Enseignement et éducation
par Mme Jacqueline de ROMILLY
déléguée de l’Académie française
Séance publique annuelle des cinq Académies
le 28 octobre 2008
« Enseignement » et « éducation » sont deux mots presque synonymes qui pourraient s’employer l’un pour l’autre. Il existe cependant entre eux une légère nuance de sens : l’enseignement désigne avant tout la transmission des connaissances intellectuelles ; le mot « éducation », qui a pu s’employer à propos d’animaux, désigne le fait de mener un être à l’accomplissement de ses qualités propres ; pour l’homme, ces qualités humaines concernent l’esprit, le caractère et l’aptitude à la vie en société. Naturellement, enseignement intellectuel et formation morale ne vont jamais tout à fait l’un sans l’autre. Mais il se trouve que, depuis quelques décennies, une sorte de divorce semble être intervenue entre ces deux orientations ; et il s’est ainsi ouvert une crise qui me paraît grave et sur laquelle je souhaiterais insister en ce moment solennel.
Les causes de cette crise sont, je crois, évidentes ; elle n’est imputable à aucun gouvernement, à aucune administration, mais à un ensemble de tendances qui se sont peu à peu développées dans l’opinion en général. Il y a d’abord l’attrait légitime des découvertes scientifiques et techniques de notre temps, qui fait oublier ce qui devrait les compléter ; il y a surtout l’urgence créée par les difficultés sociales et économiques, qui exigent de trouver un gagne-pain rapide ; il y a d’autre part le respect passionné de la liberté de l’enfant, respect qui va souvent à l’encontre de ses intérêts ; c’est là alors que s’affaiblit l’action éducative de la religion et de la famille. Ainsi, tout l’aspect de l’éducation qui est formation de l’esprit et du caractère tend à passer au second plan. M’étant occupée de ces aspects pendant tant et tant d’années d’enseignement, j’aimerais signaler une ou deux des disciplines ou des méthodes qui se trouvent souffrir de ce divorce, alors même qu’elles apportent une aide considérable dans la vie pratique, et qu’elles présentent une valeur exceptionnelle pour ce développement d’ordre moral.
Et pour commencer, parlant au nom de l’Académie française, je voudrais placer en tête la maîtrise même de notre langue. C’est un fait que les exigences en ce domaine ont été depuis bien des années amoindries, et le souci d’une langue correcte paraît un luxe vain. Pourtant, toute la vie et même les réussites matérielles les plus simples dépendent de la facilité que l’on a à exprimer clairement et correctement sa pensée, à comprendre celle des autres et à éviter ainsi le malentendu. Cela commence avec le premier entretien pour obtenir un emploi, cela continue avec la défense de n’importe quel projet parmi ses égaux, soit dans le cadre de son activité professionnelle, soit dans le domaine de la politique. Et cela trouve un achèvement dans le maniement même d’une pensée personnelle, utile à tous. Mais il y a plus : l’incapacité à s’exprimer ou à comprendre l’autre de façon correcte et complète a des conséquences bien connues : c’est le recours à la violence ! Parce que l’on ne trouve pas ses mots, on en vient aux coups ! Et parce que l’on ne comprend pas la thèse des adversaires, on s’entête en vaines querelles. Un vrai maniement de la langue française n’est donc pas un luxe plus ou moins périmé, mais le meilleur et le plus nécessaire moyen qui existe pour aboutir à un vrai progrès dans le domaine moral de l’individu et dans la vie collective à laquelle il participe.
Mais attention ! Comprendre la pensée des autres avec exactitude suppose que l’on comprenne aussi la pensée de ceux qui nous ont précédés, et ici se révèle une autre ignorance qui me paraît dangereuse. Pour trop de jeunes, à l’heure actuelle, bien qu’ils aient étudié l’histoire, la réalité ne commence vraiment qu’avec leur propre naissance. Tout ce qui précède appartient à un domaine confus, à un magma indifférencié que l’on pourrait appeler une sorte de temps virtuel. En fait, les moyens modernes d’information rendent tous les événements comme contemporains les uns des autres et, trop souvent, déforment les œuvres pour les adapter au goût du jour. J’ai eu bien des exemples de cette étrange tendance : elle a été décrite dans certains livres sur les sociétés à venir ; or elle se perçoit déjà nettement dans l’enseignement. Pour ne citer qu’un exemple, je pourrais rappeler la question que m’a posée un jour cet élève déjà adulte, qui m’a demandé fort gentiment si ces langues mortes que j’enseignais, à savoir le latin et le grec, étaient déjà mortes quand j’étais moi-même étudiante ou si cet accident s’était produit depuis lors. Et encore étais-je moins âgée qu’aujourd’hui. Même les erreurs du passé du passé, quand elles ont été comprises et bien perçues, sont une aide pour mieux construire l’avenir. Autrement, on est voué au sort de ces jeunes enfants livrés à eux-même sur une île déserte et qui cherchent en vain à fonder une société sans avoir, pour les aider, la connaissance d’un passé. Je pense au livre de William Golding Sa Majesté des Mouches. Il est malgré tout étrange qu’à une époque où se marque une si vive et si louable curiosité à l’égard des peuples différents, qui sont nos contemporains à travers la planète, il existe ce refus d’intérêt pour ce qu’ a représenté notre passé, encore présent dans notre vie. Il serait urgent de rappeler aux nouvelles générations que tout avenir se construit en fonction d’un passé qui vous aide et vous porte plus loin.
Mais la connaissance du passé rendu vivant et présent, où les trouve-t-on ? Eh bien, avant tout, dans la littérature ! Et là est à mes yeux la merveille. On la trouve dans les textes français et étrangers, modernes ou anciens. Aussi cela me paraît-il une erreur très grave que de se représenter l’enseignement de la littérature comme une espèce d’élégance superflue et gratuite. En fait, c’est grâce à la littérature que se forme presque toute notre idée de la vie ; le détour par les textes conduit directement à la formation de l’homme. Ils nous apportent les analyses et les idées, mais aussi les images, les personnages, les mythes, et les rêves qui se sont succédé dans l’esprit des hommes : ils nous ont un jour ému parce qu’ils étaient exprimés ou décrits avec force ; et c’est de cette expérience que se nourrit la nôtre. Je sais bien que la plupart des jeunes n’y auront accès que dans les petites classes et sous une forme simple ; mais une fable de La Fontaine, c’est déjà mieux que rien. Tout compte si le contact avec les textes est direct. Il apporte alors aux jeunes ce qu’ils n’auraient jamais trouvé dans le cadre nécessairement limité de leur expérience propre. Là aussi, cependant, l’urgence de la réussite immédiate vient un peu brouiller les choses et trop de méthodes pédagogiques invitent l’élève à résumer le texte avec ses propres mots, lui ôtant ainsi sa force même. L’idéal de l’enseignement serait que le professeur puisse établir ce contact direct avec les textes, tous les textes qu’il a à faire connaître, sans écran, sans obstacle, pour que naisse cet élan, à peine conscient, d’indignation ou de ferveur qui, peu à peu, forme notre être intérieur. Au Ve siècle avant J.-C., le maître Protagoras disait, dans Platon, que les jeunes Athéniens avaient intérêt à lire Homère, car ils y puiseraient des modèles de vie héroïque qui devaient leur donner envie de les imiter. Nous n’allons pas tout à fait jusque là aujourd’hui et nous ne souhaitons pas tant une trop grande diffusion de l’héroïsme ; mais il reste que, dans leur diversité même, chacun des textes donne accès à une pensée et à une époque ; et, passant par l’émotion, des impressions s’inscrivent de façon plus ou moins consciente mais durable dans les esprits. Et souvent, cela reste. Cela peut même faire resurgir des œuvres nouvelles, nourries de lointains souvenirs scolaires – ainsi, pour les souvenirs grecs, avec Giraudoux, ou Sartre, ou tant d’autres. Mais cela reste aussi dans nos vies, comme des trésors cachés, accompagnés d’une idée précieuse pour notre temps, celle de la beauté.
On pourra s’étonner que je n’ai pas parlé du grec : je crois au contraire en avoir parlé d’un bout à l’autre ; aucune discipline n’a plus souffert du divorce dont j’ai parlé, alors qu’elle présente une valeur éducative exceptionnelle.
Riche du souvenir exaltant de cet enseignement qui était une vraie éducation, j’ai songé à transposer le titre célèbre d’André Frossard et à dire de cette éducation : « elle existe, je l’ai rencontrée ». Mais je ne voudrais pas avoir l’air de vous parler de souvenirs et d’un enseignement périmé. J’ai employé le mot « crise » et la notion même de crise suppose un redressement possible, dont les moyens sont déjà perceptibles. Nous avons des soutiens précieux entre tous et nous recevons des lettres en quantité, attestant l’existence d’une aspiration assez largement répandue. Il y a des éléments pour un sursaut si l’on prend conscience de l’élan nécessaire pour surmonter la crise. Il ne s’agit pas de retourner au passé, mais de retrouver un équilibre qui a été, pour les raisons que j’ai dites, dangereusement ébranlé et qu’il serait précieux de retrouver, pour construire un meilleur avenir. Je vous remercie de ce que vous ferez pour aider à favoriser ce sursaut et je vous remercie de votre attention.