Discours sur les prix littéraires
Par
M. Jean-Denis BREDIN
Directeur en exercice
I. Quand, en 1634, le Cardinal de Richelieu s’empara de la société des beaux esprits qui se réunissait chaque semaine chez Conrart, et décida d’en faire « un corps officiel sous une autorité publique », il donna à cette Académie française la mission « de travailler à la pureté de la langue, de la nettoyer des ordures qu’elle a contractées par le mauvais usage, de la rendre capable de la plus haute éloquence... » De cette mission, Monsieur le Secrétaire perpétuel voudra bien nous entretenir. Il nous dira, très éloquemment, ce qu’est l’état de notre langue, parait-il fort malmenée. Pour que l’Académie pût bien remplir sa tâche, le Cardinal de Richelieu lui commanda (article 26 des statuts de 1635) de composer « un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique, et une poétique ». Notre protecteur n’avait pas prévu que cette Académie s’accorderait d’autres occupations, qui deviendraient, peu à peu, fort absorbantes et ralentiraient sans doute ses travaux ordinaires : ainsi en fut-il de la création et de la célébration des Prix.
Le premier responsable de cette étrange aventure fut, on le sait, Guez de Balzac qui voulut assurer la mémoire de son nom par la fondation d’un « Prix de Dévotion », qui deviendra bientôt un prix d’éloquence, merveilleux prix récompensé d’un « lys d’or », médaille portant sur une face la tête de Saint Louis et sur l’autre cette devise de l’Académie «A l’immortalité », entourée d’une couronne de lauriers. Le prix, attribué tous les deux ans, devait traiter, en prose, l’un des thèmes proposés par l’Académie, rets que « la vraie humilité n’est pas la fausse », et plus tard « les avantages de la bonne réputation » et encore les malheurs et les inconvénients de la duplicité ». Le prix, attribué pour la première fois à Mademoiselle de Scudéry — ce que nous rappelait l’an dernier notre confrère Marc Fumaroli — le fut ensuite à des écrivains dont les noms nous demeurent familiers, tels Fontenelle, Thomas, La Harpe, et Chamfort, ce Chamfort qui, devenu académicien, dressera en 1789, à la requête de Mirabeau, un très vigoureux réquisitoire contre l’Académie, « mélange, dira-t-il, de courtisans et de gens de lettres », lieu où les discours ne sont qu’un « volumineux verbiage », une « insipide collection », mais, concédera-t-il, « la moins dispendieuse de toutes les inutilités ».
Guez de Balzac avait ainsi ouvert à l’Académie une voie nouvelle qui ne cessera de l’occuper davantage. Notre confrère Pellisson-Fontanier, second titulaire du trente-quatrième fauteuil — qui écrivit la première histoire de l’Académie et fut emprisonné pour avoir été trop fidèle à Fouquet — suivit l’exemple de Balzac et fonda un prix de poésie. Sur la médaille d’or la tête de Saint Louis était remplacée par celle de Louis XIV, et le Prix de Poésie, comme le Prix d’Eloquence, fut pour la première fois attribué en 1671. L’heureux lauréat fut alors Bernard de La Monnoye qui recevra le prix quatre fois encore, en 1675, en 1677, en 1683, en 1685 avant que l’Académie ne se décidât à l’accueillir parmi ses membres, peut-être pour interrompre cette nomination décidément inévitable.
L’éloquence ? La poésie ? La vertu aussi, bien sûr. C’est en 1783 — presque à la veille des tourmentes qui emporteront un temps notre Compagnie — que celle-ci décerna le premier de ses prix de vertu, récompensant « la garde-malade d’une pauvresse alitée » qui avait rendu à celle-ci « des services aussi tristes qu’assidus... » Des relations qui n’ont cessé d’unir l’Académie française et la vertu, et des prix qui célèbrent leur mutuelle affection, notre confrère Jean-François Revel nous parlera tout à l’heure. Il nous en révélera, peut-être, quelques secrets.
Le XIXe siècle, puis le XXe siècle ont multiplié les prix littéraires et les prix de vertu. L’Académie française, constatera le duc de Castries en 1978, distribue plus de trois cents prix, prix littéraires, prix de vertu, ou encore prix littéraires couronnant des ouvrages exaltant la vertu. Depuis lors, beaucoup de ces prix ont été regroupés. D’autres ont été créés. Mais il est vrai qu’en ce jour heureux où l’Académie proclame ses prix, elle a le sentiment de remplir l’une de ses missions, et la liste des noms et des œuvres de tous ceux dont elle a voulu célébrer le talent et le mérite, suffirait à la récompenser de son travail. Votre présence à tous est bien un « prix » que vous voulez bien accorder à notre Compagnie, tant heureuse d’avoir autrefois, grâce à Guez de Balzac, ajouté à sa vocation première celle qu’elle tente d’assumer aujourd’hui.
Achevant l’exorde de ce discours — dont Quintilien disait qu’il devait avoir pour but « de s’attirer une audience favorable » —, je m’aperçois que j’ai fort mal respecté son enseignement. J’eusse mieux fait, pour solliciter votre audience, de vous avouer sincèrement le désarroi que ressentit celui qui devait au hasard d’avoir été commis « Directeur » pour ce trimestre-ci, quand il apprit que lui revenait la mission non point seulement de célébrer la littérature, mais de désigner l’un après l’autre les heureux lauréats, d’en dire le palmarès, sans avoir ni le temps, ni le talent qui permettraient de parler sérieusement de leurs œuvres ici récompensées. Étrangement, les prix de vertu échappent à ce rituel. Il ne vous sera parlé que de la vertu, et non de ceux qui ont mérité que des prix les honorent. Tout autre est le destin des prix littéraires, qui se doivent tous proclamer. Faudrait-il en déduire que notre Compagnie aimerait davantage la littérature que la vertu ? Il ne me semble pas. Mais il est sûr que la vertu va devoir nous soutenir, dans les minutes qui viennent. Je devrai m’aider de la vertu d’humilité, car la mission imposée au Directeur, s’il voulait la bien remplir, l’obligerait à un miracle dont il n’est pas capable. Tous les lauréats dont je vais, hélas, évoquer, très vite, très peu, les grands mérites, puisque le temps nous manque pour le bien faire, devront sans doute faire appel aux vertus de bienveillance, et même d’indulgence, pour entendre si mal parler d’eux. Et tous ceux qui nous font l’honneur d’être ici présents n’auront, me semble-t-il, d’autre soutien que la vertu de patience, peut-être aussi de résignation...
II. L’Académie proclamera d’abord lauréat du Grand Prix de la Francophonie M. Jean Starobinski. Né à Genève, M. Starobinski fut professeur à l’Université de Baltimore, et à l’Université de Bâle, avant d’occuper la chaire d’Histoire des idées et d’Histoire de la littérature française à l’Université de Genève. Il est membre de l’Institut de France. L’œuvre remarquable de M. Starobinski est trop connue pour qu’il soit utile, ici, d’en rappeler les étapes. Je me permettrai seulement de citer quelques mots du rapport qu’avait rédigé, pour l’Académie, notre confrère Jean d’Ormesson : « Consacrée principalement à la critique littéraire, son œuvre a contribué puissamment à la connaissance de la littérature française. Le XVIIIe siècle constitue pour lui un champ de recherche privilégié, mais non exclusif. Ses ouvrages, de L’Œil vivant à L’Encre de la mélancolie, ses travaux sur Montaigne, sur Montesquieu, sur Diderot, sur Rousseau, sur Jouve font autorité. Jean Starobinski unit mieux que personne le savoir à l’imagination, la rigueur à l’invention et le passé au présent. Il a su donner à des études érudites un rayonnement exceptionnel qui a servi notre langue avec éclat. » Je dois à Madame de Staël d’avoir, ces derniers mois, souvent rencontré l’œuvre de Jean Starobinski, et d’en avoir reçu beaucoup de lumières. Qu’il me soit permis, si même ce n’est pas l’usage, de lui dire ici mon admiration, et sans doute notre commune admiration.
L’Académie a décerné également deux grandes médailles de la Francophonie. La première est attribuée à M. Eduardo Viveiros de Castro, professeur à l’Université fédérale de Rio de Janeiro, l’un des plus brillants anthropologues brésiliens. M. Eduardo Viveiros de Castro a plusieurs fois enseigné à Paris, et sa remarquable connaissance de la langue et de la culture françaises a fait de lui un intermédiaire naturel entre nos deux pays.
Une autre médaille est attribuée à M. Jusuf Vrioni, exemple d’un grand intellectuel francophone et francophile. Jusuf Vrioni, né à Corfou, a fait ses études en France, où son père était alors ambassadeur d’Albanie. Rentré en Albanie en 1943, il fut condamné à quinze ans de travaux forcés comme « agent de la France » par un régime tyrannique. Libéré après douze ans et demi de détention, il devint traducteur en français de nombreux textes. Ainsi nous a-t-il fait connaître et admirer l’œuvre d’Ismaïl Kadaré. Sa maîtrise de la littérature et de notre langue le destinait à cette médaille.
Le Grand Prix de Littérature, Prix Paul Morand, qui couronne l’ensemble d’une œuvre littéraire, a été attribué à M. Daniel Rondeau. Daniel Rondeau a concilié, nous rappelle, dans son rapport, notre confrère Michel Déon, « trois des passions de sa vie : le journalisme, le roman, et une propension généreuse à défendre les causes que son enthousiasme — et ce mot fut le titre de son premier livre — que son enthousiasme renonce à croire perdues ». Daniel Rondeau, guidé par l’idéalisme et le refus des abandons, s’est fait, nous le savons, le défenseur du Liban martyr, et l’historien mélancolique des villes méditerranéennes venues à leur déclin. Me permettra-t-il de lui dire que nous admirons non seulement son œuvre, mais son goût de l’aventure, et aussi sa générosité et son courage ? Au courage il a su rendre hommage par son émouvant ouvrage Des hommes libres, où il a fait témoigner pour l’histoire, reprenant les documents oraux de notre cher Roger Stéphane, les premiers volontaires qui rejoignirent à Londres le général de Gaulle et constituèrent l’avant-garde de la liberté.
Un prix récemment créé, le Prix Jacques de Fouchier, a été attribué à M. Raymond Barre, pour les œuvres qu’il a consacrées à l’économie politique, et pour l’ensemble de ses ouvrages de réflexion sur la politique nationale et internationale. Il ne saurait être question de résumer ici le destin universitaire et politique de celui qui a occupé de très hautes fonctions et est aujourd’hui député du Rhône et maire de Lyon. « Ce qui peut être le plus frappant dans la carrière de Raymond Barre, nous dit notre confrère Jean-François Deniau dans son rapport, c’est l’aptitude à exercer à la fois le rôle universitaire le plus éminent et les responsabilités les plus concrètes dans les domaines monétaire, économique, politique... » Ceux qui ont la chance d’avoir été ses étudiants émerveillés, puis ses collègues à l’Université, sont heureux de voir ce compagnon intraitable de la vérité, de la liberté, et aussi du respect de l’autre, aujourd’hui inscrit sur notre palmarès.
Le Grand Prix du Roman doit être décerné à l’auteur du roman que l’Académie a jugé le meilleur de l’année ». Il est attribué cette année à Mme Anne Wiazemsky pour Une poignée de gens. Mme Anne Wiazemsky, nous a dit notre confrère Bertrand Poirot-Delpech dans son rapport, « avait doublement de quoi nous séduire. Elle est la petite-fille de notre confrère François Mauriac, par l’encre autant que par le sang ; et son ascendance paternelle plonge dans une ancienne Russie qui a toujours fait partie de notre patrimoine ». Réfléchissant autrefois sur « L’Académie et les jeunes », François Mauriac avertissait ceux-ci : « L’Académie, disait-il, est la plus belle invention qu’aient faite des hommes au tournant de l’âge pour se défendre contre ceux qui les poussent. »
L’Académie ?, ajoutait-il, une dernière auberge avant la mort, où nous sommes assis pour vous attendre... car vous vieillissez et nous ne bougeons plus étant immortels. » Ainsi, Madame, votre grand-père m’accorde-t-il une transition. À partir du journal d’un ancêtre, vous avez merveilleusement reconstitué la vie de vos oncles, de vos tantes, dans l’ancienne Russie, et leur destin tragique. « De ces existences généreuses, nous dit encore notre confrère Bertrand Poirot-Delpech, il ne restera que des ruines et des bribes de souvenirs... La poignée de gens n’aura pas plus pesé dans l’histoire qu’une poignée de sable filant entre les doigts. » Il me revient que votre roman Canines a reçu, en 1993, le Prix Goncourt des lycéens. Du prix des lycéens au prix de l’Académie... vous enchantez tous les âges.
Le Grand Prix de Poésie a été attribué à M. René Depestre pour l’ensemble de son œuvre. Nous avons connu, aimé ses romans, Alléluia pour une femme-jardin, et surtout Hadriana dans tous mes rêves. Mais René Depestre est aussi l’auteur d’une vaste œuvre poétique ébauchée en Haïti, poursuivie à Cuba, puis reprise en France où il vit en exil depuis plus de vingt ans. « Le souvenir de son île natale, de ses souffrances, sa débordante imagination, nous dit, dans son rapport, notre confrère Michel Déon, reste le trait dominant de son œuvre mais son inspiration est aussi profondément française. » Comme Rimbaud, son compagnon des routes poétiques, il s’en est allé, un temps, les poings dans ses poches crevées. René Depestre est un vrai poète, un vrai maître du merveilleux. La langue maniée est superbe, la voix chaude et profonde. « Enracinée dans le passé, transcendant le présent, volant dans le rêve, nous dit encore notre confrère Michel Déon, la poésie de René Depestre est un des plus purs joyaux du français que se partagent les pays qui ne nous oublient pas. » Nous sommes heureux de le célébrer.
Le Grand Prix de Philosophie est allé, cette année, au Révérend Père Adolphe Gesché pour l’ensemble de son œuvre réunie sous le titre « Dieu pour penser ». Professeur de théologie fondamentale à l’Université de Louvain où il occupe la chaire de dogmatique, le Révérend Père Gesché poursuit une méditation dont nous ne connaissons encore que les cinq premiers volumes. Notre confrère Hector Bianciotti nous dit dans son rapport que « deux thèmes sont les piliers de cette œuvre : l’oubli de Dieu en un temps où le mot même de Dieu devient absent, obsolète... et l’Homme lui-même dont l’origine est obscure et la destinée plus inconnue encore que la cause de sa venue au monde ». Le Père Gesché avoue avoir renoncé à la lecture des théologiens, pour déceler dans le roman le drame de l’homme au centre de la création. « Je vais le dire d’une façon provocante : je suis plus convaincu par un personnage de roman qui me parle de Dieu que par sainte Thérèse d’Avila. » Dieu ?
L’Homme ? « Pourquoi Dieu permet-il le mal ? » « Dieu est-il capable de l’Homme ? » Nous continuerons d’attendre du Révérend Père Gesché qu’il nous aide à méditer.
Cet autre prix de la philosophie qu’est le Grand Prix Moron, attribué à « l’auteur français d’un ouvrage ou d’une œuvre favorisant une nouvelle éthique », a été attribué cette année à Mme Anne Baudart pour son livre La Morale et sa philosophie. Ce livre, très bref, consacre une première partie aux « bâtisseurs de morale » qui volontiers dénaturent la morale, et sa seconde partie à la recherche d’une « morale sans moralisme » qui appelle au « devoir d’amour ». « Enfin un bon livre de philosophie, face aux contrefaçons des médias de tous ordres », nous a dit notre confrère Michel Serres dans son rapport. Que pourraient bien être ces « contrefaçons des médias » dont nous a parlé notre cher confrère ? Mais ce « bon livre » méritait d’être justement couronné...
Le Grand Prix Gobert, destiné à récompenser « le morceau le plus éloquent d’Histoire de France, ou celui dont le mérite en approchera le plus », a été attribué cette année à M. Jacques Heers, pour son livre Jacques Cœur, et pour l’ensemble de son œuvre. Nous savons que M. Jacques Heers, universitaire aujourd’hui professeur à la Sorbonne et directeur du département d’études médiévales, a consacré une grande partie de sa carrière à combattre le manichéisme qui a si longtemps enveloppé le Moyen Age. Bousculant, selon son habitude, les faiseurs de système », ce que nous rappelle notre confrère Alain Decaux dans son rapport, Jacques Heers nous révèle un Jacques Cœur très différent des mythes ordinairement présentés. Nous sommes ici plusieurs à avoir reçu, avec bonheur, le Prix Gobert, et du coup à avoir la faiblesse de le croire important : nous voici tous heureux de le voir attribué, cette année, à ce vrai historien qu’est Jacques Heers.
Pour avoir lu plusieurs excellentes biographies — dont celle de Jacques Heers déjà couronné — l’Académie s’est trouvée contrainte de partager le Prix de la Biographie littéraire entre trois ouvrages dont les grands mérites ont retenu son attention. M. Roger Duchêne reçoit le Prix pour sa biographie de Molière, ce Molière qui « prend enfin vie », nous dit Mme Carrère d’Encausse dans son rapport, un Molière étrange, passionnant, et que l’on ignorait. Le Prix de la Biographie littéraire est également attribué à Mme Béatrice Mousli pour sa biographie de Valery Larbaud, une biographie très vivante, remarquablement documentée et qui éclaire l’influence littéraire, souvent méconnue, qu’exerça en son temps Valery Larbaud. Le Prix est aussi attribué à M. Jean-Paul Goujon pour une biographie de Léon-Paul Fargue. Le livre ne fait pas que nous parler très bien d’un écrivain aux multiples facettes, poète, mémorialiste, chroniqueur. « C’est toute une époque, observe dans son rapport Mme Carrère d’Encausse, que le biographe nous restitue, le symbolisme, le réalisme, et tant de courants, de la Belle Époque aux années noires de l’Occupation. » Ce livre, nous dit encore Mme Carrère d’Encausse, rend un fier service à l’histoire de la littérature.
Le Prix de la Biographie historique se trouve aussi partagé, mais d’une toute autre manière. Il est en effet attribué à M. Bernard Barbiche et à Mme Ségolène de Dainville-Barbiche qui ont, ensemble, écrit une remarquable biographie de Sully. L’ouvrage, minutieusement documenté, agréablement écrit, nous fait rencontrer le véritable Sully, non ce conseiller d’Henri IV méfiant moralisateur et grincheux dont il nous fut volontiers parlé, mais, observe notre confrère Mme Carrère d’Encausse, « l’artisan, habile et compétent, d’une reconstruction économique et matérielle de la France, après de longues années de guerre civile ».
Le Prix de la Critique littéraire a été attribué à M. Michel Crépu pour son ouvrage Le Tombeau de Bossuet-. Il semble qu’aidé d’une érudition remarquable M. Michel Crépu ait renouvelé l’image de Bossuet, trop souvent enfermée par l’histoire de la littérature dans ses fameuses Oraisons. Notre confrère José Cabanis, dans son rapport, attirait l’attention de l’Académie sur « une intelligence et une clairvoyance qui éblouissent », et il est vrai qu’ayant lu ce beau livre nous ne verrons sans doute plus Bossuet comme avant.
L’Académie a attribué le Prix de l’Essai à Mme Mona Ozouf pour son livre La Muse démocratique. Henry James ou les pouvoirs du roman. Mme Carrère d’Encausse, dans le rapport qu’elle a consacré à ce livre, a fort bien dit ses mérites. Mona Ozouf a exploré une face longtemps méconnue de l’œuvre de James, observateur lucide et inquiet d’une époque qui s’achevait, redoutant, dans le monde qui venait, le règne tout-puissant de la richesse, la religion de la normalité, la suprématie des hiérarchies et des élites. Que pouvait-on espérer de cette muse démocratique, si bien connue de Mona Ozouf ? Hélène Carrère d’Encausse observe aussi le plaisir qui vient au lecteur de l’écriture de Mona Ozouf.
Il n’est sans doute pas possible de parler, même mal, de ce très beau livre, sans penser à l’œuvre de Mona Ozouf tout entière, à cette lumière qu’avec François Furet elle a portée sur la Révolution française, sur les révolutions françaises, cette lumière enfin libérée des préjugés de l’historiographie révolutionnaire. Nous ne pouvons, chère Mona Ozouf, vous remettre ce prix sans que votre pensée et la nôtre aillent à François Furet, notre confrère, notre si cher ami, parti l’an dernier. Il eût été là aujourd’hui, parmi nous, il eût été tant heureux de cet hommage que l’Académie vous rend aujourd’hui. Nous eussions observé son regard joyeux, il nous eût souri, de ce sourire qui ne ressemblait à aucun autre, ce sourire un peu moqueur et si complice. Il est absent, pour toujours, absent et tant présent, tant vivant pour nous qui ne pouvons le quitter.
Le Prix de la Nouvelle a été décerné à Mme Yasmina Reza pour son ouvrage Hammerklavier, hommage ambigu, nous dit notre confrère Jean Dutourd, à Beethoven, un ensemble de nouvelles « qui sont faites, dirait-on, avec rien ». Nous avions connu les nouvelles en trois lignes des poètes anarchistes, les nouvelles en vingt pages déguisant de brefs romans. Voici les nouvelles en deux pages ou trois, qui ressemblent, écrit Jean Dutourd, « à des feuilles de carnet, à de petites rêveries, à des instantanés photographiques ». Elles laissent au lecteur l’impression « d’avoir, tout au long, écouté une musique qui ne ressemble à aucune autre. »
Le Prix d’Académie — créé en 1970 — qui a l’ambition de « récompenser des ouvrages d’importance particulière » a été attribué cette année à des livres très différents. Ce prix récompense d’abord L’Instruction du chrétien, ouvrage écrit par le Cardinal Duc de Richelieu et destiné à « Messieurs les Diocésains de l’Evesché de Luçon », ouvrage dont Monsieur l’Abbé Delhommeau, a bien voulu réaliser une savante reproduction accompagnée d’une importante préface. Notre Compagnie ne sait pas si elle eût été autorisée par le Cardinal de Richelieu à décerner un tel prix, alors qu’il l’avait appelée à d’autres missions. Mais elle s’est crue fondée à proposer ce prix non au Cardinal mais à l’Abbé Delhommeau, qui voulut bien consacrer son temps et son talent à nous faire découvrir en notre premier protecteur moins le grand homme d’État que l’évêque, l’homme d’Église et de foi, qui mit au service de son diocèse ses qualités d’administrateur, d’« intendant du mystère de Dieu ». Un autre Prix d’Académie, qui, celui-là, n’eût pas posé de problème au Cardinal de Richelieu, a été décerné à Mme Guillemette de Sairigné, pour son émouvant livre Mon illustre inconnu, voyage à la recherche d’un père héroïque, légendaire, que l’auteur a retrouvé par l’écriture, et qui l’accompagnera désormais.
Viennent quatre prix, par quoi l’Académie tente d’échapper aux voies que lui avaient assignées ses statuts de 1635. Voici le Prix du Théâtre, attribué cette année à M. Romain Weingarten, dont beaucoup d’entre nous ont admiré des pièces audacieuses telles Les Nourrices ou Alice dans les jardins du Luxembourg. Romain Weingarten, nous rappelle notre confrère Bertrand Poirot Delpech dans son rapport, appartient à ce que l’on a appelé, un temps, « le théâtre de l’absurde », « sous sa forme la plus rêveuse, la plus poétique, la plus délicatement enfantine ».
Le Prix du Jeune Théâtre, auréolé des noms de Béatrix Dussane et d’André Roussin, qui doit récompenser « un jeune auteur dramatique », a été attribué, cette année, à M. Jean-Marie Besset, dont les pièces sont jouées à Paris, à New York, à Londres, qui a traduit de l’anglais de nombreuses pièces, et a adapté, en anglais, plusieurs pièces françaises. Né à Carcassonne, partageant son temps entre New York et la France, ce talentueux dramaturge travaille fort utilement au rayonnement de la langue et de la littérature françaises.
Le Prix du Cinéma, Prix René Clair, est attribué à M. Costa Gavras. Il serait très présomptueux de prétendre commenter l’œuvre de Costa Gavras, inégalable metteur en scène de l’histoire contemporaine, de la vie de notre Europe. Quand nous prononçons son nom, tant de souvenirs bouleversants nous reviennent : Z, L’Aveu, État de siège, Section spéciale, Missing, Music Box... Je ne sais si la présence de son nom à notre palmarès après Sautet, Lelouch, Losey, Truffaut, Schoendoerffer, Rohmer et bien d’autres, peut l’honorer, mais assurément elle honore notre Compagnie.
Enfin, la Grande Médaille de la chanson française, qui atteste à sa manière la diversité des préoccupations de notre Académie, est remise cette année à M.C. Solaar Honorant le rap, ce qui n’a pas manqué d’étonner, notre Compagnie atteste qu’aucune forme de l’art ne lui est étrangère. M.C. Solaar est distingué pour «l’ensemble de ses chants poétiques » dont certains, tels Prose Combat et Paradisiaque ont connu un grand succès. Nous avons eu la chance de lire, dans un journal fort averti, un dialogue réunissant notre cher Secrétaire perpétuel et ce fameux rappeur. Tous deux s’accordaient pour affirmer la primauté des lettres françaises. « Le rap est un renouveau de la poésie », disait notre Secrétaire perpétuel, et M.C. Solaar lui répondait que le rap lui était venu «grâce aux bons profs de français » qui l’avaient intéressé à la poésie, «grâce aux Lumières, à Rimbaud, à Prévert ». Et voici que je puis revenir, par un détour, à François Mauriac. « Mes jeunes amis, écrivait-il, vous nous rejoindrez à notre longue table verte. Dans cette dernière auberge avant la mort... nous sommes assis pour vous attendre. » Du romantisme au Parnasse, puis au rap, pourquoi pas ?
III. Puis-je tenter de rassurer ceux qui auraient encore la patience de m’écouter, soutenus peut-être par une infatigable courtoisie, ou par la vertu de résignation que j’évoquais tout à l’heure, ou encore par la difficulté qu’il y a à s’endormir quand une voix monotone trouble votre tranquillité ? La tradition veut que les prix qui vont être cités maintenant ne soient pas commentés. Pourtant ils récompensent souvent des œuvres fort importantes. Mais ceux qui les reçoivent auront le plaisir d’entendre leur nom seulement proclamé sans que viennent ensuite de maladroits compliments. Est-il permis d’envier les auteurs dont les œuvres seront ainsi préservées des mots qui les résument et souvent les trahissent ?
Voici donc ce qui n’est que l’appel des lauréats, en ce jour de la distribution des prix, qui évoque les temps anciens où, au lycée, nous attendions le moment d’entendre soudain notre nom, de monter sur l’estrade, timides ou triomphants, de recevoir nos livres, ou au contraire de rester tristement à notre place, sans que rien ne nous appelle, guettant parfois le regard désolé ou réprobateur de ceux qui étaient venus pour nous applaudir.
A. Les Prix du Rayonnement de la langue et de littérature françaises vont cette année à cinq lauréats : M. Neagu Djuvara, professeur d’histoire à l’Université de Bucarest ; Mme Anne-Christine Faitrop-Porta, professeur à l’Université de Corte ; M. Otar Iosseliani, cinéaste géorgien ;
M. Abdelaziz Kacem, poète et essayiste tunisien ; M. Jean Salem, universitaire et essayiste libanais.
B. Sur les Prix de Fondations créés par d’aimables mécènes, l’Académie a institué plusieurs Prix de Poésie.
Le Prix Théophile Gautier, attribué à « des auteurs de poésie lyrique », est, cette année, partagé en trois médailles : M. Pierre Osenat, pour L’Adieu à l’île, (médaille d’argent), M. Yves Peyré, pour Chronique de la neige (médaille d’argent), et M. Daniel Malassis, pour Frôlés par l’aile (médaille de bronze).
Le Prix Heredia, destiné à « des auteurs de sonnets, ou d’un recueil de prosodie classique », est attribué cette année à Mme Jacqueline Grange, pour Comme des flaques de soleil...
Le Prix François Coppée, destiné à récompenser « l’auteur d’un recueil de poésie », est attribué à Mme Michelle Laforest, pour Familière mémoire (médaille d’argent).
Le Prix Paul Verlaine, destiné lui aussi à « l’auteur d’un recueil de poésie », est décerné à M. Paul Bellat, pour Dires d’amour et de peine (médaille de bronze).
Le Prix Henri Mondor attribué « à un poète français de veine mallarméenne, ou à un écrivain français ayant fait des travaux sur Stéphane Mallarmé », est attribué à M. Eric Tellenne pour son recueil de poèmes La Clé des chants.
Au titre des Prix de Littérature :
Le Prix Jules Janin — prix de traduction — est attribué à Mme Marianne Veron, pour son excellente traduction d’un roman du poète irlandais Seamus Deane À lire la nuit.
Le Prix Émile Faguet — prix de « critique littéraire » — est attribué à Mme Brenda Dunn-Lardeau, professeur de littérature française à Montréal, pour son édition critique de La Légende dorée de Jacques de Voragine (médaille d’argent).
Le Prix Louis Barthou — prix de littérature générale —, regroupant dix fondations, est attribué à M. Marcel Jullian, pour Le Roman de l’homme qui nous raconte l’évolution de l’homme depuis la préhistoire, et à M. Thierry Desjardins, pour Le Cancre, récit d’une émouvante enfance (médaille d’argent).
Le Prix Anna de Noailles, qui doit récompenser « une femme de lettres », a été attribué à Mme Régine Detambel (médaille d’argent), pour son roman Elle ferait battre les montagnes, et à Mme Lorraine Fouchet (médaille de bronze), pour son roman Château en Champagne.
Le Prix François Mauriac, destiné « à un jeune écrivain », a été attribué à M. Olivier Frébourg, pour son roman Port d’attache.
Le Prix Georges Dumézil, qui récompense « l’auteur d’un ouvrage de philologie », a été attribué à M. Hervé D. Béchade, professeur à la Sorbonne, pour l’ensemble de ses remarquables écrits sur la syntaxe, la grammaire, la phonétique et la morphologie du français.
Le Prix Roland de Jouvenel, attribué « dans l’intérêt des lettres », a été décerné à M. Jean-Noël Pancrazi, pour son émouvant livre Long séjour.
Le Prix Ève Delacroix, qui récompense un ouvrage « alliant des qualités morales à des qualités littéraires », a été attribué à M. Maurice Herzog, pour L’Autre Annapurna. Une fois encore M. Herzog nous a fait rêver...
Le Prix Jacques Lacroix, qui récompense un « ouvrage sur la vie des animaux », a été décerné à M. Jean-Claude Chantelat, pour Les Oiseaux de France, et à M. Gérard Jadoul, pour La Cigogne noire.
La poésie, la littérature — auxquelles il faut ajouter la vertu — ne sont pas, certes, les seules préoccupations de notre Compagnie. Toutes les disciplines lui sont chères qui, comme nous le rappelait l’an dernier notre confrère Marc Fumaroli, sont liées « à l’idéal de l’honnête homme qui a des clartés sur tout ». L’histoire, sous toutes ses formes, a toujours été honorée par l’Académie, qui n’a cessé d’aimer particulièrement les œuvres où se retrouvent l’histoire et la littérature.
Le Prix Guizot, prix d’ » histoire générale » est, cette année, partagé entre M. Pierre Pouchain, pour Les Maîtres du Nord, et M. François Caron, pour Histoire des chemins de fer en France.
Le Prix Thiers, qui récompense des ouvrages d’histoire, est attribué à M. Olivier Blanc, pour Les Libertines, Plaisir et liberté au temps des Lumières, livre qui éclaire, au XVIIIe siècle finissant, les liens du plaisir, de la liberté, de l’amour et du bonheur (médaille d’argent), à Mme Suzanne Fiette, pour La Noblesse française, des Lumières à la Belle Époque (médaille d’argent), et à M. Jean-André Tournerie, pour Criminels et vagabonds au siècle des Lumières, vaste chronique judiciaire éclairant les quarante années qui précédèrent la Révolution (médaille de bronze).
Le Prix Eugène Colas, qui récompense lui aussi des « ouvrages d’histoire », est attribué à Mme Francine-Dominique Liechtenhan, pour La Russie entre en Europe, Elisabeth Ire et la Succession d’Autriche, à Mme Anne Puaux, pour La Huguenote Renée de France (médaille d’argent), et à Mme Françoise Wagener, pour La Comtesse de Boigne, l’amie de Mme Récamier, de Mme de Staël et de Chateaubriand, que nous ne connaissions encore que par ses Mémoires (médaille d’argent).
Le Prix Eugène Carrière, destiné à des « ouvrages d’histoire de l’art », est attribué à M. Edouard Pommier, pour Théories du portrait, de la Renaissance aux Lumières, à M. Hervé Lacombe, pour Les Voies de l’opéra français au XIXe siècle (médaille de bronze) et à M. Michel Martin, pour La Statuaire de la Mise au tombeau du Christ, des XVe et XVIe siècles en Europe occidentale (médaille de bronze).
Le Prix Georges Goyau, qui récompense des « ouvrages d’histoire locale », est attribué à M. Louis Gaussen pour Sommières et son histoire, et au R.P. Gérard Bessière, pour Luzech, au XIXe siècle (médaille de bronze).
Le Prix Monseigneur Marcel, récompensant des « ouvrages sur l’histoire de la Renaissance », est, cette année, partagé entre Mme Janine Garrisson, pour L’Édit de Nantes, M. Thierry Wanegffelen pour Ni Rome ni Genève, des fidèles entre deux chaires en France au XVIe siècle, et M. Laurent Thirouin pour L’Aveuglement salutaire, le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique (médaille d’argent).
Le Prix Diane Potier-Boès, récompensant des « ouvrages sur l’histoire des pays de la Méditerranée », est partagé entre Mme Denise Ammoun, pour Histoire du Liban contemporain et M. Francis Fèvre, pour Ptolémée Ier, le Pharaon d’Alexandrie (médaille de bronze).
Le Prix François Millepierres, récompensant des « travaux historiques sur l’Antiquité ou sur l’époque contemporaine », a été décerné à M. Yves Roman et à Mme Danièle Roman, pour leur remarquable Histoire de la Gaule, du VIe siècle avant Jésus-Christ au Ier siècle après Jésus- Christ et à M. Pierre Giolitto pour son Histoire de la milice (médaille d’argent).
Ai-je eu tort de garder, pour la fin du palmarès des Prix de Fondations, les Prix de Philosophie, de Morale ou de Sociologie ? D’année en année la littérature, l’histoire, la philosophie se précèdent ou se succèdent, sans que l’Académie eût encore établi le protocole d’un ordre préférable.
Le Prix Montyon, du nom du conseiller de Montyon, fameux fondateur du premier Prix de Vertu, ce prix, qui regroupe vingt fondations, attribué à la littérature récompensant un « ouvrage se signalant par son élévation morale », récompense cette année M. Jean-Marie Moine pour René Boudot, le feu sacré, un ouvrier chrétien du Pays-Haut. L’ouvrage est consacré, par M. Jean-Marie Moine — qui enseigne à la faculté des lettres de Tours et est un spécialiste de l’histoire des ouvriers lorrains — à l’un d’entre eux, mort en 1990, syndicaliste, catholique, féru d’histoire, et qui joua un grand rôle au secours de ses frères ouvriers.
Le Prix La Bruyère, récompensant un « ouvrage de philosophie morale », a été attribué à M. Djibril Samb, professeur à l’Université de Dakar (médaille d’argent), pour Les Premiers Dialogues de Platon, structure dialectique et ligne doctrinale. « L’ouvrage, écrit notre confrère Claude Lévi-Strauss dans son rapport, relance très intelligemment le débat ouvert dans l’Antiquité sur la signification des premiers dialogues de Platon. »
Le Prix Louis Castex, récompensant des « souvenirs de voyages, récits ou découvertes en archéologie ou ethnologie », a été attribué à M. Robert Le Roy, pour Méhariste au Niger, et à M. Edmond Petit (médaille d’argent) pour sa Nouvelle Histoire mondiale de l’aviation.
Le Prix Biguet, destiné à un « ouvrage de philosophie ou de sociologie », a été attribué à M. Mohamed Kara, pour son ouvrage Les Tentations du repli communautaire, le cas des Franco-Maghrébins et des enfants de Harkis.
Le Prix Raymond de Boyer de Sainte-Suzanne, destiné à « un ouvrage de philosophie ou de pensée religieuse contemporaine », a été attribué à Mme Anne Dufourmantelle, pour son livre La Vocation prophétique de la philosophie qui, nous dit notre confrère Jacques de Bourbon Busset, dans son rapport, « réfléchit sur la vocation de la philosophie entendue comme un mouvement de l’esprit ».
Il me reste à dire, pour achever ce long palmarès, que l’Académie a accordé cette année trois Prix de soutien à la création littéraire, destinés à récompenser « l’ensemble d’une œuvre littéraire ».
Le Prix Henri de Régnier a été attribué à M. Jean-Claude Andro. Le Prix Amic a été attribué à M. André Le Gal.
Le Prix Mottart a été partagé entre Mme Martine Broda, pour L’Amour du nom, et Mme Shan Sa, pour Porte de la paix céleste.
IV. Voici enfin venu le moment de la péroraison, dont notre maître Quintilien, pardonnez-moi de revenir à lui, souhaitait qu’elle fût brève, et qu’elle tentât de porter émotion. Me sentant bien incapable à ce moment de suivre un tel conseil, je voudrais seulement m’interroger, un instant, avec vous, sur ce que pourrait être, dans cent ans, quand s’achèvera peut-être le premier siècle du troisième millénaire, cette fête d’aujourd’hui.
Nous savons les Français grands amateurs de médailles, tant doués pour inventer et répandre tous les signes de distinction : uniformes, décorations, palmes, ordres, titres, rubans. « Les Français n’ont qu’un sentiment, "l’honneur", observait, en 1802, Bonaparte encore Premier Consul. Il faut donc leur donner de l’aliment à ce sentiment-là. Il leur faut des distinctions. » Et il créa la Légion d’honneur. Nous savons ce qu’est en France la saison des prix, ce que sont les fleurs de ce séduisant, de cet intelligent automne où près de deux mille prix viennent récompenser de justes mérites, et aussi occuper, honorer, les membres de tous les jurys qui jouissent ainsi du pouvoir, semble-t-il fort agréable, de distribuer des privilèges.
Mais dans un siècle l’Académie aura-t-elle, emportée par le goût des révolutions, enfermé tous ses prix dans la merveilleuse armoire de ses souvenirs, comme le fit l’Université ? Ou les aura-t-elle regroupés au point de les faire très rares ? Ou encore aura-t-elle décidé, encouragée par la vertu de bonté, de ne plus jamais accorder de distinctions à ceux qui les méritent, de réserver ses prix à des auteurs éprouvés par l’échec, à des livres inconnus de tous, ni recommandables ni recommandés, à de très mauvais livres, afin de rendre honneur à l’infirmité du talent, à l’impuissance littéraire, à la malchance ? Que l’Académie, en elle, et autour d’elle, ne récompense plus le succès mais l’échec ?
Je doute que notre Compagnie s’engage sur ce chemin provocant et peut-être chimérique. Et le risque peut nous sembler plutôt que se multiplient, un jour, des prix très modernes, qui accorderaient l’Académie à son temps, des prix qui récompenseraient les visages nouveaux de la littérature, de la vertu et de la vie.
Voici, premier venu, « le Prix de la meilleure émission de Télévision », et encore le prix récompensant « l’animateur qui aura le mieux parlé des livres à la mode ». Voici le « Grand Prix du Rayonnement sportif », récompensant un champion qui aura su raconter ses exploits et exalter la supériorité française. Voici « le Prix de la Révélation », glorifiant l’ouvrage qui aura fait connaître à tous des amours secrets ou interdits. Voici « le Prix de la Transparence », décerné au meilleur écrivain de l’année dénonciateur des mystères et des mensonges. Voici le « Grand Prix de l’Histoire purificatrice », destiné au meilleur livre qui aura découvert de nouveaux traîtres et déshonoré d’apparents héros. Voici « le Prix de l’Immortalité » — réservé non à un académicien se croyant bien à tort immortel —, mais à un jeune auteur ayant rassemblé, avec science et talent, toutes les recettes d’une éternelle santé. Voici enfin « le Prix de la Sécurité », destiné à un livre nourri de toutes les disciplines, qui décrira tous les moyens de ne jamais subir aucun dommage et, en tout cas, de toujours obtenir réparation. Tous ces prix, et bien d’autres, seront-ils un jour décernés ? « Tout est possible, constatait Paul Valéry en 1935, même à l’Académie... dans un temps où l’imprévu, l’incroyable, et l’invraisemblable dominent. » « Laissez-moi rêver... », ajoutait-il.
Rêvons donc ! Mais rêvons aussi que les prix de vertu s’accordent à ce temps imprévu, qu’un « Prix d’héroïque Patience » soit attribué à ceux qui consentiront encore à supporter le discours sur les prix, et qu’un « Prix du Silence » soit créé, récompensant un livre non écrit, un roman sans aucun mot, un poème imaginaire, un discours tu. Ce Prix du Silence, j’ai conscience, hélas, de ne pas l’avoir mérité aujourd’hui.