au sein de la Commission administrative qu’il présida jusqu’au bout, Pierre Moinot décida qu’à défaut de pouvoir rejoindre la Commission du Dictionnaire le jeudi matin, il travaillerait pour elle, à domicile, préparant à l’avance le texte que ses confrères allaient étudier. Ce travail il l’accomplit chaque semaine, jusqu’au dernier jour de sa vie, puisque jeudi dernier nous nous sommes penchés sur les remarques notées par lui quelques heures avant sa mort. Ainsi, le corps souffrant, condamné à l’immobilité, son esprit a continué à guider ses confrères en participant, ô combien activement ! à leurs travaux jusqu’à ce mardi fatal où il nous a quittés. Quel autre académicien aura ainsi servi la Compagnie jusqu’à son dernier souffle ?
Dans les dernières semaines de son existence il formulait trois vœux : continuer à travailler au Dictionnaire, et il y aura réussi. Célébrer le soixantième anniversaire de son mariage, cela aussi il l’aura réussi il y a quelques jours à peine où, entouré de ses enfants et de leurs enfants, il pouvait dire à Madeleine, cette femme exceptionnelle par l’intelligence, le courage et l’espérance, ce que disait Saint-John Perse dans Chanté par celle qui fut là :
« Écoute, écoute, ô mon amour
Le bruit que fait un grand amour au reflux de la vie. »
Enfin il souhaitait voir, toucher de ses mains son dernier livre, un recueil de nouvelles écrites il y a peu et pour lesquelles il mobilisa ses dernières forces. Cette joie, il ne l’eut pas. Ces nouvelles ne sont pas encore parues mais pour nous tous, bientôt, elles seront un signe que Pierre Moinot nous adressera de cet au-delà, de la nature qu’il aimait par-dessus tout et dans laquelle il va maintenant se fondre.
Il connut encore une dernière joie, celle qui rassemblait ses deux vies, celle du magistrat et celle de l’écrivain, et dont je veux rendre grâce au président Philippe Seguin, aussi sensible que moi à l’unité profonde de cette destinée exceptionnelle.
Pour fêter le bicentenaire de la Cour des comptes, le président Seguin a voulu que soit constituée, ex nihilo, une bibliothèque des magistrats rassemblant les écrits de tous ceux qui ont exercé le métier de juge des Comptes depuis la création de l’institution en 1807. Ce fonds unique a reçut le nom de Pierre Moinot qui est, à ce jour encore, le seul magistrat accueilli par l’Académie française et qui illustre, écrit le premier président de la Cour des comptes dans son introduction, « le mariage entre service de l’État et création personnelle ». Pierre Moinot a écrit dans le magnifique livre-catalogue de ce fonds sa fierté et son bonheur d’un tel choix et agrémenté, selon son habitude, sa signature du petit moineau sur la branche, sa devise et son salut à la liberté.
C’est encore à Saint-John Perse que je voudrais emprunter ma conclusion lorsqu’il interpelle le grand âge, non celui de l’État civil mais celui où la mort s’approche de nous :
« Grand âge, vous mentiez : route de braise et non de cendres… Le temps que l’on mesure n’est point la mesure de nos jours.
Grand âge, nous voici. Rendez-vous pris, et de longtemps, avec cette heure de grand sens.
Grand âge, nous voici et nos pas d’homme vers l’issue. C’est assez d’engranger, il est temps d’éventer et d’honorer notre aire.
Grand âge, nous voici. Prenez mesure du cœur d’homme.»
Le grand âge pour Pierre Moinot fut celui de la maladie qui le contraignit à regarder la mort en face, en stoïcien, comme il avait toujours vécu. Il savait lui, à qui tout avait longtemps souri, que la lumière et l’ombre se côtoient, que ce qui naît contient la mort, que la noblesse de l’homme est de l’accepter. N’est-ce pas le titre admirable d’un de ses derniers livres, celui sur lequel nous devons le quitter, Le matin vient et aussi la nuit ?
Pierre, notre ami, notre frère, voici venue la nuit, mais nous savons tous que si elle recouvre les choses, elle n’enferme pas l’esprit. Le vôtre va désormais nous accompagner partout et toujours.
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* décédé le 6 mars 2007