Hommage au R. P. Carré*
« Les manières de mourir ne se ressemblent pas. Je pense à la mort d’un ami disant « Je vais voir Dieu » ; et à d’autres morts sans lumière. Il y a des morts pleines de certitudes et d’autres pleines d’incertitude ».
C’est ainsi que commençait l’homélie prononcée par le Père Carré lors de l’enterrement de Marcel Arland. À relire ces phrases, comment ne pas songer à un étonnant dialogue entre leur auteur et Jean Guitton qui l’avait reçu sous la coupole en février 1976 ? À Jean Guitton lui disant son angoisse de la mort et l’interrogeant « et vous, en avez-vous peur aussi ? », le Père Carré souriant de ce sourire ineffable venu de l’intérieur qui illuminait son regard et le faisait paraître encore plus bleu, répondit tranquillement : « Non, je n’ai jamais, même enfant, craint la mort. »
Pour les académiciens, réunis ce jour-là autour de ces deux hommes partageant la même foi et pourtant si différents, quelle invitation à réfléchir, à prendre conscience qu’en effet pour tous, il n’était en définitive qu’une question, celle que sainte Thérèse de Lisieux avait déjà posée : « Comment vais-je faire pour mourir ? » Et le héros du Roi se meurt, de notre confrère Ionesco, lui faisant écho : « Vous tous, innombrables qui êtes morts avant moi, aidez-moi. Dites-moi comment vous avez fait pour mourir, pour accepter. »
Nous devons à l’Académie, notre famille, celle du Père Carré, ces moments exceptionnels qui nous ont incités à nous poser de telles questions. C’est que l’Académie est une famille d’un type tout à fait particulier, unique dans notre société, et probablement inconnu ailleurs. Le Père Carré l’avait définie alors qu’il recevait sous la Coupole un homme infiniment proche de lui par la foi — n’avait-il pas rencontré Dieu ? — et par le rôle joué durant la guerre, André Frossard. À l’instant d’achever son discours, c’est sur le lien entre cette famille et la mémoire de ses morts que le Père Carré avait choisi d’insister : « Un jour où l’un des nôtres nous quittera, vous comprendrez à quel point est fort ce qui nous unit. Des groupements, des sociétés, des organismes de toutes sortes parlent de la famille qu’ils composent. Vous n’entendrez guère employer ici ce terme, mais vous reconnaîtrez sa justesse, non seulement lors de ce départ auquel je viens de faire allusion, mais par la suite, quand vous regarderez la place où vous aviez l’habitude de stationner quelques instants avant ou après nos séances. Certes, nous ne sommes jamais que de passage dans une institution, fut-elle prestigieuse. Mais il est beau que ce passage soit accompagné comme aujourd’hui, d’allégresse, et un jour, de vrai chagrin. »
Qu’il me soit permis d’inverser cette dernière phrase. Pour l’Académie tout entière, ces jours marqués par la disparition du Père Carré sont des jours d’un immense chagrin que réveillera à chaque instant le regard que nous jetterons sur sa place vide en séance.
Mais aussi, sa présence à l’Académie, depuis le jour où il fut élu, fut pour nous tous une source constante d’allégresse. C’est ce presque tiers de siècle de vie académique du Père Carré que je veux à présent évoquer.
Il avait été élu en juin 1975, au 37e fauteuil, qui lui convenait étonnamment. Bossuet en avait été le second titulaire et, sur dix-huit académiciens qui depuis 1635 y siégèrent, huit ont porté l’habit ecclésiastique. Le Père Carré y succédait à deux cardinaux, Eugène Tisserand, orientaliste éminent, et Jean Daniélou, venu de la Compagnie de Jésus. L’éloge qu’il fit de son prédécesseur annonçait déjà une part du rôle qu’il allait jouer pendant ces décennies dans notre Compagnie, panser les plaies, remettre chaque événement, chaque idée à sa véritable place. À une Académie profondément blessée par les polémiques entourant la mort de l’un des siens, le Père Carré sut dire les paroles qui mettaient fin aux rumeurs odieuses et la consolaient. « Quand nous agissons dans le sens de la volonté de Dieu, dit-il, citant son prédécesseur, quelque chose chante en nous. » Cette musique de l’âme a toujours tenu dans la vie du Père Carré et dans le regard qu’il jetait sur le monde une place essentielle. N’a-t-il pas intitulé un tome de son journal : Vient le temps de chanter ?
La volonté de comprendre l’autre, de le réconcilier avec lui-même, on la retrouve dans le discours qu’il consacra à Ernest Renan lors d’une séance publique des cinq Académies, tenue à la mémoire de celui que Maurice Schumann appelait « le Patriarche des sceptiques et des dilettantes ». Le Père Carré repoussa l’image d’un athée militant, pour ne retenir que son âme religieuse, s’appuyant sur une phrase de Renan, pour qui, « même disparue, la Foi a ceci de particulier qu’elle agit encore ».
Une fois élus, les académiciens ont toute liberté pour décider quel part de leur temps et quels efforts ils consacreront à la Compagnie. À cet égard, le Père Carré fut un académicien exemplaire, ne reculant jamais devant ce que nous nommons les « travaux académiques », pour lesquels il n’est pas toujours aisé de trouver un volontaire, un confrère disponible. Il prit la parole lors de la réunion des cinq Académies pour parler de Montesquieu, comme il l’avait fait pour Renan. Mais, surtout, il s’adressait volontiers à ses confrères lors des séances annuelles de la Compagnie. Il le fit en 1978 pour évoquer le Père Lacordaire, son frère dominicain, qui comme lui avait siégé sous la coupole en robe blanche et qui lui fut dès sa jeunesse studieuse à Sainte-Croix, un maître. Mais avec quelle chaleur il évoquait aussi le Cardinal de Richelieu, fondateur de l’Académie, dont il saluait l’œuvre d’« auteur spirituel » et une Foi qui transforma, dit-il, « un abbé de Cour sans vocation en apôtre ». Quel souci de comprendre, de faire comprendre et aimer les autres.
Parce qu’il avait été l’aumônier des artistes, qu’il avait connu et soutenu nombre d’entre eux, il se plut un jour sous la Coupole à convaincre ses confrères que dans chaque homme un comédien sommeillait. Les discours de réception, enfin, exigent de celui qui les assume un travail considérable, pour s’approprier l’œuvre du nouvel élu ; pour approfondir sa personnalité. Loin d’hésiter devant ces tâches il en fut heureux et c’est ainsi qu’il accueillit Pierre Moinot et André Frossard.
Ces occasions de s’adresser à ses confrères étaient pour lui des moments de joie, qu’il appréciait d’autant plus qu’ils avaient pour contrepoint, il y insistera toujours, les moments de chagrin. Notre cher confrère n’oubliait jamais le mot d’un oratorien qu’il estimait au point de l’inscrire sur la liste des « maîtres que Dieu m’a donnés », titre de son dernier ouvrage. Élu en 1867 au 33e fauteuil, le Père Joseph Gratry disait : « On est toujours prêtre, même quand on devient académicien. » Académicien, le Père Carré fut notre aumônier. Mais avant d’évoquer cette part de sa vie académique, je veux encore m’arrêter sur un autre aspect de son activité parmi nous, moins connue que ses magnifiques interventions sous la Coupole, lorsque son talent oratoire se déployait, donnant aux mots leur sens le plus précis, le plus complet, mais aussi une dimension inédite. Je veux parler ici du dictionnaire auquel la Compagnie travaille depuis presque quatre siècles en séance certes, mais aussi au sein d’une commission restreinte à laquelle le Père Carré appartint jusqu’à sa dernière heure. Sans doute, durant les toutes dernières années il ne pouvait participer physiquement à nos travaux. Oh, si on l’avait laissé faire, il serait encore venu s’asseoir parmi nous. Mais le sachant si fragile, et soucieux de le garder aussi longtemps que Dieu le permettrait, c’est chez lui que nous le consultions sans cesse sur la signification d’un terme, sur ses changements, sur une expression théologique. Jusqu’à la fin de sa vie aussi il lisait, proposait des ouvrages qu’il jugeait dignes d’être primés. Il donnait son avis sur les élections à venir, suggérait des candidats possibles. En un mot, il prenait toujours part activement, inlassablement à la vie de l’Académie.
Qui pourra jamais oublier sa présence souriante dans la salle de séance ? Ou dans la salle où travaillaient nos commissions ? Qui cessera d’entendre dans son cœur ses interventions si savantes et souvent teintées de malice ? Le Père Carré était joyeux de nature et sa présence parmi nous apportait toujours cette note de gaieté, de lumière dont de nombreux titres de ses ouvrages portent témoignage : Quand arrive le bonheur, Chaque jour je commence. Il savait par cœur l’appel que le Pape Pie lance à Orion dans Le Père humilié de Claudel et dont il aimait souligner cette phrase : « Fais-leur comprendre qu’ils n’ont d’autre devoir au monde que la joie ». Peut-être pour comprendre cette aptitude à la joie, ce feu qui le brûlait, faut-il songer à sa mère, aveugle de naissance, qui jamais ne vit son fils et dont il évoquera toujours la Foi et la joie de vivre. N’est-ce pas en pensant à elle qu’il intitula l’un de ses ouvrages : Les Yeux illuminés du cœur ?
Mais notre maître en théologie fut aussi le pasteur du troupeau académique. Il le fut aux heures heureuses : il mariait les académiciens, baptisait leurs enfants et petits-enfants pour ceux qui en avaient le désir. Mais aux heures sombres, quand venaient les épreuves physiques ou morales, le moment du grand départ, il était encore davantage présent. Combien d’homélies a-t-il prononcées pour accompagner ses confrères vers la vie nouvelle qui s’ouvrait à eux ? Ceux qui ont bien connu le Père Carré savent combien il souffrait de ces séparations dont il était le témoin et où si souvent, il tint la main du confrère mourant pour le rassurer, pour qu’il ne fut pas seul. S’il a si bien dit à André Frossard ce qu’était notre chagrin devant la place laissée vide par un confrère disparu, c’est parce qu’il a intensément vécu, pris part, plus qu’aucun d’entre nous, à chacun de ces départs.
Pasteur du troupeau, le Père Carré le fut de maintes manières car le troupeau était divers. Il rassemblait ceux qui relevaient de son Église, les catholiques, mais aussi ceux qui appartenaient à d’autres Églises, ceux qui avaient la Foi, ceux qui ne l’avaient pas, ceux qui la rejetaient ou doutaient. Pour le Père Carré, pas de différences entre eux, ils étaient tous ses frères. Il fut ainsi l’ami, le confident, je crois pouvoir dire même le chapelain personnel de l’orthodoxe Eugène Ionesco qu’il accompagna jusqu’à la fin de son existence. À lui seul il avait accompli la réunion des Églises séparées.
Croyants ou non, tous les académiciens à un moment ou un autre, régulièrement ou non, allaient vers le Père Carré pour se confier à lui, et parfois tout simplement pour parler avec lui. Il les écoutait tous, guidait ceux qui le souhaitaient, ne cherchant jamais, même aux derniers instants d’une vie, à convertir, à imposer Dieu. La compassion et l’amour des autres auront présidé à ces relations exceptionnelles dont nous fûmes tous les bénéficiaires.
Dans les années 1990, son âge et sa fatigue l’inquiétèrent, non pour lui mais pour son troupeau. Il craignit alors de ne pouvoir suffire à sa double tâche d’académicien-prêtre et il souhaita que le Cardinal Decourtray vînt le rejoindre à l’Académie. Son élection en 1993 au 4e fauteuil — occupé jadis par Massillon — où il succéda au Professeur Hamburger que le Père Carré aimait infiniment, fut à ce dernier une très grande joie, dont son journal porte témoignage. Il se plaisait à souligner le caractère exceptionnel de la cohabitation de deux hommes de robe à l’Académie, comme cela avait été le cas dans les années soixante du XIXe siècle lorsque Monseigneur Dupanloup était présent sous la coupole pour assister à la réception d’un dominicain revêtu de la robe blanche de son ordre, le Père Lacordaire, accueilli par Guizot. Hélas ! un an après son élection, le primat des Gaules disparaissait, nous laissant le souvenir d’une personnalité rayonnante mais que nous n’avions pas eu le temps de connaître vraiment. C’est le Cardinal Lustiger qui le remplacera, c’est à lui que le Père Carré confie aujourd’hui son troupeau.
Citant Bossuet, notre cher Père, rappelait que « nous savons que nous devons mourir, mais nous n’y croyons pas », et il ajoutait « nous sommes obligés d’y croire peu à peu, ne fût-ce que par la disparition de ceux qui nous entourent. À l’Académie, l’une des souffrances est de voir s’en aller tour à tour ceux qui étaient devenus nos compagnons. » Cette vérité permanente, nous la ressentons durement aujourd’hui, mais le chagrin ne doit pas nous faire oublier ce que le Père nous a enseigné par ses écrits, son exemple, son sourire : l’espérance. En regardant désormais sa place vide en séance, c’est à cette espérance qu’il plaçait si haut, que nous devrons nous raccrocher, et ne pas oublier les paroles de Monseigneur Ghika par lesquelles le Père concluait une homélie : « Je ne m’appelle pas mort, mais accueil, mais vérité, mais port de l’océan de Dieu, mais vie, mais début du sans fin. »
L’ordre des Dominicains et l’Académie ne furent pas ses seules familles. Entre les deux, pour des raisons de chronologie, s’en glisse une troisième, que le Père n’évoquait qu’à mi-mots, pudiquement, surtout pour célébrer le courage des autres, jamais le sien, c’était la Résistance. Dès que la France fut envahie, le jeune religieux choisit son camp. L’Allemagne nazie, qu’il avait commencé à comprendre dès 1938, lui était inacceptable. Elle avait pris la France en otage. Elle se réclamait d’une idéologie contraire à tout l’enseignement du Christ. Elle était fondée sur le mépris de l’homme et prétendait maîtriser les consciences, les soumettre à sa volonté. Un prêtre ne prend pas les armes, le Père Carré en était convaincu. Mais il savait disposer d’armes infiniment plus puissantes que celles qui servent à tuer — le courage et la charité — grâce auxquelles il allait s’employer durant quatre années dangereuses à sauver des hommes menacés. Il viendra à leur secours dans les prisons où le régime né de la défaite les maintenait, même lorsqu’ils étaient fort éloignés de sa foi comme Paul Reynaud et Georges Mandel. Il ne se contentait pas de réconforter, il aura eu une activité inlassable et multiforme au service de la résistance. Il recueillait et transmettait des messages à l’armée des ombres ; il cachait des persécutés : des Juifs dont le salut n’a tenu qu’à lui, des évadés, des parachutistes tombés en terrain ennemi. Il guidait vers la liberté ceux qui voulaient combattre hors de France. Il fut lui-même traqué, n’échappant à ceux qui le poursuivaient que par un pur miracle. À ses côtés, partageant avec lui tous les dangers, sa sœur Geneviève, une héroïne à la manière de la Sainte dont elle portait le nom, disparue peu avant lui, participait au même combat, qui permit à la résistance d’être efficace et aux résistants de survivre. Est-il possible d’oublier le récit, cher au Père Carré, de la rencontre de cette femme exceptionnelle, qui lui fut si proche, avec un soldat allemand ? Elle transportait ce jour-là dans le landau de son dernier-né, dissimulées par ce petit corps, des armes destinées à la résistance. L’Allemand, ému par le spectacle de cette fragile jeune femme poussant difficilement le lourd landau, le lui enleva autoritairement des mains pour la soulager. On imagine la terreur de Geneviève et celle, rétrospective de son frère ; et les remerciements qu’ils adressèrent ensuite à Dieu dont la protection miraculeuse évita que cette rencontre singulière ne tourne à la tragédie. Si le Père Carré aimait tant conter cet épisode, cocasse après coup, c’est qu’il en résumait d’innombrables autres où le frère et la sœur avaient maintes fois frôlé la mort. Mais c’est le seul courage de sa sœur qu’il aimait évoquer, taisant obstinément le sien. C’est au titre de la Résistance que le Père Carré recevra la croix de guerre et la légion d’honneur, dont il deviendra dignitaire — grand officier — il y a un an. Ce lui fut une joie qu’il accueillit avec son humilité habituelle, me disant dans un sourire ineffable : « Cette dignité, ils sont si nombreux à l’avoir méritée ; et Geneviève d’abord. » S’il ne parlait guère de ses actes de courage, le Père retrouvait périodiquement un petit groupe discret de héros de l’ombre, à son image. Ils se nommaient les 22, quatre d’entre eux étaient membres de l’Académie française. Venus de tous les horizons, de convictions diverses voire opposées, ils n’étaient pas des anciens combattants radoteurs, mais simplement des hommes qui avaient partagé le même combat et qui tout au long de leur vie porteront témoignage de leur amour pour leur patrie, un mot qui sans eux pourrait être en voie de passer de mode.
Le jour où le Père Carré reçut les insignes de sa dignité des mains de notre confrère Maurice Druon, fut aussi marqué par la célébration du 70e anniversaire de son ordination. Autour de lui ses trois familles — ses frères dominicains, les académiciens, de grandes figures de la Résistance — étaient rassemblées dans une même prière et dans un même élan de joie. Cette réunion exceptionnelle se tint dans un beau château de Normandie, où des amis généreux, attachés à entourer ses dernières années l’avaient accueilli, lui et celle qui veillait sur lui, Raymonde Leduc. Ils nous avaient tous accueilli ce jour-là. C’est là que notre cher Père Carré a choisi de mourir. D’une certaine façon c’était sa quatrième famille.
Au moment de conclure, laissons parler le Père Carré :
« J’ai eu comme tout le monde des épreuves dans ma vie. Je me suis efforcé bien souvent de porter les épreuves des autres. Mais comment ne serait-elle pas brûlante en moi cette certitude qui m’a littéralement transpercé le cœur, un jour où je priais dans notre chapelle, la certitude que je suis aimé par Dieu, que nous sommes aimés par Dieu, tous. C’est ce qui explique qu’un de mes confrères ait pu me dire « bien sûr on vous a élu sous la Coupole pour plusieurs raisons. Mais si maintenant il fallait le faire, on vous élirait simplement à cause de votre joie. »
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* décédé le 15 janvier 2004