La Langue et la Liberté
par
Mme Jacqueline de Romilly
La liberté dont je voudrais parler ici n’est point ce refus anarchique des règles de la langue qui salue toutes les fautes du nom d’innovations et veut que chacun soit habilité à mettre sans façons « un bonnet rouge au vieux dictionnaire ». Ce débat serait ici déplacé. Quand une Compagnie comme la nôtre accepte de recommencer indéfiniment son travail et qu’elle s’y est appliquée déjà pendant trois siècles, on ne saurait l’accuser d’ignorer que la langue est vivante et qu’elle évolue de génération en génération. Non : la liberté dont je veux parler est plus précieuse : c’est celle qui s’acquiert peu à peu, au fur et à mesure que progresse pour chacun le bon usage de sa propre langue ; ce bon usage la fait naître.
Vous le voyez, j’ai glissé du Dictionnaire au bon usage de la langue. Professeur, je ne cesse de combattre pour que l’on assure aux enfants un peu de ce bon usage — et plus qu’un peu. Mais il s’agit, en fait, d’une conquête qui n’est jamais achevée, d’une maîtrise qui ne devient jamais totale. Et là interviennent, après l’enseignement, les dictionnaires. J’ai consacré à ces études mon temps et mon attention, de façon constante, pourtant, je puis le dire : il n’est pas de jour où je n’aie eu l’occasion (parfois même au cours d’un repas) de me reporter à un dictionnaire pour combler une ignorance, en vérifiant un sens, une orthographe, un emploi.
Mais ce sens et cet emploi ne sont pas toujours fixés avec certitude. L’usage évolue, comporte des contradictions. D’où des incertitudes qui saisissent quiconque voudrait manier la langue dans sa vraie finesse. Et là intervient, entre tous, le Dictionnaire de l’Académie. Il n’est pas l’œuvre de techniciens. Il est l’œuvre de lettrés, et de lettrés qui se mettent à quarante pour répondre aux questions que tous, un jour, peuvent se poser : ainsi naît la liberté à laquelle je pense. Car devant chaque mot défini et chaque emploi précisé (parfois non sans peine...), notre clavier de mots devient plus large, plus sûr, notre expression et notre communication se libèrent. Voilà ce sur quoi, au terme de cette célébration, je vous demande la permission d’insister quelques minutes.
Il va de soi que la possibilité de s’exprimer et de comprendre autrui constitue une liberté. On peut en dire autant de tous les apprentissages qui y mènent — comme lire, écrire et compter. Mais la langue est un instrument si complexe qu’il est sans cesse possible d’améliorer la maîtrise que l’on en a. Or, la pensée gagne en précision ce que le vocabulaire gagne en variété. Comment penser avec des concepts mous et flottants ? Comment penser quand les mots manquent ? Chaque nuance dominée représente pour nous un instrument qui s’affine et nous permet plus de précision. J’ai aimé naguère l’exercice de la traduction, où se vérifie cet enrichissement. J’y ai senti combien les Grecs avaient raison de confondre dans un même mot la parole et la pensée, et combien cet apprentissage accroît, en fait, l’aisance intellectuelle. Cela est vrai quelles que soient les théories que l’on accepte sur le langage. Cela est vrai même si l’on se plaint de l’aliénation qu’il apporte par rapport à la richesse d’un incommunicable présent. Même ainsi, l’aliénation sera d’autant moindre que les ressources du langage seront exploitées dans toutes leurs possibilités.
Et d’abord, connaître les mots ! Car il y a une merveille des mots que l’on ne cesse de découvrir ou de redécouvrir, du fond d’une ignorance qui tend à nous paralyser.
Cette ignorance traverse la vie. Chez les tout-petits, les mots inconnus se muent en des monstres qui parfois sèment l’angoisse. Chez les collégiens ou les lycéens, ils se trahissent par des fautes, qui prêtent à rire — comme lorsque ces savants en herbe butent sur les mots rares, obligeant nos ancêtres les Gaulois à boire de « l’hydrogène » et mes chers Grecs à pratiquer comme sports la boxe... et le « pancréas » ! Les adultes s’en amusent. Mais ces confusions se font aussi sur des termes que nous croyons simples ; et elles suscitent du coup de graves malentendus, et, par suite, de graves inhibitions. On bafouille, faute de trouver les mots, on approuve ou l’on s’indigne, sans avoir bien compris; des collègues mathématiciens découvrent que, parfois, les jeunes se trouvent paralysés devant un problème de mathématiques élémentaires simplement parce qu’ils ne comprennent pas les mots de l’énoncé. Alors, imaginez comme, plus tard, on sera aisément trompé, victime de toutes les propagandes, dérouté, démuni. Imaginez comme on aura de la peine à exprimer vraiment ce que l’on veut dire. Imaginez ces barrières qui s’y opposent. Tout mot bien perçu, tout mot clair et précis ouvrira une de ces barrières. Or ce mouvement d’ouverture se poursuit la vie durant. Même pour ceux qui vivent au contact de la langue et dans le respect de la langue, quelle joie que d’apprendre encore s! Quelle joie, même à la Commission du Dictionnaire, de mieux saisir les métaphores venues des sciences, le charme des locutions surannées, le sens premier de termes que l’on employait sans penser. Un « fieffé menteur » : pourquoi fieffé ? L’histoire se découvre à travers les mots et à son tour les éclaire.
Et puis, souvent, à consulter le dictionnaire, on désire vérifier un terme et l’on en rencontre d’autres, qui donnent comme une liberté de rêver. Il arrive ainsi, dans un jour sans soleil, que l’on se réchauffe à voir des mots fleurant bon le midi, quand voisinent, par exemple, « farandole », « farfadet » et « farigoule » ! (Comme vous voyez, je suis encore hantée par la lettre F !) Surtout, les mots que l’on maniait comme des corps étrangers acquièrent une histoire qui leur donne vie. Le Dictionnaire de l’Académie donne désormais aussi l’origine des mots : elle obéit en cela au vœu émis par un de nos anciens confrères, qui s’intéressait au Dictionnaire, et avait nom Voltaire. Enfin, un mot ne va pas seul s: il faut pouvoir l’insérer dans un contexte ; le Dictionnaire de l’Académie donne des exemples de locutions où il se rencontre. Non pas des exemples d’auteurs. Voyez : cela n’est-il pas émouvant ? Ce Dictionnaire auquel collaborent tant d’écrivains célèbres ne cite point des phrases d’écrivains, mais les tournures faciles, banales, qui, si l’on n’est pas habitué au mot, vous aident à l’employer et vous libèrent de scrupules embarrassants.
Encore des entraves qui tombent — pour peu que l’on ait le simple désir de s’en débarrasser. Car il en va comme pour toutes les chaînes : on n’en libère jamais que ceux qui veulent en être libérés.
Mais, s’ils ne le veulent pas, gare ! Car d’autres sont là, prêts à profiter de cette démission des ignorants — d’autres qui vont les étourdir avec leur langue de bois, les intimider avec leur jargon. Nous voici arrivés aux mots qui ne sont pas dans le dictionnaire ! Molière, chacun le sait, se moquait du jargon des faux savants, grâce auquel ceux-ci trompaient allègrement leur monde. En ce genre, nous avons fait pire. Et le pédantisme à la mode est une façon de tromper les gens en portant atteinte à leur liberté de jugement. Cela commence par des formules enveloppées et réticentes. On dit (aimerait-on tant le latin ?) « consensus » plutôt que « accord » — « demandeur d’emploi » plutôt que « chômeur », « technicien de surface » plutôt que « balayeur » ; puis on en arrive aux créations des jeunes sciences ou des projets qu’elles inspirent. Là, les incorrections pullulent, ainsi que les mots inventés, qui prolifèrent de façon malsaine. On y met une hardiesse conquérante. On « se positionne », on « initie » programmes et méthodes; on se grise de « vecteurs » et de « cibles », le tout visant à des « préconisations », à l’« opérationnalisation » et à l’« optimalisation » !
Oui, l’on semble de nos jours aimer l’incorrection, l’obscurité. Cette attitude, où entre un peu de provocation, suppose que l’on méprise autrui, et que l’on veut lui jeter de la poudre aux yeux. Résultat, l’autre se tait, acceptant les conclusions (comme celle du faux médecin de Molière : « Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette ») ou bien tous imitent ces belles formules et les répètent à l’envi, pour faire bon effet.
N’est-ce pas notre devoir de refuser ce jargon-là, fait pour intimider les naïfs ? En un sens, je regrette le temps où, chez le même Molière, la comtesse d’Escarbagnas, soucieuse de paraître à la page, remarque à propos d’une lettre dont elle approuve l’esprit : « Il y a peut-être quelque mot qui n’est pas de l’Académie. »Par ses refus aussi, le travail de l’Académie peut sauvegarder, avec le bon usage du français, le droit des gens à la clarté. Ces refus servent la liberté intérieure de ceux à qui l’on s’adresse.
Peut-être, cependant, trouvera-t-on que la liberté d’exprimer sa propre pensée, et de porter son propre jugement, sans se laisser arrêter par un sentiment d’ignorance ni influencer par l’emprise des propagandes représente une liberté purement intellectuelle et n’intéressant guère le commun des mortels : il s’agit, en fait, de bien plus. Et la qualité du langage est la clef de tout le reste.
Dans le domaine politique, n’est-il pas évident que la responsabilité même des citoyens implique que chacun sache se débrouiller dans les textes et les règlements, sache faire le départ entre les propagandes mensongères et les arguments sérieux, sache, avant de voter, ce que veulent dire au juste les divers candidats, et même, éventuellement, sache expliquer sans confusion, au sein des organismes auxquels il appartient, ses exigences ou ses souhaits : la maîtrise de la langue mène à une pratique saine de la démocratie. Je ne veux pas dire qu’en pleine action, les gens iront vérifier dans le dictionnaire la façon d’exprimer chaque idée ! Les choses se font de façon plus progressive : elles réclament une lente prise de conscience de l’importance des mots, de leur poids, et de leur rayonnement, un progrès qui se poursuit depuis l’école élémentaire jusqu’à la fin de la vie. Et c’est à ce progrès-là que nous travaillons. On pardonnera à l’helléniste de rappeler que lorsque Athènes se dota de la démocratie, au Ve siècle avant J.-C., elle vit soudain fleurir les enseignements touchant à l’art de la parole et au bon usage de la langue. Un des sophistes, Prodicos, était connu pour la passion avec laquelle il distinguait les mots presque synonymes et souvent employés les uns pour les autres : son souci était celui de notre Dictionnaire ; or, c’était l’usage de la liberté politique qui avait fait juger nécessaires de telles analyses.
Je ne parlerai pas de la liberté nationale — bien qu’ici encore la Grèce, des siècles plus tard, fournisse un exemple à méditer, puisque ses premiers élans vers l’indépendance touchèrent d’abord la langue et la publication de grammaires. La langue française n’a pas à s’affirmer contre un occupant installé depuis des siècles ; il n’empêche qu’elle reste porteuse de notre identité nationale, et qu’elle peut se trouver, par notre faute, menacée de l’intérieur.
En revanche, j’aimerais rappeler que le bon usage de la langue permet aussi d’échapper aux contraintes d’ordre social. Je suis choquée, je suis peinée lorsque notre enseignement se refuse à corriger les tours incorrects ou vulgaires que des enfants ont appris dans un entourage familial peu cultivé. Vous savez comme les auteurs, de Molière à Marivaux, ou même à Jules Verne, font facilement rire, avec leurs soubrettes, leurs vieilles bonnes, ou leurs garçons de la campagne, qui ne comprennent pas les mots; quand on les prie de ne point offenser la grammaire, ils nient avoir jamais offensé « grand-père ni grand-mère ». Cette inégalité-là existe, et pourrait aisément disparaître. Ne pas y veiller, c’est enfermer ces enfants dans un milieu défavorisé, au lieu de les en affranchir. La maîtrise du français abat ces cloisons. Et ici, le Dictionnaire de l’Académie apporte une aide complémentaire, en ne disant pas seulement le sens des mots, mais en usant d’avertissements. Telle expression ou telle construction est pop. (populaire), ou fam. (familière), voire vulg. (vulgaire). Le Dictionnaire donne même des conseils (« On dira plutôt... »). Certes, il ne s’agit pas là d’oukases arbitraires ni méprisants : nous pesons ces termes d’appréciation, nous ne sommes pas toujours d’accord, nous en discutons, nous cherchons à accorder nos expériences ; par là, nous nous efforçons d’aider à définir un usage débarrassé de toute marque sociale, qui pèserait sur les gens à leur insu.
Enfin, je ne serais pas heureuse si, à ces divers élargissements, je n’en ajoutais pas un dernier, qui est, lui, d’ordre moral.
J’ai parlé de ceux qui se dérobent et font semblant de comprendre, sans chercher plus loin. J’ai parlé de ceux qui se grisent de tours prétentieux, sans aucun respect d’autrui. J’aurais pu parler de ceux qui, lâchement, approuvent sans bien savoir ce qu’ils approuvent, ou parlent au hasard, sans respecter la vérité, ni leurs auditeurs. Derrière chaque faute contre le bon usage de la langue, se dessine une faute morale. Et, si vous le permettez, j’aimerais revenir à cette Grèce antique, si soucieuse de sa langue, et vous citer une phrase d’Isocrate.
Isocrate a écrit un éloge de la parole, qui est répété deux fois dans son œuvre, et qui dit, entre autres, ceci : « Nous faisons de la parole précise le témoignage le plus sûr de la pensée juste ; une parole vraie, conforme à la loi et à la justice, est l’image d’une ‘âme saine et loyale » (Échange, 255 = Nicoclès, 7).
Isocrate eût fait, je crois, une bonne recrue, en tout cas une recrue enthousiaste, pour le travail du Dictionnaire.
Je voudrais, pour conclure, remercier mes confrères, qui m’ont fait l’honneur de m’associer aux travaux du Dictionnaire. J’éprouve à y participer le plaisir le plus vif — celui de poursuivre l’effort de toute une vie vers une expression moins imparfaite, en m’exerçant, pour chaque mot, à mieux en saisir l’esprit et l’histoire. J’en éprouve aussi de la fierté, car c’est une belle tradition, que celle qui veut que des hommes éminents s’emploient, semaine après semaine, à cet exercice, que l’évolution de la langue rend incertain et toujours à refaire. Ils s’y livrent avec amusement, certes, mais aussi avec passion, depuis trois siècles. À ceux qui m’ont associée à cette grande tradition je voudrais dire merci — comme vous devriez le dire, Mesdames, Messieurs, à l’œuvre qu’ils ont toujours si vaillamment poursuivie, au service de notre langue à tous.