Discours prononcé à l’occasion du tricentenaire de la mort de Bussy-Rabutin

Le 9 avril 1993

José CABANIS

Tricentenaire de la mort

du comte Roger de BUSSY-RABUTIN

 

L’honneur qui m’est échu d’être ici me vient d’un fauteuil, où j’aurais pris la place de Bussy-Rabutin. À dire vrai, si l’Académie me fut toujours chère, je ne m’étais pas soucié de savoir quel en était le numéro d’ordre. Je m’y suis intéressé grâce à vous. La Providence, qui veille sur les rats de bibliothèque, dont je suis, et alors que je dépouillais d’anciennes revues dans une tout autre pensée, a mis sous mes yeux le Mercure de France du 1er juillet 1920, où dans la « Revue de la Quinzaine » évoquant l’élection d’Henry Bordeaux (en fait élu dès 1919), m’est apparue une note intitulée : « Le vingtième fauteuil. » je fus ravi, puisque j’allais enfin être renseigné. Un témoin très autorisé en disait l’histoire. Cette notule, la voici, qui me fit bientôt déchanter.

*
*   *

Le vingtième fauteuil. Peut-être n’est-il pas trop tard pour parler encore de M. Henry Bordeaux, l’illustre disciple de Georges Ohnet, et qui remplaça Jules Lemaître à l’Académie française.

M. Henry Bordeaux occupe le vingtième fauteuil dont les seuls titulaires éminents furent le prédécesseur immédiat de l’auteur des Yeux qui se ferment et, en 1665, le mémorialiste de l’Histoire amoureuse des Gaules, Roger de Bussy-Rabutin.

C’est qu’en effet, comme le dit M. Robert Régnier, l’huissier-chef du Palais Mazarin, « le vingtième fauteuil est un fauteuil sacrifié. Il n’a jamais été occupé jusqu’ici (hormis Bussy-Rabutin et Lemaître) que par des Immortels qui, à l’Académie, « font le vingtième », comme au jeu de bridge, quelqu’un « fait le mort ».

Qui connaît aujourd’hui les œuvres de Perrot d’Ablancourt, auteur de traductions justement nommées, dit le Petit Larousse qui est seul à les connaître encore, « les belles infidèles » ; Jérôme Bignon, qui n’eut d’autre titre que celui « d’enfant d’honneur de Louis XIII » ; du Chastelet, l’abbé Bignon, de Bréquigny, que le Petit Larousse ne connaît même plus, Ponce-Denis Ecouchard-Lebrun, que les vieux manuels de rhétorique appelaient « le Pindare français », tout simplement ; Raynouard, cet académicien qui écrivit un jour à Victor Hugo : « Je fairai avec plaisir votre connaissance », etc. ?

Mais, comme le fait remarquer le sagace huissier de l’Institut, ne dit-on pas : « Jamais deux sans trois » ? Il y a déjà eu, pour ce fauteuil, Bussy-Rabutin et Lemaître ; il y aura bien, quelque jour, un troisième écrivain à cette place.

*
*   *

Ce troisième écrivain, espéré par le chroniqueur du Mercure de France qui n’était pas aimable pour Henry Bordeaux, nous savons maintenant que ce fut Thierry Maulnier auquel j’ai eu l’honneur de succéder. À mon tour, ainsi que le disait M. Régnier, huissier-chef du Palais Mazarin il y a soixante-dix ans, je me risque donc à « faire le vingtième » à l’Académie, comme au bridge « on fait le mort », exhalant peut-être aujourd’hui un de mes derniers soupirs, mais avec joie.

Le jugement sévère de cet éminent témoin invite à s’interroger sur les choix de l’Académie : toute interrogation est bonne, qui donne à penser, quel qu’en soit le prétexte, fût-il dérisoire. Ce fauteuil, qui grâce à lui ne fut pas totalement sacrifié, à quel titre Bussy-Rabutin y fut-il appelé ?

En 1665, il a quarante-sept ans. S’il a fait carrière dans l’armée, passant d’un camp à l’autre sous la Fronde, et finissant par chance dans celui du roi, il ne s’est pas acquis une gloire telle que l’Académie ait voulu distinguer un chef illustre. Turenne, qui ne l’aimait guère, aurait déclaré : « M. le comte de Bussy est le meilleur officier de l’armée pour les chansons. » Saint-Simon le dira en revanche « très brave à la guerre », mais parlera sans indulgence de « la vanité de son esprit » et de « la bassesse de son cœur », comme de ses « fades et pédantes lettres ». Saint-Simon n’a jamais été un juge objectif, et les grâces faciles et élégantes de Bussy-Rabutin ne pouvaient que lui déplaire. Bien avant le choix de l’Académie, la réputation du comte de Bussy était controversée et ses frasques jugées coupables, à une époque où le libertinage était toléré, à condition de ne pas manquer à la bienséance. Il avait connu une première fois la Bastille, cinq mois, après une idylle avec une très jeune et très jolie comtesse de Bourbon Busset, qui l’avait conduit à délaisser son régiment. Celui-ci en avait profité pour piller le pays. Lorsqu’il eut trente ans, l’enlèvement d’une charmante veuve, sans résultat heureux pour lui mais qui avait eu les apparences d’un rapt, causa un premier vrai scandale.

Ce fut pire, quelque dix ans après, quand le bruit se répandit d’une nuit de débauche, en temps de carême, dans une maison de campagne de Roissy. On prétendit que ses joyeux compagnons avaient baptisé des grenouilles, puis un cochon de lait qu’ils avaient mangé. La reine mère « en témoigna un grand ressentiment », rapporte Mme de Motteville. Bussy-Rabutin se défendit en disant, en propres termes, que depuis vingt-cinq ans il n’était pas « fort délicat sur la dévotion », mais que personne n’était « moins impie ».

Il fut exilé quelques mois dans ses domaines de Bourgogne, avant d’être admis à reparaître parmi les gens tenus pour honorables. Il devait écrire à Mme de Sévigné : « Je veux des hauts et des bas dans ma vie », et son existence avait été jusque-là agitée à souhait. Ce n’est donc pas une sage conduite que l’Académie avait entendu honorer.

Était-ce l’écrivain ? La Carte du Pays de Braquerie a l’apparence d’un pastiche de la Carte du Tendre, mais où la galanterie est moins raffinée : les fleuves se perdent dans la mer du Cocuage et les localités qu’ils arrosent ne sont autres que des dames connues qui volontiers se laissent investir, et passent sans états d’âme d’un gouverneur à l’autre. On attribua à Bussy-Rabutin, sans doute à juste titre, des couplets ponctués d’alléluias ! qui furent chantés lors de l’affaire de Roissy, riches de traits orduriers décochés à Mazarin, à la reine mère et au roi lui-même. Les mœurs du temps de la Fronde n’avaient pas été sévères, et on était loin de l’austérité de la fin du siècle. Mazarin dit cependant à Bussy-Rabutin de prendre garde : « Les dévots sont alertés. » Il est vrai que ses Maximes d’amour, sortes de stances précieuses dans le goût de l’époque, ne déplurent pas à la Cour. On disait que le roi et Mme de La Vallière les avaient lues et savourées ensemble.

Le bruit courait aussi que Bussy-Rabutin avait composé des portraits, qui deviendront l’Histoire amoureuse des Gaules, où même sa cousine, Marie de Rabutin, devenue marquise de Sévigné, n’était pas épargnée, il est vrai avec beaucoup de talent, et pas davantage « ses meilleurs amis et les personnes de la Cour les plus irréprochables », dit Saint-Évremond. Il avait ainsi une réputation de bel esprit reconnue même par le roi, mais pas de tout repos, ce que l’Académie n’a jamais recherché.

Il ne fut nullement surpris de l’honneur qui lui était fait, et pensait plutôt en faire beaucoup lui-même à l’Académie. Après quelques compliments obligés, il regarda d’un peu haut ceux qui l’avaient accueilli. Il s’estimait homme de guerre, seule gloire digne d’admiration, et surtout grand seigneur, issu qu’il était de la meilleure noblesse de Bourgogne. Il avait trouvé naturel d’être colonel à vingt ans, et Mme de Sévigné lui parlera de « sa hauteur ». Il remettait à sa place qui osait en user avec lui sans le respect qu’on doit, disait-il, à « un homme comme moi ». Il se réjouira de voir des écrivains à l’Académie, occasion de marquer à nouveau ses distances : « Il faut toujours y laisser nombre de gens de lettres, observera-t-il, quand ce ne serait que pour achever le dictionnaire, et pour l’assiduité. Des gens comme nous ne sauraient en avoir en ce lieu-là. »

On ne peut être plus clair et plus condescendant. Boileau était pour lui « un garçon d’esprit et de mérite » : le ton reste protecteur. Vers la fin de ses jours, Bussy-Rabutin favorisera la candidature à l’Académie de La Bruyère, et on a la lettre de remerciement de celui-ci, qui n’obtint alors que sept voix, et fut admis peu après : La Bruyère était un familier de la Maison de Condé, ce qui peut expliquer la bienveillance de Bussy-Rabutin, qui déplorait en revanche que Louis XIV eût choisi pour historiographes des gens de peu, Racine et Boileau, et non lui : « Il me paraît que les actions du plus grand roi du monde devaient être écrites par un de ses principaux capitaines. » Il eût été l’homme de qualité qui célèbre, en toute connaissance de cause, des conquêtes et des batailles, mais nullement un chroniqueur appliqué, tabellion sans panache, comme le seront nécessairement deux bourgeois, traitant ici de ce qu’ils ne connaissent pas. L’Académie avait distingué sa valeur militaire et sa haute naissance, il y était à sa place sans déroger, à la condition de n’être pas confondu avec les gens de plume qui s’y trouvent. Il leur dira : « Si j’étais à la tête de la cavalerie et que je fusse obligé de lui parler pour la mener au combat... » Tel eût été son vrai rôle, sa vraie vocation, il se plaisait à le rappeler à l’Académie.

Or à peine en fut-il que l’Histoire amoureuse des Gaules se répandit, d’abord en copies manuscrites, puis imprimée en Hollande, sans qu’il y ait mis la main, croit-on. Le règne personnel de Louis XIV commençait, dans l’ordre et la dignité. Le jeune roi aimait les plaisirs, et à son exemple on ne se contraignait guère autour de lui. Donner un tableau systématique des amours de la Cour, où des traits inventés s’ajoutaient souvent à la réalité, celle-ci si présente toutefois que la plupart des héros étaient reconnaissables, jusqu’à Bussy-Rabutin lui-même qui apparaissait enfin sous son propre nom, ce qui était comme la signature d’un témoin, c’était compromettre l’ordre établi.

Dans une note de ses Portraits littéraires, Sainte-Beuve, peu bienveillant à son habitude, parle de la « chatouilleuse prudence » de Bussy-Rabutin. On pensera, tout au contraire, qu’il fut aussi peu prudent, la plume aux doigts, qu’il fut audacieux à la guerre.

Il fut condamné pour indiscrétion, et c’est justement cela qui fait pour nous le prix des écrits qu’on lui doit. « Plaisanteries », dit Louis XIV, mais de mauvais goût et donc subversives. Aujourd’hui les scandales touchent à l’argent, c’étaient alors les mœurs qu’il ne fallait pas mettre en cause, ébruiter. Cela caractérise assez bien deux époques, et on peut rêver là-dessus.

Bussy-Rabutin resta treize mois à la Bastille, qui lui fut aussi un refuge contre la vindicte de ses modèles, avant d’être exilé en province sept années, son retour toléré ensuite pour de brefs séjours, mais jusqu’à sa mort disgracié. Quoique retiré dans ses châteaux, sa réputation de viveur le poursuivit dans son âge mûr, au point d’être soupçonné par les malveillants d’en user avec sa fille, comme Loth avec les siennes. Pure calomnie, sans aucun doute. L’Académie a-t-elle regretté son choix ? Il ne semble pas, friande qu’elle fut toujours des compétences, mais aussi de la notoriété.

Il faut dire qu’il existe plusieurs sortes de notoriétés, qui chacune a son attrait. Certaines sont consacrées par le grand public, de nos jours par les moyens dits médiatiques, journaux, radios, télévisions, au XVIIIe siècle par la Cour et la Ville, au XVIIe par la Cour seule. Ces notoriétés-là sont décoratives, il en faut, même si à la longue quelques-unes risquent de paraître peu justifiées, ce qui expliquerait les propos sévères de l’huissier-chef cité tout à l’heure. D’autres sont reconnues par les seuls spécialistes, les connaisseurs, qui distinguent ainsi leurs pairs, souvent méconnus de leurs contemporains, mais qui sont l’honneur de l’Académie et en font un corps d’élite. De quelle sorte était la notoriété, incontestable, du comte de Bussy-Rabutin ? Dieu merci, il a laissé un château superbe, qu’il a enrichi de peintures, de portraits, de sentences choisies, et son nom ne disparaîtra pas, que l’Académie après trois cents ans se plaît à célébrer.