Hommage à M. Jean Bernard
célébré à l’Institut de France
Monsieur le Chancelier,
Madame et Messieurs les Secrétaires Perpétuels,
mes chers confrères,
Des trois Académies auxquelles fut élu coup sur coup Jean Bemard, l’Académie française est celle qui vient en dernier. Et, naturellement, il demeurait toujours, même pour nous, le grand savant, le grand médecin qui avait réalisé des rémissions, puis des guérisons de la leucémie des enfants, qui était le spécialiste reconnu du sang, et suivait de près les progrès extraordinaires de la médecine en général, créant et animant le Comité consultatif d’éthique. Cela faisait comme une aura autour de sa personne ; mais je tiens à le dire tout de suite : il était à l’Académie française singulièrement à sa place. Il s’y plaisait et s’intéressait à ses travaux: il l’a dit et répété, et cela se voyait. Je n’étonnerai personne en disant qu’il arrivait toujours bien exactement le premier, discret et disponible, ou qu’il a assumé toutes les tâches liées à son rôle dans notre compagnie. Il a été fidèle pendant bien des années, même à notre Commission du Dictionnaire, qui l’obligeait à passer toute la journée du jeudi avec nous, et dont il suivait les travaux avec un intérêt indiscutable. Son avis était naturellement décisif quand il s’agissait de mots scientifiques, et, si quelqu’un émettait une remarque qui lui semblait erronée, il levait aussitôt un regard innocemment scandalisé, mais il s’intéressait aussi aux autres mots, à leur histoire et à leur sens exact. De même, il a présidé notre compagnie à plusieurs reprises, il a participé à toutes les commissions, prononcé des discours de réception et de brèves allocutions lors du décès d’un confrère. Il a aussi été, jusqu’à ces derniers temps, l’âme de notre Commission du Prix de poésie. On me dira que cette ponctualité et ce dévouement étaient dans son caractère ; et c’est vrai ; mais ces qualités correspondent aussi à quelque chose d’important, que je tiens à marquer ici : ce grand savant, ce grand scientifique, était aussi un grand littéraire, c’est-à-dire un homme qui vit et se passionne pour la littérature.
Chacun sait la place que celle-ci a tenue dans ses études, dès l’enfance ; on sait tous les textes qu’il s’est plu à apprendre par cœur, et ce que fut pour lui la découverte des livres. Déjà à quatorze ans il était, comme il dit, « entré en Proust » ; mais la grande révélation fut la librairie d’Adrienne Monnier où il rencontra, encore très jeune, tous les auteurs illustres du temps ; il y voyait Gide, ou bien Valérie Larbaud, ou Saint-John Perse ; là se préparait la traduction de Joyce ; là les jeunes pouvaient fréquenter librement les auteurs qu’ils admiraient. Je ne saurais nommer tous les poètes ou les auteurs qu’il cite dans ses livres ou ses discours académiques - aussi bien Villon que Rimbaud ou bien Aragon; mais son favori était sans doute Paul Valéry, dont il s’entretenait volontiers avec les nouveaux confrères et avec qui il présentait tant de parentés intellectuelles. Pour donner une idée de cette incroyable culture, je voudrais rappeler que, encore ces derniers temps, il se récitait, dans la nuit, s’il ne dormait pas, tout un acte de Polyeucte ; et je me demande si, même à l’Académie française, beaucoup de confrères seraient prêts à se livrer au même exercice...
D’ailleurs, il était poète lui-même. Il avait obtenu un prix de poésie de notre Académie avant d’en devenir membre, et l’on connaît bien l’épisode émouvant de son séjour comme résistant à la prison de Fresnes : dans les épreuves de cette situation, sa grande consolation fut de composer des poèmes, qu’il devait apprendre par cœur, faute de moyens matériels pour les écrire; il transposait ainsi les misères du moment en une expérience humaine échappant au quotidien. Il faut donc le reconnaître : la littérature constituait alors un élément important de ses dons et de sa vie.
C’est alors que défilent tous ses livres, année après année, des dizaines de livres. Il faut le reconnaître, ces livres sont presque tous consacrés aux progrès et aux problèmes de la médecine. Il y revenait toujours, mais avec un talent direct et convaincant qui s’adressait à un large public. Ce public pouvait alors comprendre à quel point la médecine s’était transformée en notre siècle, au point que cela aurait eu, comme il dit, de quoi surprendre Hippocrate - mon vieil ami. Pour ce public, il pose tous les problèmes : il s’interroge sur le moment où une personnalité n’est plus la même quand ses organes sont changés les uns après les autres ; il se demande aussi et lui fait se demander, à ce large public, quand et comment il est bon d’essayer un médicament, dans quelle mesure on doit révéler à quelqu’un une menace qui pèse sur son avenir; il aborde même de graves questions sous une forme simple, comme dans le livre qui s’appelle: Et l’âme ? demande Brigitte. Dans toute cette série de livres, comme dans ses interventions académiques, je reconnais toujours deux traits qui me frappent vivement: l’humanité, qui anime sa recherche, qui fait qu’il déteste voir la souffrance, qu’il déteste voir la mort des enfants ; mais aussi, intellectuellement, la curiosité d’esprit, cette curiosité inlassable, qui ne cesse de vouloir aller plus loin, de vouloir comprendre, de vouloir voir jusqu’où une idée se vérifie, et corriger et rectifier. Cette curiosité était certainement un trait important de sa personne même. Et je dois dire que j’ai été émue, quand, dans une interview récente, on lui demande quel sentiment lui inspire l’imminence de la mort, et qu’il répond: « De la crainte, aucune, mais une grande curiosité » !
De fait, il n’écrivait pas que sur la médecine : de plus en plus, vers la fin, il a été amené à parler de lui-même, de ses souvenirs, de sa vie. Et, dans ce cas, la part de l’expression littéraire se fait plus sensible. Mais déjà dès le début on sent souvent vibrer un ton plus personnel, et même dans ses interventions académiques. J’en prendrai un exemple dans son discours de réception. Il succédait... à qui ? - à Marcel Pagnol, une personnalité bien différente ! Or, une vive sympathie s’établit entre l’un et l’autre, et l’on dirait que Pagnol revit dans ces pages. Qui plus est, on trouve certains détails, comme lorsqu’il évoque ces petits bars derrière le Vieux Port, avec leurs étals d’oursins ou de clovisses, avec le petit vin blanc et le bruit tout proche des travaux du port : tout à coup, ces mots nous frappent dans leur vivante réalité. Or, un peu plus loin, Jean Bernard mentionne sa présence sur ces lieux, plus tard, pendant la guerre, et l’on pense tout à coup que déjà comme résistant dans cette région méditerranéenne il les avait connus : l’expérience personnelle revit donc dans cette évocation littéraire et la rend soudain étonnamment proche.
Et ceci me mène à un dernier trait que je crois important. À l’Académie française, Jean Bernard a eu quelques grands amis, comme Jean Hamburger ou Jean Delay, mais nous tous qui l’aimions et qui l’admirions, nous n’osions pas beaucoup entrer en conversation intime avec lui, et, lui-même, avec sa discrétion naturelle, ne se livrait pas, peut-être, très volontiers. Et cependant, par ce qu’il écrivait, par la littérature, nous avons ces contacts avec lui. Quand il quittait l’Académie après la séance, il disait volontiers « je vais rentrer à pied par le Luxembourg ». Beaucoup d’entre nous pensaient qu’il y avait là simplement la satisfaction d’un homme âgé qui peut encore rentrer chez lui à pied. Mais, si nous parcourons son œuvre écrite, nous voyons ce qu’était pour lui le Luxembourg ; il l’a évoqué tant de fois, avec la variété des saisons et des couleurs, la variété aussi des parties diverses de ce jardin, depuis les statues jusqu’à la partie plus intime réservée aux abeilles ; et il a évoqué les souvenirs que ce jardin accumulait: souvenirs de sa propre vie depuis l’enfance, souvenirs aussi de toute cette culture dont le Jardin constitue le centre et comme le précieux symbole. À partir de ce moment-là on est avec lui et on sent avec lui cette émotion complexe et cette joie, dans le jardin qui lui était cher. Il nous le dit à nous, grâce à la littérature, et de même il le dit pour d’autres qui viendront après nous ; on est là tout près de lui : il nous a révélé ce qu’il éprouvait grâce à la littérature et l’a du même coup révélé à tous ceux qui le liront plus tard.
En évoquant ces souvenirs, j’ai conscience d’aviver nos regrets à tous, quand nous pensons que nous ne le verrons plus entrer ainsi et prendre sa place parmi nous, et que de ces conversations que nous aurions voulu avoir, l’occasion ne se représentera plus. Et pourtant, malgré ce sentiment qui est en moi très fort, comme l’étaient mon admiration et mon affection, je ne terminerai pas sur un regret; car, je voudrais le dire, se recueillir ainsi et penser à la vie de Jean Bernard, cela nous laisse en souvenir et en héritage quelque chose de plus positif ; une confiance renouvelée dans les possibilités de l’humanité, dans ce que l’homme peut faire et doit tenter de faire. Ce message-là, en notre temps, me paraît singulièrement précieux et je vous le laisse, mes chers confrères, en conclusion de ces quelques souvenirs sur celui à qui nous rendons ici hommage.