Réception de Pierre-Jean Remy
M. Pierre-Jean REMY, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. George DUMÉZIL, y est venu prendre séance le jeudi 16 mars 1989 et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
« Lorsque les hommes les plus distingués par leurs talents et leurs lumières, regardent l’honneur de siéger parmi vous comme la plus glorieuse des récompenses, vous ne pouvez pas douter de tous les sentiments que m’inspire la faveur signalée que vous m’avez accordée en m’admettant dans ce sanctuaire de l’éloquence et des Muses. »
C’est en ces termes que, voilà cent quatre-vingts ans, le 21 décembre 1808, Antonin, Louis, Claude Destutt, comte de Tracy, commença son remerciement à l’assemblée qui l’avait accueilli en son sein. Il remplaçait à ce même quarantième fauteuil auquel vous m’avez fait l’honneur de m’élire Pierre, Jean, Georges Cabanis, dont il avait été l’ami et qu’il croisait tous les jours. Je succède aujourd’hui à Georges Dumézil et je ne l’ai rencontré qu’une fois, il y a déjà six ans. Un critique bien intentionné a tenu à faire remarquer à ce propos dans les colonnes d’un hebdomadaire jadis fameux que c’était un peu comme si Maurice Dekobra remplaçait Henri Bergson. Si tel était le cas, je vous prierais donc de me pardonner tout à l’heure de n’être, tel Maurice Dekobra, qu’un voyageur égaré en un pays romanesque où les Airbus ont remplacé les sleepings et les hôtesses pressées les madones alanguies. Rien, pourtant, mieux que les mots de Destutt de Tracy ne saurait ce soir exprimer mon sentiment de gratitude. Avant d’évoquer ce personnage exemplaire que fut Georges Dumézil — et après avoir rendu ici l’hommage au cardinal de Richelieu que m’inspire la tradition, mais aussi la vision que j’ai eue, voici exactement huit jours, de son grand visage d’homme mort sur une peinture de la salle même où vous, les vivants, poursuivez son œuvre selon son vœu —, je souhaiterais donc m’attarder un moment sur notre lointain prédécesseur à tous deux, le comte de Tracy.
Non que ses Éléments d’idéologie m’aient été jusqu’ici un ouvrage très familier, encore que, bibliomane impénitent, j’en recherche depuis longtemps l’édition originale aperçue jadis rue Saint-André-des-Arts chez un libraire ami dans une superbe reliure de maroquin vert frappé des aigles de l’Empire, mais parce que son nom revient vingt fois sous la plume de l’écrivain de son siècle dont, depuis tant d’années, je me sens le plus proche : je veux parler, naturellement, de Stendhal, à qui, j’en suis convaincu, nul parmi vous ne refuserait désormais le bonheur de siéger pour l’éternité à un quarante et unième fauteuil idéal et si voisin de celui que vous m’offrez aujourd’hui.
Stendhal aimait Destutt, et une bonne partie de De l’amour a été directement inspirée par son Idéologie. Il l’admirait d’ailleurs tant, rapporte-t-il dans les Souvenirs d’Égotisme, que la première fois qu’il le vit il manqua à ce point d’à-propos qu’il fit — la formule est jolie, appliquée aux choses de l’esprit —, qu’il fit fiasco devant lui par excès d’amour.
Que Stendhal ait aimé Destutt m’a conduit à l’aimer à mon tour et à le lire aussi. Car, au-delà de l’amour-passion que nous sommes nombreux à éprouver pour Henri Beyle, il existe une affection du système sentimental qui s’appelle le beylisme. J’en suis moi-même frappé depuis si longtemps que je me suis résigné à vivre avec elle, comme le fumeur invétéré s’habitue à sa bronchite chronique. Elle a d’ailleurs atteint en moi une phase aiguë, puisqu’elle s’est compliquée de cette bibliomanie incurable que j’ai déjà avouée et qui fait sourire mes amis.
Mais la forme la plus extrême du beylisme est sûrement la désespérance de ne pas réussir à se reconnaître soi-même en Stendhal, quoi qu’on en ait, quoi qu’on veuille. Qu’il s’agisse du diplomate, si malhabile qu’il ait été ; de l’amoureux de toutes les femmes, plus maladroit encore ; comme de l’amoureux de l’Italie qui sut, là, triompher de tous les autres, ou de l’écrivain, bien sûr, incomparable, lui (modèle absolu de toutes nos aspirations), je vis depuis que je suis en âge d’écrire, d’aimer, de voyager, dans la douloureuse et pourtant exaltante certitude que l’ombre de Stendhal en plein midi, écrasée par le soleil blanc de Civitavecchia, reste un millier de fois plus vivante que tous les misérables petits cierges que nous pourrons jamais allumer aux autels de l’écriture, de la passion, sinon de la diplomatie.
Et cependant, plus que toutes les Chartreuse et autres Abbesse, davantage qu’Octave de Malivert ou que Lucien Leuwen et même que Fabrice qui incarna la liberté de son siècle, la vie de Stendhal fut son chef-d’œuvre et Henri Beyle lui-même le premier de ses personnages. Cette incroyable entreprise menée jusqu’au plus fort du doute, du scrupule, de l’euphorie de la découverte brusquement balayée par le courant d’air aigrelet du sarcasme venu d’ailleurs, c’est simplement l’existence d’un homme pour qui (la formule est de Léon Blum) la seule ambition légitime était celle du bonheur. Le bonheur dans l’écriture, dans la beauté parmi les femmes — Earline jamais nommée : l’unique et toutes à la fois, Mélanie, Métilde et Angelica confondues —, et le bonheur dans une société qui souriait de lui parce qu’il voulait aussi une place au soleil, c’est-à-dire un emploi dans l’administration.
Humblement, très loin de Stendhal et parfois tout près de son jumeau Beyle, j’ai tenté moi aussi de courir ce bonheur-là comme on court le lièvre ou les dames. On en a souri ; j’ai seulement essayé, à travers trop de livres et peut-être pas encore assez d’emplois, de retrouver les traces non pas de Bergson, que je connais peu, et de Dekobra, que je ne connais pas, mais de quelques-uns de mes illustres prédécesseurs dans cette Compagnie, écrivains et diplomates, graves ou désinvoltes : Paul Claudel et Chateaubriand certes, mais aussi Paul Morand et, pourquoi pas, notre ami Stendhal, si fermement établi à son quarante et unième fauteuil, tout près de celui de son maître Destutt de Tracy, qu’occupait encore, hier, Georges Dumézil.
L’héritage est superbe, mais bien lourd pour qui n’a jamais su formuler sans maladresse une pensée abstraite et qui n’est en somme capable, sinon coupable, que d’un peu d’imagination. Et c’est pourtant à celui-là que revient le redoutable honneur d’évoquer aujourd’hui devant vous la grande figure de Georges Dumézil.
En prononçant de nouveau ce nom, je m’arrête. Et je me tourne vers l’un de vous qui a su, voilà à peine dix ans, parler de lui et de son œuvre comme nul, après son discours, ne pourra ni n’osera le faire. C’est à M. Lévi-Strauss que je pose la question : comment tenter encore de brosser un tableau de ce que fut et de ce que reste parmi nous Georges Dumézil, alors qu’en moins de quelque trente pages et de trois petits quarts d’heure, le 14 juin 1979, vous avez tout dit ? Ethnologue et anthropologue, ami et compagnon de travail jusque sur les territoires qui vous étaient différents, mais aussi maître de l’ellipse, magicien du verbe, vous avez su parler avec une telle éloquence de l’historien des religions comparées, du linguiste, du père de la théorie des trois fonctions devenue grâce à lui si fameuse, dites-vous alors, qu’on hésite aujourd’hui, je vous cite, Monsieur, « à s’appesantir sur le sujet » que mon hésitation à m’appesantir après vous sur cette œuvre n’en est que plus forte.
En trente pages et trois courts quarts d’heure, vous avez tout dit, Monsieur, ou alors il faut être Georges Dumézil et, en plus de soixante volumes et en soixante-dix années de découverte et de labeur souriant, tout recommencer. Entre les deux, pour le romancier que je suis, je ne vois d’autre salut que dans la fuite. À ma décharge, je dirai qu’il est des fuites qui sont fuites en avant, et que c’est bien souvent en se hasardant sur les chemins de traverse que les romanciers trouvent le minuscule rocher d’où, juchés comme ils le peuvent sur un sommet dérisoire, ils découvriront le vaste paysage qu’ils rétréciront aux images futiles de leur œuvre.
Permettez-moi donc, Messieurs, cette dérobade devant une analyse qui s’étendrait au champ immense — ce paysage — de tous les possibles du monde indo-européen qui est, après tout, le nôtre ; et ne m’en veuillez pas de pousser la barrière — on dit en Auvergne, sur les hauts plateaux d’où je suis descendu, la claie — C-L-A-I-E — la claie, homophonie bien venue, d’une voie qui sera simplement celle de la vie d’un homme. Le romancier désarmé que je suis se fera quelques moments biographe pour raconter un destin ; ce faisant, il demeurera peut-être fabricant de fiction, incapable qu’il sera d’atteindre à une autre vérité que celle qu’il invente. Permettez-moi donc, Messieurs, d’inventer la vie du personnage principal d’une fiction — sinon d’un roman — dont je dirais, en guise d’ultime excuse, qu’elle sera une métaphore, comme la plupart de ces romans que vous avez eu la mansuétude de me pardonner. Racontant ainsi la vie d’un homme, peut-être réussirai-je aussi à effleurer celle d’une pensée.
Georges Dumézil est né à la fin d’un siècle où les sages petits garçons fils d’officier comme lui apprenaient à lire dans l’Iliade et l’Odyssée. Le lycée avait tout juste fini d’être cette « collectivité révoltée contre ses lois, cette solidarité de nerfs qui rusent et luttent, plutôt que d’hommes libres qui s’organisent » dont parle Barrès, pour devenir une École. Les livres ne constituaient plus une barrière entre les jeunes gens et le monde, mais c’était entre leurs lignes qu’on trouvait les chemins sinueux qui pouvaient vous en approcher ; on prenait encore le temps d’en couper les pages et Georges Dumézil découvrit le monde antique, Hercule et les Argonautes, dans le texte grec et allemand qu’en donna Barthold Nieburh. Il s’agissait de livres pour enfants, comme ceux de la collection « Contes et légendes » de nos jeunesses ; mais ils étaient l’œuvre de l’homme qui réinventa l’histoire en Allemagne à la fin du siècle dernier.
Revenu voilà quelques mois du Yémen, cette Arabie heureuse des vieilles inscriptions sud-arabiques, j’ai peut-être marché moi-même dans les pas du père de Nieburh, le grand Carsten Nieburh, et de ceux de ses compagnons qui payèrent de leur vie l’envie d’aller voir dans le monde ce qu’on en disait dans les livres. Avant d’aller à son tour arpenter les lieux de ses découvertes, Georges Dumézil se raconta les légendes grecques en les apprenant, déjà, en une autre langue. Ainsi, à peine âgé de dix ans, aborda-t-il les hautes terres de la mythologie par le chemin naturel des langues qui la disaient. Cinquante ans plus tard, au lycée Condorcet, nous ânonnions bêtement le De viris illustribus ou, plus mal encore, les dernières pages du Phédon sans en comprendre un mot : Georges Dumézil nous parait soudain le héros d’une histoire qui se déroule très loin de nous. Des épopées, il passa donc aisément aux langues, et de la mythologie à la linguistique ; il n’était toujours qu’un jeune garçon.
C’est peut-être parce que j’ai connu sur les bancs de Sciences Po Renaud, petit-fils de Victor Segalen, dont j’avais lu quelques livres, que je me suis forgé une passion pour Segalen et pour la Chine. Georges Dumézil découvrit le sanscrit dans le Dictionnaire étymologique du latin, de Bréal ; en classe de seconde, il rencontra le petit-fils de Michel Bréal, qui le présenta à son grand-père ; et sa découverte devint une passion.
La suite de ses études, au lycée de Tarbes, puis en classe de philosophie à Louis-le-Grand, ressemble dès lors à un étrange roman d’apprentissage où un jeune homme pour qui le savoir serait seule raison de vivre se constituerait une tête bien faite avec un peu de basque, pris en passant ; la grammaire de Franz Bopp, cadeau de nouvelle année ; et les livres d’Antoine Meillet, dont une fameuse Introduction à l’étude comparative des langues indo-européennes. Ainsi se découvrait peu à peu à l’adolescent le territoire de toutes les investigations qui allait s’ouvrir à l’homme adulte. À l’âge où Proust glanait derrière Ruskin, quand les héros de Barrès rêvaient d’amour et de sensualité sur les sentiers ombragés de La Nouvelle Héloïse, Georges Dumézil avait choisi pour ses années d’apprentissage la porte étroite de l’érudition : le monde indo-européen et la multiplicité des langues qui le disent étaient déjà son domaine.
Un peu plus d’un siècle après que le Wilhelm Meister de Goethe n’eut croisé en chemin que des saltimbanques, Shakespeare ou Mignon, les héros de Dumézil s’appelaient déjà Indra ou Varuna : le roman d’apprentissage conduisait tout droit aux sommets vertigineux de la connaissance. À vingt ans, en ce début de siècle, les jeunes gens se faisaient lentement des livres qu’ils avaient lus comme des femmes qu’ils avaient aimées.
Georges Dumézil jeune homme était prêt. L’esprit était aux aguets, il possédait un commencement de savoir — tous ces livres, ces langues... : il lui restait à acquérir une méthode. Au détour d’une phrase, presque par hasard, dans un livre d’Entretiens qui constitue en somme son unique biographie il s’est souvenu de ce professeur qu’il eut à Louis-le-Grand un peu avant la Grande Guerre, et nous a livré son secret. C’est sur ce qui est à proprement parler une « technique » que je veux m’attarder un instant. Ce maître, nous dit-il, enseignait — c’est son expression — à « faire de la matière » — « faire » entre guillemets ; c’est-à-dire à tourner et à retourner un énoncé dans toutes les directions, pour en épuiser tous les sens, et au-delà. Ce fut, dit-il, une très bonne « rhétorique » qui lui servit jusqu’à son dernier jour. Ainsi apparaît déjà cette méthode qu’on retrouvera dans tous les ouvrages de sa maturité et jusqu’à ce jeu d’esprit qu’est le Moyne noir en gris dedans Varennes : l’étude absolue, forcenée, épuisante et souriante d’une bribe de texte à partir de laquelle on tire mille conclusions qui se chevauchent, se contredisent et s’annulent mais révèlent toutes l’un des possibles cachés derrière une séquence de quelques mots déchiffrés au bas d’une stèle ou retrouvés dans un texte exsangue à force de n’avoir été que trop et mal lu. On imagine le Frenhofer du Chef-d’œuvre inconnu, de Balzac, peignant et repeignant cent fois le même tableau pour aboutir à un indescriptible entrelacs de significations illisibles, c’est-à-dire à la folie : le génie de Georges Dumézil sera, parmi ces mille sens cachés — ou si ouvertement offerts que, telle la lettre d’Edgar Poe, on oublie de les voir —, de savoir privilégier, puis retenir, le bon. Ou le moins mauvais. Il se trompera parfois, reviendra sur son erreur qu’il expliquera — s’expliquera — avant de découvrir une nouvelle séquence. Et c’est de cette méthode, ici seulement entraperçue, que vous me permettrez, Messieurs, de déjà m’émerveiller. Instinctivement, parce qu’un professeur de lycée lui a montré qu’il n’était pas de vérité établie qui ne recelât vingt interprétations autres, Georges Dumézil découvrait que seul un véritable corps-à-corps avec le texte permet d’en faire jaillir l’étincelle. Mettre le feu aux poudres ne sera plus qu’un jeu : on le jouera en souriant.
Comme Jallez et Jerphagnon, à peine un peu trop tard pour vraiment leur ressembler, Georges Dumézil entre à l’École normale supérieure. Mais c’est la guerre, on ne se promène plus sur les toits de la Rue d’Ulm que balaie le faisceau blanc des projecteurs de la défense antiaérienne ; d’ailleurs, l’École est à demi transformée en hôpital et c’est plus du côté de Radiguet qu’on se trouve alors que chez Jules Romains. Mais Georges Dumézil vient d’avoir dix-neuf ans, il est mobilisé, et notre jeune homme — dont la guerre achève de faire l’éducation — va se battre. Il verra des compagnons mourir à ses côtés, mais raconte comment, dans les gravats d’un village dévasté, il découvrira parmi des bréviaires et des recueils de sermons en charpie un volume d’épopées russes dont il fera, six ans après, la matière d’un livre. Comme si le destin et son bras séculier le hasard s’acharnaient sur ce jeune homme plus que sur n’importe quel personnage de fiction né de la fantaisie débridée d’un romancier, pour baliser son chemin de signes qu’il déchiffre parfaitement. Le 11 novembre 1918, dans le désœuvrement plat qui prolonge les grands orages, s’achèvent les années d’apprentissage de Georges Dumézil. Quelques mois encore à traîner, un lycée à Beauvais où il ne fait que passer : il commence à mettre en place les idées de ce que sera ce premier livre.
À partir de maintenant, on dirait bien que la vie de Georges Dumézil, l’histoire de sa vie dans ses incidents de tous les jours comme dans les moments pleins et riches qui sont le feu d’une existence, se mêle si intimement à sa pensée, à l’histoire de sa pensée en mouvement, à la genèse enfin d’une œuvre, qu’elle s’y confond complètement. On dirait qu’avec un sourire amusé le jeune homme frais émoulu d’une Rue d’Ulm qu’il n’a fréquentée qu’entre deux alertes s’efface devant la formidable entreprise que sera l’élaboration d’un système complet d’appréhension d’une partie du monde dans son histoire et ses histoires.
Direction générale des Relations culturelles, scientifiques et techniques du ministère des Affaires étrangères dont j’ai l’honneur d’assurer la direction.
À cette époque, le petit service, encore établi rue François Ier, comptait parmi ses animateurs Jean Marx, qui devait le diriger après 1939 et dont Georges Dumézil était l’ami. Je noterai au passage, pour le plaisir, que Jean Marx a eu deux collaborateurs, qui s’appelaient Jean Mistler et Paul Morand ; un troisième s’appelait d’ailleurs Jean Giraudoux. Je noterai surtout que plus tard, après Jean Marx, le directeur des Relations culturelles du Quai d’Orsay s’est appelé Jacques de Bourbon Busset : c’est lui qui me fait l’honneur de me recevoir parmi vous ce soir. M. de Bourbon Busset a laissé à la direction générale des Affaires culturelles plus que des souvenirs et des amitiés, mais une politique, une éthique et une âme : de cet héritage d’hier et de son accueil tout à l’heure, je veux ici le remercier.
C’est Jean Marx, donc, et ce petit service du ministère des Affaires étrangères dont on voit qu’il ne fait pas toujours du si mauvais travail, qui va d’abord envoyer Georges Dumézil à l’université de Varsovie, où il sera nommé lecteur de français. Il n’y restera pas un an, des tâches plus pressantes le requièrent : il entrevoit en effet chez ces Indo-Européens autour desquels il ne cesse de tourner un premier faisceau de convergences. Ainsi croit-il découvrir chez chacun de ces peuples et chez leurs descendants une sorte de nourriture sacrée qui varie d’une population à l’autre, bière ici, ambroisie là, mais qui serait pour tous un aliment de « non-mort ». Il revient à Paris, la guerre est finie depuis à peine deux ans, il se met au travail — et son Festin d’immortalité parait en 1924. Plus tard, il reconnaîtra les limites de cette première synthèse : il a sollicité quelque peu les langues et tiré arbitrairement à lui des faits encore relatifs. Mais très vite, il a déjà constaté que c’est du côté des peuples du Nord que se situe sa faiblesse.
Comme par hasard, il se rend d’ailleurs compte, aussitôt après la publication du Festin d’immortalité, qu’il manque un élément à son bagage. Pour couvrit l’ensemble du territoire qu’il a commencé à arpenter, il lui faut encore posséder à fond la langue, précisément, des dieux du Nord. Que faire, sinon partir pour la Suède et l’apprendre sur place ? Georges Dumézil entreprend à nouveau des démarches au Service des œuvres, mais les postes à l’étranger sont rares en ce temps-là, et rien n’est disponible du côté de la Suède. Qu’à cela ne tienne, on lui propose Istanbul : pourquoi pas ? en attendant... Ce sera le voyage en Turquie, une manière d’exil absolu en marge de l’Europe, voire en marge de son étude, mais dont il profitera pour se plonger avec délectation dans d’autres recherches portant sur un domaine radicalement différent.
À travers les paysages désolés et lunaires de cette terre dont Gobineau (Gobineau qui pourrait lui aussi prétendre au fauteuil idéal de Stendhal, puisque ses Pléiades ne sont pas si loin que cela de toutes les Rome, Naples et Florence), à travers cette terre, donc, dont Gobineau disait qu’elle était « si vieille et qu’elle avait vu tant de choses que ce qu’on y observe est multiplié à l’infini », Georges Dumézil suit à la trace les cent ramifications des langues du Caucase, les Ossètes qui descendent des Scythes, les Tcherkesses, les Oubykhs enfin, dont il ira chercher les derniers rameaux avec une patience de jardinier amoureux pour les cultiver jusqu’à leur ultime bourgeon comme une plante très tare et oubliée dont lui seul aurait connu les vertus. D’autres se distraient d’une grande entreprise en lisant des romans policiers, ou pratiquent un passe-temps dont ils font une manie, le tennis ou le bridge : tout en poursuivant sa gigantesque tâche indo-européenne, Georges Dumézil s’en ira à travers steppes et villages perdus et retrouvés, en quête de langues agonisantes où trois voyelles oscillent selon des lois rigoureuses parmi quatre-vingt-deux consonnes imprononçables. De ce passe-temps de trois années et des nombreux voyages qui les suivirent, il va tirer la matière d’une dizaine de volumes qui paraîtront sur trente ou quarante ans.
Mais un poste finit quand même par se libérer dans les brumes du Nord. Après la Turquie, c’est Upsal où, en 1931, il peut enfin vérifier qu’Odin, Thor et Freyr sont bien les frères frileux de Jupiter, Mars et Quirinus. La boucle est désormais bouclée. L’enquête sur le terrain n’aura plus qu’à mûrir, c’est à Paris que Georges Dumézil viendra la faire fructifier.
Les amitiés qu’il y trouvera, puis l’École des hautes études, seront le terreau propice à cette éclosion. Il y aura les maîtres, Marcel Mauss et Granet, qui lui entrouvre un univers « autre » et par cela même nécessaire, la Chine, où les Indo-Européens n’ont pu atteindre ; il y aura aussi les compagnons, Benvéniste et Eliade, dont les préoccupations rejoignent les siennes même si leurs chemins vont diverger ; il y aura encore les amis fidèles, Jean Marx, toujours lui, et Sylvain Levi qui lui permet, contre vents et marées, de garder sa chaire aux Hautes Études ; et bientôt, Brice Parain, l’éditeur, qui l’accueillera dans sa collection « La Montagne Sainte-Geneviève » pour lui ouvrir, avant Pierre Nora, qui a pris si bellement le relais, les portes de la NRF ; et puis, comme dans tous les romans, il y a les amis et les ennemis, il y aura les adversaires, qu’on ne nommera pas dans cette enceinte, jaloux de leur territoire étroitement romain et dont l’hostilité va stimuler l’effort d’un Dumézil de quarante ans qui veut abattre les frontières entre des disciplines compartimentées comme les champs clos des nationalismes bornés qui vont bientôt enflammer le monde.
C’est dans cette atmosphère de surenchère dans les rivalités intellectuelles, d’émulation aussi — l’ombre de Roger Caillois, cette fois, qui passe... —, mais surtout de longue méditation jamais solitaire que va paraître en 1938 l’article de la Revue d’histoire des religions consacré à « La préhistoire des flamines majeurs » qui marque à la fois la conclusion d’une période de recherche et le début de la mise en œuvre d’un système.
Georges Dumézil va encore vivre quarante-huit ans ; l’histoire de ce demi-siècle, c’est bel et bien pour lui l’histoire d’une pensée qui, jusqu’au bout, va étendre à l’infini, perfectionner, diversifier ce système jusqu’à en faire une méthode générale d’explication d’une civilisation qui est la nôtre. À côté de cela, le reste, si grave soit-il, parait anecdotique. La guerre, le séjour chez les oratoriens de Pontoise où le franc-maçon jalousé qu’est Dumézil trouvera un refuge amical et chaleureux, n’entravent en rien ce travail de vérification, de consolidation. Gabriel de Broglie, qui fut alors son élève, nous a dit la générosité des bons Pères de Pontoise — et la bonté que celui qu’ils abritaient leur rendait au centuple. Bientôt, d’ailleurs, des signes de connivence viennent d’autres mondes ; des chercheurs étrangers s’avancent après lui dans la voie qu’il a ouverte.
Et puis la critique et la contestation s’effacent peu à peu d’elles-mêmes devant la maîtrise d’un savoir en perpétuel épanouissement. C’est le Collège de France en 1949, mais aussi, en 1952, un séjour au Pérou pour apprendre la langue quechua et établir de fulgurants rapprochements avec le turc, qui reste pour lui un savant et riche délassement ; ce sont aussi de longs retours du côté des Oubykhs, où la grammaire de certaines langues caucasiennes comme les romans scythes et d’alentour viennent, en contrepoint, répondre aux recherches indo-européennes ; c’est une volonté farouche de ne jamais se laisser enfermer dans un cadre, si vaste fût-il, où il étoufferait : Georges Dumézil voyage, rencontre, publie. Tout entier occupé à explorer un territoire dont il a marqué les frontières, on dirait bien qu’il ne voyage, rencontre ou publie que pour aller plus loin dans un champ des possibles, qui est tout simplement celui de l’esprit.
Après sa retraite du Collège de France, l’Amérique, Princeton, Chicago et Los Angeles lui ouvrent leurs portes : son aventure intellectuelle est devenue un phénomène qui dépasse largement le pré carré des écoles qui l’admirent en France. Seuls les premiers signes d’une faiblesse cardiaque l’obligeront à s’enfermer enfin à Paris. Alors, faute de voyager encore et de toujours rencontrer, il publiera et republiera, sans trêve, maître d’un savoir qui évoque celui des humanistes de la Renaissance : à lui, rien de ce qui est langue, religion, culture, civilisation n’est étranger.
Ainsi, celui que vous avez accueilli parmi vous à plus de quatre-vingts ans, en 1979, fait-il bien partie de ces créateurs dont M. Lévi-Strauss a si justement remarqué alors qu’« ils étaient d’un format qui nous semble hors d’atteinte aujourd’hui : auteurs d’œuvres immenses déjà par le volume, qui rompent avec les idées reçues, bousculent les disciplines, inventent entre celles-ci d’autres rapports et transforment même les règles du fonctionnement de la pensée ».
J’ai dit que je ne saurais me hasarder, après M. Lévi-Strauss, à tenter, fût-ce de très loin, une description de cette tripartition fonctionnelle qui, avec les digressions caucasiennes, constitue le fondement de la pensée de Georges Dumézil.
Au-delà des analogies récurrentes qu’il n’a cessé de mettre en évidence entre les dieux de la triade romaine, Jupiter, Mars et Quirinus, et leurs cousins indiens ou germaniques, ce que je souhaiterais souligner maintenant, c’est la méthode par laquelle Georges Dumézil est parvenu à cette construction, et le caractère total du système qu’il a ainsi mis en place.
Cette méthode, je crois en avoir donné un bref aperçu lorsque j’évoquais tout à l’heure ce professeur de Louis-le-Grand qui lui enseigna à « faire de la matière ». D’où ces trois moments de la vie d’une pensée, qui constituent trois étapes d’une parfaite cohérence entre elles : l’intuition de 1924, la révélation de 1938, l’exposition entreprise à partir de 1968.
L’intuition, d’abord, c’est le moment où apparaît à Georges Dumézil la nécessité impérieuse de briser les murailles de livres que les écoles ont élevées entre les disciplines. Généreux, le XIXe siècle, tout enivré de ses découvertes dans le domaine de la linguistique, avait ouvert la voie à une manière de fusion, ou du moins d’étude simultanée des langues et des religions.
Trente ans plus tard, seules émergeaient de l’arbre trop vite poussé et aussitôt taillé en coupe par ses critiques quelques feuilles encore vivantes du Rameau d’Or de Frazer ; pour le reste, historiens des religions et linguistes, épigraphistes et romanistes avaient décidé de se tourner le dos. L’intuition géniale de Georges Dumézil sera de comprendre qu’il fallait revenir à cette étude globale, à un comparatisme général unanimement désavoué, mais sur d’autres bases. Avec le Festin d’immortalité, il néglige résolument l’étude de faits isolés et dégage l’idée de cycle, qui deviendra système, sinon structure. Dans le même temps, il réoriente le champ du comparatisme de l’étude de l’Inde et de la Grèce à celle d’un couple indo-iranien et romain. Enfin, il met en évidence qu’il y a d’un côté des histoires surnaturelles et des mythes où les dieux se transforment en hommes ; de l’autre, des récits qualifiés d’histoire — au singulier — où les hommes tiennent lieu de dieux. Peut-être n’a-t-il pas alors assez fait « de matière », il y a des trous, des analogies hâtives, il n’en reste pas moins qu’une base a été étudiée.
Ce sera, dès lors — seconde étape autour de 1938 — la révélation d’un système désormais complet, où les trois dieux, Jupiter, Mars et Quirinus, retrouvent pleinement leurs frères germains ou indo-iraniens à tous les points cardinaux de l’univers indo-européen.
L’article de la Revue d’histoire des religions ne fait qu’une trentaine de pages : pendant vingt ans, Georges Dumézil s’en servira pour « faire de la matière ». Des Mythes et des dieux des Germains de 1939 au Mitra-Varuna de 1940 et aux quatre Jupiter Mars Quirinus qui s’échelonnent de 1941 à 1948, il achève de mettre en place son système en précisant tour à tour davantage chacun des grands paysages de son champ d’investigation.
À partir de 1968, quand tous les éléments en existeront, foisonnants mais épars, il entreprend la vaste tâche d’exposition qui constitue le troisième volet exemplaire de l’histoire d’une pensée. A soixante-dix ans, délié des obligations du voyage et de l’enquête qui étaient la chair vivante dont il nourrissait son esprit, il va donc tout remettre à plat en concevant une gigantesque construction qui consiste à revenir une dernière fois sur les traces qu’il a laissées et à en dresser un immense tableau — je dirai : un monument — qui, sous forme d’une synthèse globale, l’amènera, enfermé rue Notre-Dame-des-Champs, derrière la muraille de livres qui l’encercle de partout, à pratiquer de nouvelles brèches, à découvrir de nouvelles ouvertures, partant des voies nouvelles et de fulgurantes échappées entre les pages déjà dites, au-delà des mots déjà si longuement médités.
Telle fut, mais c’est peut-être seulement une vision de romancier, la méthode d’un Georges Dumézil aux prises avec un système qu’il parvint à si totalement maîtriser. À ce point d’une démonstration aussi sommaire que hâtive, je veux insister, Messieurs, sur ce caractère total d’une pensée à laquelle rien ne doit échapper dans le champ qu’elle s’est défini.
Georges Dumézil n’a cherché à leurrer personne. À ceux de ses amis qui avançaient l’idée qu’il existe des règles universelles et des structures universellement identiques de fonctionnement de l’esprit humain, ou des archétypes de l’inconscient, il répondait qu’il se bornait, lui, à simplement constater des systèmes qu’on retrouvait semblables au sein d’un même et unique groupe, qui était cette population, mythique mais bien réelle, venue d’on ne sait où, quelque part aux confins de l’Europe et de l’Asie, avec sa langue, ses dieux et ses légendes. Il n’entendait nullement — je cite ici son Héritage indo-européen à Rome — « ressusciter l’état. religieux, politique ou social des Indo-Européens indivis et, ce faisant, satisfaire ainsi un goût d’exotisme dans le temps, mais donner les moyens de se représenter, sur cinq cents, mille ou deux mille ans suivant les cas, une partie de la préhistoire des civilisations indo-iranienne, italique, germanique, etc., historiquement connues ».
Dans ce cadre étroitement défini — mais si largement aussi — on perçoit entre les lignes l’immense appel d’air venu de tous les horizons de notre héritage. Il s’agissait dès lors — je cite le même petit ouvrage de 1948 — de « tenir sous les yeux, à la fois, solidement parce qu’ils sont solidaires, ces cinq secteurs : concerts, mythes, rites, division sociale, sacerdoces ». En cinq termes, ce que Georges Dumézil définit ainsi, c’est tout simplement une civilisation.
C’est donc ce système global, total, qu’il appliquera avec une sorte de jubilation aux plus vastes pans de cette (ou de ces) civilisation qu’il se fera une obligation d’aborder, comme à leurs plus infimes manifestations entre lesquelles il semblera s’amuser à faire jouer toutes les nuances de ce qui devient une langue et une poésie.
Témoins de cette culture immense, les trois beaux volumes de Mythe et épopée ou la réédition de La Religion romaine archaïque, qui mettent à plat le formidable tableau d’un savoir acquis pendant plus de soixante ans, Mais témoins aussi, et je les cite dans le désordre, ses Idées romaines, ses Esquisses de mythologie, où il tourne et retourne en tous sens des bribes de problèmes, qu’il s’agisse de La Courtisane et les Seigneurs colorés, ou des Quatre pouvoirs d’Apollon, pour apporter quelques gouttes d’eau encore à son moulin et nous offrir, à nous, émerveillés, de géniales et musicale variations autour d’un thème unique et triple, dont chaque esquisse es une fulgurante notule à un immense ensemble qu’elle consolide encor en quelques pages, quelques images d’une infinie poésie.
J’ai dit jubilation, et c’est bien de jubilation qu’il s’agit, quand, parvenu tout au bout du chemin, Georges Dumézil peut se rendre compte que l’extraordinaire machine, ce mécanisme de haute précision qu’il a inventé, en arrive à pouvoir fonctionner tout seul ; je veux dire sur n’importe quel sujet, mais avec la même rigoureuse, inaltérable précision. Tel est l’enjeu de l’avant-dernier livre publié de son vivant. Je veux parler de ce livre qu’il a qualifié lui-même de « sotie », où le savoir le plus grand débouche soudain sur le rire le plus pur. Le Moyne noir en gris dedans Varennes est, vous le savez, l’analyse poussée jusqu’à l’absurde, c’est-à-dire jusqu’à la plus extrême de ses possibilités, du quatrain de Nostradamus qui prédit la fuite de Louis XVI à Varennes, son arrestation, son emprisonnement et son exécution. Nous sommes là aussi éloignés des chers Indo-Européens de Dumézil que de ses amis les Oubykhs, et pourtant, sur quatre vers qui constituent un poème si inspiré, si moderne et si bellement articulé que je ne peux résister au plaisir de vous le redire :
De nuict viendra par la forest de Reines,
Deux pars vaultorte Herne la pierre blanche
Le moyne noir en gris dedans Varennes,
Esleu cap cause tempeste, feu sang tranche.
Sur ce quatrain énigmatique, donc, un vieux monsieur de quatre-vingt-six ans a imaginé un dialogue délirant de drôlerie et imperturbablement sérieux entre quatre messieurs graves et savants. Ainsi, c’est la fiction elle-même — romancier, j’oserai dire le roman — qui vient à la rescousse de la théorie sous la forme d’un dialogue que n’auraient désavoué ni Valéry ni Claudel, qui faisait converser sur Wagner et sur Dieu des automobilistes en panne dans le Loir-et-Cher. Ici, nos quatre personnages tournent et retournent les quatre vers de Nostradamus, en épuisent tous les sens et en font si bien « de la matière » qu’ils retombent sur Rome et les flamines majeurs pour en éclairer enfin la signification et prouver, par Numa Pompilius interposé, que Nostradamus a bel et bien annoncé au milieu du XVIe siècle les événements de 1791. Le raisonnement est si superbe que les cent pirouettes du dialogue deviennent les entrechats nécessaires d’un ballet où l’intelligence le dispute à l’humour sous le signe inépuisable d’un savoir universel.
Et nous n’avons d’ailleurs pas le temps de reprendre notre souffle que Georges Dumézil remonte encore vingt siècles en quelques pages, pour nous offrir in fine sa somptueuse version à lui des derniers mots de Socrate à la fin du Phédon : « Criton, à Esculape nous sommes redevables d’un coq. » Avant que le coq chante, Georges Dumézil a tout deviné.
Ainsi, derrière la pensée toujours en mouvement qu’on a vue naître et s’enrichir à travers tant de pages et tous ces livres accumulés en un superbe ordonnancement, apparaît le sourire de l’homme Georges Dumézil. Je l’ai dit, je ne l’ai rencontré qu’une seule fois. C’était chez lui dans cet appartement en proue sur la rue Notre-Dame-des-Champs, dans ce désordre fabuleux de livres posés sur des livres, de planches en équilibre ployant sous le poids d’autres livres, devant cette table de travail comme dévorée elle-même par les livres qui l’envahissaient de toutes parts, maladie magistrale du savoir à l’assaut des objets de tous les jours qui n’en sont que l’instrument banal et nécessaire. Et moi, le romancier un peu diplomate, le diplomate un peu romancier qui osait lui rendre cette visite, je me sentais comme un personnage parfaitement incongru, un Pierrot de comédie avec ses petites angoisses, égaré au milieu d’un autre théâtre où l’on aurait donné une pièce à laquelle il sentait avec une redoutable clairvoyance qu’il n’appartenait pas. J’ai pourtant retenu de cette brève visite la vision d’un homme d’une immense bonté qui faisait l’effort de tenter de comprendre jusqu’aux silences embarrassés d’un solliciteur qui se sentait désespérément importun.
Plus tard, j’ai rencontré des hommes et des femmes qui m’ont redit cette volonté qu’il avait de comprendre un interlocuteur, alors même que les préoccupations de celui-ci paraissaient se situer à des année-lumière de ce qu’on croyait être les siennes. Son fils, le docteur Claude Dumézil, ne m’a-t-il pas écrit que si son père « lisait peu de romans — ce sont ses mots — et ne s’était jamais autorisé à en écrire, on sait peu qu’il a eu, lui aussi, avant guerre, dans la mouvance pétillante du jeune Roger Caillois, la tentation de s’essayer au genre littéraire policier ».
Et puis la télévision est venue, bien tard, pour révéler à ce qu’on peut appeler le grand public la figure de Georges Dumézil. Et ce public, à son tour, l’a découvert derrière sa table de bois et les montagnes branlantes de ses livres qui sont devenues pour tous la métaphore de son savoir, lui si bien assuré ; mais ce même public a découvert en même temps, au détour des questions du faire-valoir qui l’interrogeait, la bonté de ce regard, l’humour de ce sourire.
Lorsque je me suis lancé dans la redoutable et exaltante entreprise qui a consisté à lire, en quelques mois — j’ouvre les guillemets — « tout Dumézil », ou presque, pour tenter d’en parler cet après-midi devant vous c’est le souvenir de ce sourire qui m’a d’abord encouragé, effaré que j’étais par les milliers de pages qui s’amoncelaient devant moi. Car démuni, je l’étais. Tout juste bon, je vous l’ai dit, à écrire des romans, cela faisait plus de trente ans que j’avais oublié de penser. Pis : je ne savais plus ce que c’était que penser.
J’ai donc abordé l’œuvre de Georges Dumézil pas à pas : très vite, pourtant, et après quelques livres, tout m’a paru clair. J’avais compris, je crois, et la recherche, et la méthode : le reste coulait de source. Le plus aisément du monde, les lignes de force de sa pensée se sont dégagées, ses appendices, ses ramifications : une fois de plus, Georges Dumézil s’était montré un maître hors pair, mais, cette fois, c’était à moi qu’il s’adressait. À moi qui ne savais plus penser, il a réappris à le faire. La délectation qu’il éprouvait à suivre une idée jusque dans ses prolongements les plus inattendus, je l’ai ressentie à mon tour. Et c’est ainsi que son Moyne noir en gris a fini par m’apparaître comme le livre le plus drôle que j’aie lu depuis bien longtemps, car il n’était plus un élément du puzzle qui ne me fût familier, ni un clin d’œil à son système auquel je ne pusse répondre à mon tour.
L’été dernier, j’ai passé huit jours à Bayreuth, où on donnait une nouvelle mise en scène de L’Anneau du Niebelung. Wotan et Donner, Froh, Freia, les dieux de L’Or du Rhin qui m’étaient depuis longtemps des amis, me sont apparus sous un autre costume. Wotan, c’était le borgne, et Donner le manchot dont Dumézil a raconté les aventures ; quant à Froh et à Freia, la déesse aux pommes de jouvence, je les ai reconnus sous le masque dont Wagner les a affublés : à travers le temps et l’espace, transportés sur la verte colline du Festspielhaus, c’étaient les jumeaux Açvins de la légende indienne.
Et soudain, lorsque les géants Fasolt et Fafner entraînent Freia, leur prisonnière, le chant de désespoir de Froh, le personnage le plus ingrat peut-être de la mythologie wagnérienne, m’a rempli d’une émotion nouvelle, parce que au-delà des mythes védiques passés au tamis réducteur d’un conte des bords du Rhin, ce sont les derniers des cinq frères Pandava qui me sont apparus, Nakula et Sahadeva, beaux et intelligents, à qui l’épée est attribuée comme arme : cette épée, c’est celle de Siegfried, bien sûr, devinée dans les notes ultimes du prologue, admirable thème de sept notes glorieuses qui retentit quand les dieux s’avancent vers le Walhalla sur l’arc-en-ciel que Froh, lui précisément, a lancé entre terre et ciel.
Ainsi, jusque dans les désordres poétiques de la thématique wagnérienne, me suis-je plu à retrouver à mon tour les signes dont Georges Dumézil a balisé sa pensée. Romancier pris au piège de la pensée d’un autre, je faisais mienne sa méthode pour mieux m’y enfermer.
Parlant de Stendhal, j’ai dit au commencement de ce remerciement qu’au-delà des Chartreuse et des Armance, sa vie fut son vrai chef-d’œuvre. Je voudrais pouvoir énoncer avec la même aisance qu’au-delà de la théorie des trois fonctions, des lourds volumes de Mythe et épopée, de tous ceux qui les ont précédés et de ceux qui les ont suivis, c’est la pensée en action de celui qui les a tirés de la double nuit de l’espace et de l’histoire qui est son vrai chef-d’œuvre. Non pas, dès lors, la vie d’un homme, ou son œuvre, mais la démarche, l’itinéraire : l’intuition, la révélation puis l’exposition qui ont conduit de l’un à l’autre. Je voudrais pouvoir affirmer ce qui me semble une vérité aveuglante — mais qui suis-je, après six mois seulement d’intimité peut-être trop fertile avec la pensée de Georges Dumézil, pour oser avancer une telle hypothèse ?
Je la poserai donc seulement devant vous, Messieurs. Et je retournerai à mes romans et à ma diplomatie. Pendant six mois, grâce à Georges Dumézil, je me suis senti un peu meilleur, ce qui est déjà difficile ; un peu plus intelligent, ce qui est beaucoup plus difficile. La dernière page n’est pas tournée. Quoique j’aie pu en dire, il me reste bien des volumes de Georges Dumézil à lire, tant de cheminements encore à explorer. Pour le reste, je continuerai à écrire des romans, puisque c’est peut-être encore cela que je réussis le moins mal, et je continuerai mon métier de diplomate, car, hormis celui de la littérature, le service de l’État est, au fond, le seul que je respecte et le seul pour lequel je pense être né.
Mais je demeurerai fidèle aux engagements qui étaient ceux du solliciteur auquel vous avez bien voulu, en juin dernier, accorder vos suffrages. J’ai trop de visages encore dans la tête, d’histoires, de paysages — et le défi que Stendhal nous a lancé d’écrire à perte de vue, de vie et jusqu’au dernier souffle — pour ne pas écrire encore, fût-ce un peu trop et en dépit des règles de la bienséance en matière de littérature qui préconisent l’économie des moyens, la raréfaction de la production, l’enfantement dans la douleur et la culture efficace des amitiés nécessaires à la bonne tenue des livres de comptes.
Simplement, parce que appelé à siéger parmi ceux que Destutt de Tracy appelait « les hommes les plus distingués par leurs talents et leurs lumières », peut-être vais-je avoir envie de mieux mériter l’honneur que vous m’avez fait. Aussi tenterai-je, simplement, d’écrire des romans un peu meilleurs, et de servir un peu mieux l’État que je me suis donné pour maître.