Discours de réception de Jacques Laurent

Le 5 mars 1987

Jacques LAURENT

Réception de Jacques Laurent

 

   M. Jacques Laurent, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Fernand Braudel, y est venu prendre séance le jeudi5 mars 1987, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

     La tradition veut que je m’étonne d’avoir été appelé à siéger en votre illustre compagnie. Certains n’hésitent pas à nuancer d’humour le tribut qu’ils paient à l’usage. Je ne m’y essaierai pas, je n’y parviendrais point, mon étonnement conservant sa force étymologique. Il est extrême le plaisir que j’éprouve à honorer la tradition dans une maison qui repose sur elle et qui doit une bonne part de son éclat et de son prestige à l’ancienneté de ses rites et à une durée séculaire qui s’est intégrée à l’histoire.

     L’histoire ! Plus tôt que je ne l’aurais souhaité voilà le grand mot lâché, qui m’entraîne au cœur même du sujet qu’il m’a été donné de traiter devant vous : la vie et l’œuvre de Fernand Braudel. Lors de son discours de réception il s’était appuyé sur une phrase d’André Chamson : « Celui qui raconte a besoin de créatures vivantes. » Mon embarras est grand devant la difficulté où je me trouve de devoir animer la statue de Fernand Braudel, car c’est bien d’une statue qu’il s’agit.

     À travers l’imposante littérature qui lui a été consacrée, sa majesté nous écrase et son autorité mondialement reconnue. Vingt fois docteur honoris causa d’universités étrangères, il fut choisi comme membre par nombre d’entre elles, aussi différentes que celles de Budapest, de Madrid ou de Munich. Son nom finit par ne plus apparaître qu’escorté d’hyperboles. Il est le « maître », le guide, le prince, l’empereur de la nouvelle histoire, le pape. Lui-même se plaignait en souriant d’avoir été « empaillé » de son vivant et, depuis qu’il nous a quittés, c’est d’un mythe qu’il est devenu captif, à ce point que l’admirer n’est plus permis si l’on ne pousse pas le culte jusqu’à l’adorer.

     D’où une situation bien délicate pour moi qui ne puis apporter mon tribut d’éloges sans craindre qu’il ne soit aussitôt englouti dans le nuage d’encens qui enveloppe la mémoire de celui qui est universellement tenu pour le souverain de l’histoire contemporaine.

     Tout d’abord, j’aimerais qu’on me permit d’écarter une expression : « la nouvelle histoire ». Fernand Braudel la prisait fort peu mais elle fut souvent employée à son propos. Nous aurons vu apparaître en quelques décennies la nouvelle histoire, le nouveau roman, la nouvelle critique, les nouveaux philosophes, la nouvelle cuisine. Celle-ci a apporté des changements, peut-être passagers, à nos habitudes, mais qui oserait soutenir que depuis le néolithique la cuisine était restée stable et qu’elle a fait tout à coup peau neuve ? Fernand Braudel se plaisait à exécuter en compagnie de ses proches des recettes qui dataient du Moyen Âge ou de la Renaissance, et il obtenait des plats qui étaient différents de ceux qu’on servait dans les festins du Satiricon ou de ceux que préconisait Brillat-Savarin.

     Tout ou presque change constamment dans nos sociétés occidentales, la cuisine comme le vêtement, le vêtement comme le mobilier et l’astronomie mais jamais on ne saurait assurer qu’une pratique s’est conservée assez pure pour qu’on puisse décomposer son histoire en deux parties, l’ancienne et la nouvelle.

     Existerait-il, d’Héraclite à Bachelard, une lignée des anciens philosophes interrompue ces dernières années par le déferlement des nouveaux ?

     La nouvelle critique trahit la même présomption, elle donnerait à penser que de Boileau à Thibaudet les mêmes procédés ont été uniformément utilisés et que, pour reprendre une assertion de M. Doubrovsky, jusqu’à Roland Barthes la critique n’avait su traiter de Racine qu’en égrenant des points d’exclamation la main sur le cœur.

     Quant au nouveau roman, il prétend refléter une révolution qui est exposée en ces termes : après Proust et Joyce, on n’a plus le droit d’écrire un roman comme Balzac mais quel romancier, j’entends un grand, bien sûr, a jamais songé à imiter Balzac ? Stendhal écrivait comme Stendhal, Flaubert comme Flaubert, Zola comme Zola tout de même que, avant eux, Lesage, Prévost, Marivaux, Laclos ou Jean-Jacques Rousseau n’avaient jamais éprouvé le besoin d’écrire comme Mme de Lafayette.

     La nouvelle histoire ne serait une expression admissible que si toujours l’histoire, « l’ancienne histoire », avait été faite selon les mêmes méthodes et avec les mêmes intentions.

     Or, si nous prenons pour exemple une époque et un espace limités, ceux de l’historiographie romaine, si nous isolons trois grands noms, César, Tacite, Salluste, nous devons déjà affronter trois méthodes et trois intentions différentes. Tiendrions-nous à trouver quelques illusoires ressemblances, nous pourrions rapprocher vaguement César de Napoléon, Tacite de Michelet, Salluste de Braudel, mais ce jeu n’aurait que la valeur d’un divertissement. Bien sûr, des traits sont communs à des historiens, bien sûr leur inspiration n’a pas cessé non plus de les distinguer mais s’il y eut des écoles historiques, il n’exista jamais un bloc auquel une nouvelle histoire aurait pu prétendre être étrangère. En ce qui me concerne, je tiens pour acquis qu’il n’y a pas plus de nouvelle histoire que de nouvelle cuisine.

     Fondée par Marc Bloch, l’école des Annales, où Fernand Braudel devait s’illustrer, ne prétendait pas faire table rase mais agrandir audacieusement le domaine de l’histoire en donnant sa place à l’économique et en visitant des régions de la connaissance qui n’avaient pas été jugées historiques jusqu’alors.

     Cela ne signifiait pas que les traités et les batailles devaient être pour autant exclus de la recherche et de l’enseignement. Au moment où cette école se développait, j’étais un lycéen dont l’Université nourrissait l’appétit avec le cher vieux Mallet et Isaac où les portraits des grands hommes révélaient, grâce à de longues légendes, leur énergie, leur cruauté, leur ambition ou leur penchant à la volupté par la forme d’un nez, d’une lèvre inférieure ou l’éclat d’un regard.

     Ces manuels présentaient l’avantage de nous mettre des faits et des dates dans la tête et Fernand Braudel, d’ailleurs, ne devait pas tarder à protester lorsqu’il y a quelques années l’enseignement secondaire crut pouvoir substituer à cet apprentissage qui donnait du passé une perspective jalonnée, un fouillis d’aperçus partiels que l’élève était évidemment incapable de situer dans le temps. Je ne me sens donc pas trop coupable d’avoir entretenu de bonnes relations avec mon manuel. À sa lecture j’ajoutais celle des livres de Mémoires dont la bibliothèque de mon père était surchargée. Ces Mémoires qui concernaient surtout le XVIIIe siècle et l’Empire me confiaient, sans le chercher, bien des détails sur la manière de vivre et de mourir, de veiller à sa sécurité, d’aimer, de faire ses comptes, de monter un trousseau ou de passer une soirée. Tout en ignorant les Annales, je me rapprochais d’elles sans qu’il y eût en moi le sentiment d’une rupture.

     En outre, j’avais été touché déjà par le projet cher à Dumas d’écrire une histoire de la Méditerranée où la vie quotidienne aurait été présente, et par la critique qu’adressait Balzac aux historiens de son époque à qui il reprochait de négliger l’étude des mœurs.

     On me pardonnera de rapporter, sans doute pour me rassurer, une coïncidence grâce à laquelle la vie quotidienne du professeur Braudel et la mienne ont pu fugitivement se croiser. Il était professeur au lycée Condorcet où j’étais élève. Je n’eus pas la chance d’appartenir à sa classe mais enfin, pendant un temps, nous respirâmes le même air, nous parcourûmes les mêmes cours, nous considérâmes les mêmes voûtes et les mêmes façades, nous participâmes aux mêmes secrets. Ce dernier mot, je ne l’emploie pas à la légère car, quand il déclara que Condorcet avait été le lycée de ses rêves, il me combla en lançant une formule qui correspondait exactement à ce que j’avais ressenti sans savoir l’exprimer. Lui le maître, moi l’émule avions été également touchés par le charme libéral de ce vieux couvent incomparable. Il eut, nous a-t-il dit, des élèves merveilleux, j’eus quelques professeurs également merveilleux ; j’aime que notre gratitude, que la dette qu’avec enthousiasme nous nous reconnaissons pour Condorcet lancent entre nos deux vies un lien passager d’une simplicité cordiale.

     Grâce à une autre coïncidence, l’immeuble voisin du lycée portait une plaque signalant qu’Eugène Labiche y avait habité et qu’il y mourut. Comment Fernand Braudel, passant devant cette plaque, aurait-il pu imaginer que lui reviendrait un jour le fauteuil qu’entre 1880 et 1888 le célèbre vaudevilliste avait occupé ! Or, une des classes de troisième avait fondé un théâtre où quelques lycéens, dont votre serviteur, s’étaient improvisés comédiens. Notre répertoire comportait des pièces de Labiche et, comme à la saint Charlemagne nous jouions devant tous les professeurs, il est possible qu’interprétant un personnage de La Grammaire, par un soir d’hiver, j’aie fait rire Fernand Braudel. Je ne me serais pas davantage douté qu’un demi-siècle plus tard je prendrais la suite sur le même fauteuil du vaudevilliste et de l’historien que le lycée Condorcet avait fortuitement rapprochés.

     Encore lycéen puis étudiant, je poursuivis avec l’histoire des amours profanes, parfaitement dépourvues de méthode ; leurs élans mal contrôlés, donc vulnérables, restaient à la merci d’une déception. La philosophie de l’histoire ne me séduisit qu’un moment et j’en vins à penser que si Bossuet, parce qu’il croyait en Dieu, avait le droit d’expliquer par l’action d’une volonté suprême les victoires et les décadences, l’entreprise de Hegel succombait sous la critique de Nietzsche qui voyait en elle le parcours terrestre d’un dieu inavoué. Mm ne me semblait pas avoir remis ce dieu sur ses pieds mais en cela j’étais, sans le savoir, d’accord avec Fernand Braudel qui réprouvait l’histoire marxiste parce qu’elle partait d’idées préconçues que l’étude des faits était seulement chargée d’étayer et de justifier, une étude où l’on reste libre de choisir ce qui vous convient en négligeant ce qui a l’impertinence de vous contrarier.

     Dans le même temps j’avais été sensible à l’assaut que Valéry avait lancé contre l’histoire qu’il avait présentée comme « le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré ». Il l’accusait d’inciter les peuples au rêve et à l’ivresse, d’entretenir leurs vieilles plaies, de tourmenter leur repos et de rendre « les nations amères, superbes, insupportables et vaines ». Pour démontrer cette vanité, il constatait comme une évidence que toujours les prévisions des historiens avaient été démenties par l’avenir lorsque celui-ci était devenu du présent, et démenties jusqu’au ridicule. Or, j’avais lu Les Conséquences politiques de la paix, un petit livre de Jacques Bainville, publié en 1920, où l’auteur avait annoncé que l’Allemagne ne paierait pas les réparations, qu’elle remilitariserait la rive gauche du Rhin, qu’elle voudrait et réussirait l’Anschluss, qu’elle s’en prendrait à la Tchécoslovaquie et que la guerre éclaterait à propos de Dantzig, et qu’elle éclaterait par le truchement d’un pacte germano-russe.

     Gaxotte, par la suite, devait en préfaçant la réédition de ce livre observer que l’historien, sans prétendre pratiquer le métier du prophète, avait réussi à prédire tout ce qui devait se passer entre le traité de Versailles et l’éclatement d’une nouvelle guerre.

     Et Bainville, lorsqu’il annonçait comme certain le pacte germano-russe qui allait être signé dix-neuf ans plus tard, se référait à un autre historien, à Michelet qui croyait au mariage profond et terrible de la Prusse avec la Russie, un mariage qui durait depuis le XVIIIe siècle où il avait été célébré par un banquet à l’issue duquel un verre de sang polonais avait été servi. Ni Michelet ni Bainville n’auraient pu prévoir Staline et Hitler mais ils avaient fondé sur les événements du passé leur connaissance des événements futurs dont la réalisation se déroula pendant les vingt premières années de ma vie.

     On comprendra donc que l’entreprise de Fernand Braudel m’ait d’abord inspiré une certaine méfiance. Alors que je me croyais à la portée des événements, elle se présentait comme « non événementielle ». Il me fallut apprendre que cette expression appartenait plutôt à l’économiste Simiand, et que le professeur ne l’avait lui-même utilisée qu’avec réserve. Il lui préférait une formule originale, celle de « temps court » sur laquelle j’aurai plaisir à m’attarder bientôt.

     Pour le moment, j’aimerais retrouver le Fernand Braudel qui applaudit peut-être Labiche au lycée Condorcet. À cette époque, il revenait d’Algérie. Professeur de khâgne à Alger, il avait été frappé par l’une de ses élèves et par la Méditerranée ; il les avait épousées toutes les deux et toutes deux ne cessèrent de l’inspirer sa vie entière.

     De cette vie que vous dirais-je ? Vous la connaissez. Ayant quitté Condorcet puis Paris, il s’embarqua une nouvelle fois avec sa femme pour enseigner à la faculté des lettres de São Paulo. Le professeur Lévi-Strauss a raconté avec trop de vivacité l’arrivée de ce nouveau collègue à la mission universitaire française pour que j’insiste davantage, me bornant à rappeler que déjà Fernand Braudel montrait la vaillance avec laquelle il ne devait pas cesser de soutenir, à ses risques et périls, les causes qu’il estimait justes.

     Il est important aussi qu’au Brésil il ait rencontré le passé de l’Europe conjugué au présent et qu’il y ait été sensible. Important aussi que, renouvelant une expérience qui datait de l’Algérie, il ait vu la France non plus derrière lui comme pendant son enfance lorraine mais en levant les yeux. La statue que j’avais redoutée est déjà devenue un voyageur ardent qui regarde autant qu’il pense. Sur le navire qu’il prit à Santos pour regagner la France, la fortune fit bien les choses puisqu’elle le mit en présence de Lucien Febvre. Leur entente fut immédiate et inépuisable leur entrain à aborder les sujets qui leur tenaient à cœur. Leur fougue n’épargnait personne, et un vieux professeur qui retournait en Europe confiait à Mme Braudel, sur le ton de l’émerveillement : « Ah, mon Dieu, madame, qu’ils sont méchants ! »

     Les amitiés transatlantiques durent habituellement ce que dure le voyage, ce fut le contraire qui arriva. À Paris, où une chaire à l’École des hautes études l’attendait, Fernand Braudel constata avec joie que son brillant aîné ne demandait qu’à resserrer les liens qui s’étaient ébauchés en mer.

     La guerre ne devait les séparer que géographiquement. Vous savez tous que, dans le camp de prisonniers où les Allemands le tinrent incarcéré de 1940 à 1945, Braudel réussit l’exploit de composer La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, la thèse qui devait situer son auteur au sommet de l’historiographie contemporaine.

     Il n’est pas dans mes intentions de retracer la carrière de Fernand Braudel qui, avec une efficacité constante, s’est développée à travers la direction des Annales, un enseignement au Collège de France étendu sur près d’un quart de siècle, la maîtrise de la sixième section de l’École des hautes études et de la Maison des sciences de l’homme qu’il sut gouverner aussi justement qu’il avait su la concevoir. Cette carrière est dans toutes vos mémoires, elle fut décrite par Maurice Druon ici même et avec une ardeur aussi éloquente que précise et il y a à peine deux ans de cela !

     J’en retiens l’énergie indomptable de cet homme qui sut créer, organiser, prévoir et pourvoir, qui chercha inlassablement des talents et des caractères, défendant ou poussant un étudiant comme il aurait défendu ou poussé une idée, déployant une vitalité qui en donne à tous ceux qui évoquent son souvenir. Ils n’oublient jamais de signaler la vivacité de sa nature, la drôlerie de son esprit. À l’un de nos amis communs, il lui arriva de dire : « Tiens, Jacques Laurent m’a envoyé son dernier livre ; c’est gentil à lui... » Et d’ajouter en souriant : « J’en déduis qu’il compte se présenter bientôt aux suffrages de l’Académie française. »

     Mais j’aimerais maintenant m’appuyer sur ses écrits et puisque j’évoquais, il y a quelques minutes, l’événementiel et le temps court, le citer pour qu’il s’en explique lui-même : « Disons plus clairement, a-t-il écrit, disons plus clairement, au lieu d’événementiel : le temps court, à la mesure des individus, de la vie quotidienne, de nos prises rapides de conscience, le temps par excellence du chroniqueur, du journaliste (...). Chacun comprendra qu’il y ait ainsi un temps court de toutes les formes de la vie : économique, sociale, littéraire, institutionnelle, religieuse, géographique même (un coup de vent, une tempête) aussi bien que politique. À la première appréhension, le passé est cette masse de menus faits, les uns éclatants, les autres obscurs et infiniment répétés (...). Mais cette masse ne constitue pas toute la réalité, toute l’épaisseur de l’histoire. »

     Affronter l’histoire dans toute son épaisseur sera l’objectif constant de l’entreprise braudélienne. Pour en mesurer la portée encore faut-il la replacer dans le cadre universitaire où elle fut conçue. Depuis la fin du XIXesiècle, l’historiographie universitaire respectait le culte d’une spécialisation qui morcelait le passé en cellules chronologiques. L’un traitait de la Révolution française, l’autre de la Monarchie constitutionnelle ou de la Grande-Bretagne au XVIIIe siècle. Un nouveau décloisonnement s’imposait qui était, lui, d’ordre épistémologique. Plus ou moins consciemment les historiens défendaient leur domaine contre les incursions des disciplines voisines, sociologie, psychologie sociale, économie, ethnologie, géographie physique et humaine ; ils finissaient souvent par se limiter au politique et parfois à ce que celui-ci présente de passager et d’accidentel.

     Il ne fut jamais question pour Braudel d’éliminer le politique non plus que d’annexer les sciences voisines. Si celles-ci furent en effet pour Marc Bloch et Lucien Febvre l’objet d’une convoitise conquérante, Fernand Braudel souhaita au contraire, créer une interscience où tous les apports seraient examinés. Peu avant sa mort il déclarait : « Ce problème des liaisons, des mélanges, c’est tout ce qui me passionne. »

     Dans ce mélange, aurait-il admis que l’histoire en vint à se dissoudre, je ne le pense pas. Je consens qu’il n’a pas proposé à l’historien de soumettre les sciences de l’homme à son empire mais il a dénié à ces disciplines le droit d’exister pleinement si elles refusaient de tenir compte du passé. En économie aussi bien qu’en sociologie ou en psychologie sociale, il n’est pas possible, selon lui, de rendre compte d’un phénomène sans en avoir reconstitué le passé. Pourtant son entreprise reste nuancée puisqu’elle tend à édifier une histoire globale qui s’enrichit des sciences qu’elle enrichit.

     L’épaisseur de l’histoire l’a conduit à cette recherche d’une connaissance pour qui tout commence et tout finit par le temps, un temps dont la densité est lourde de pluralités de rythmes et d’une perpétuelle diversité d’espaces chronologiques. Pour écrire La Méditerranée, il fonda une problématique qu’il voulait assez efficace pour distinguer les mouvements de la durée. Dans la préface, il s’en est expliqué ainsi : « Je me suis dit un beau jour : il y a l’histoire qui ne bouge pas ; puis l’histoire lentement rythmée (la conjoncture, le mouvement de la population, les États et surtout les guerres) ; enfin, il y a l’histoire des individus et des événements, très rapide, qui n’est qu’agitation de surface. Je suis arrivé à décomposer le temps et à comprendre que nous sommes confrontés à des histoires parallèles à vitesse différente. »

     Ces vitesses, il les distingue avec une autoritaire virtuosité : la première, celle des relations de l’homme avec son milieu étant si lente qu’elle confine à l’immobilité, la deuxième, celle des groupes et des groupements, s’avançant un peu plus rapide au-dessus de la première. « Comment ces vagues de fond, écrit-il, soulèvent-elles l’ensemble de la vie méditerranéenne ? Voilà ce que je me suis demandé dans la seconde partie de mon livre, en étudiant successivement les économies et les États, les sociétés, les civilisations, en essayant, enfin, pour mieux éclairer ma conception de l’histoire, de saisir comment toutes ses forces de profondeur sont à l’œuvre dans le domaine complexe de la guerre. Troisième partie enfin : celle de l’histoire traditionnelle (...) : une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses. »

     Il se peut que cette théorie aujourd’hui célèbre des trois temps lui ait été suggérée au moment où il voyait naître sa première grande œuvre par un élan esthétique qui lui proposa cette division comme une perception en train de s’intellectualiser, comme une image exaltante. Peut-être aussi a-t-il jugé commode une répartition qui correspondait au découpage en trois morceaux cher à l’Université. Écrivant sous le choc de la plus foudroyante défaite que la France ait subie dans son histoire, il aurait été tenté de créer une région de l’accidentel bouillonnant et éphémère où notre désastre devenait un incident de parcours dépourvu de conséquences...

     Je le comprendrai facilement parce qu’à l’époque je tentais de me rasséréner en me rappelant, sans remonter à Bouvines, le duel franco-prussien qui durait depuis Iéna, jalonné pour les uns et pour les autres de victoires et de défaites dont aucune n’avait été définitive. Mais je me garderai de chercher une réponse à ces questions sachant que Fernand Braudel appréciait peu les scrupules des biographes empressés à sonder les caractères et à nuancer les motifs. Lui-même nous a donné le droit de nous promener en liberté dans son œuvre quand il a déclaré : « J’ai le sentiment que tout système d’explication, toute synthèse s’éloignent de la réalité, forcément complexe. Par exemple, je ne prétendrai jamais que mes trois étages de la Méditerranée soient des réalités auxquelles il faut croire dur comme fer. »

     Alors qu’Auguste Comte avec sa loi des trois états prétendait rendre réellement compte de l’évolution intellectuelle de l’humanité, Fernand Braudel avec sa méthode des trois étages nous offre une manière d’appréhender le passé en le renvoyant vers le présent et en exécutant simultanément le mouvement inverse. Par exemple, quand il étudie la genèse du capitalisme, il veut nous aider à comprendre le phénomène contemporain tout en nous éclairant sur la civilisation du XVIe siècle.

     Sa strate du temps quasiment immobile l’oblige à considérer que les civilisations sont immortelles, qu’elles résistent aux catastrophes et que détériorées « elles repoussent comme le chiendent ». Il se plaît donc à tenir pour secondaires l’avènement du christianisme, l’effondrement de l’Empire romain, la conquête musulmane, la fin de l’unité du monde hellénistique.

     Par principe ou par humeur, Fernand Braudel préfère la continuité aux ruptures. La légende de saint Clément lui montre que la tradition chrétienne, qui s’était pourtant « constituée en rupture avec le caractère antique des mythologies de la mer », conserve « d’éminents éléments de la matière mythique proprement méditerranéenne ».

     Si l’islam a été si aisément accepté par le Proche-Orient, le domaine carthaginois, l’Afrique du Nord, une partie de l’Espagne, c’est parce que le monde punique poursuivait sa marche sous l’empire de l’islam. Au XVIe, au XVIIe, au XVIIIe siècles, les ambassadeurs occidentaux cherchent à éluder le geste rituel qui veut qu’on baise la terre devant les souverains à Istanbul, à Ispahan ou à Delhi, mais cette prosternation était habituelle à la cour du roi perse Chosroês, et Hérodote s’indignait déjà de cette humiliante coutume quand il visitait l’Égypte. Le costume traditionnel des musulmans reste semblable à celui des Babyloniens et à Carthage la « main de Fatma » ornait les tombes avant de devenir un des talismans de la civilisation musulmane.

     Quant à l’Empire romain, il ne s’était évanoui qu’un instant avant de renaître sous Charlemagne et les Othon. Bref, la longue durée se porte bien. Braudel a besoin de croire en la vertu indéracinable de certains passés pour s’entendre avec le présent.

     La constante de Lévi-Strauss est imparable et l’historien reste obligé de choisir entre une histoire qui apprend plus et explique moins, et une histoire qui explique plus et apprend moins, mais Braudel, grâce à la vivacité des détails qu’il recueille et qu’il anime, réussit à nous donner souvent les plaisirs de l’histoire faible tout en gouvernant l’histoire forte.

     Et pourtant sa passion du passé l’entraîne loin ! Dans son dernier ouvrage il découvre une France déjà présente il y a des millénaires, désigne des villages solidement plantés sur le sol, des réseaux de routes, l’existence d’infrastructures géographiques et ethniques durables. Il affirme : « La Gaule esquisse à l’avance l’espace où la France allait grandir. » Or, la Gaule aurait pu rester l’esquisse d’un pays qui ne se serait jamais formé. Il s’est produit une entente État-nation qui, me semble-t-il, dépasse de loin en importance les circonstances réunies au préalable sur un sol. L’État, qu’il soit royal, républicain ou impérial, n’a cessé de jouer depuis les Capétiens un rôle moteur, unificateur, directeur. Sans les Capétiens, sans Jeanne d’Arc, sans Richelieu, sans Louis XIV, sans Robespierre et Napoléon, la France existerait-elle ? J’entends par là : ressemblerait-elle à celle qui est appelée par nous la France ?

     Une autre question se pose tout au long de l’œuvre de Fernand Braudel : faut-il renoncer à la notion d’artisan de l’histoire ? Qu’en est-il du rôle de l’homme ? Cette question, il l’a sentie, il l’a remuée en constatant que sa manière ne lui permettait ni de la résoudre ni même de l’aborder. « Ma vision de l’histoire est pessimiste, écrivit-il, parce que dans la mesure où je limite l’action de l’homme, je rétrécis sa liberté. Je le sais, mais je suis pris dans le piège de ma propre pensée. »

     Il lui convient de surprendre. Tantôt il semble négliger l’importance de l’État, tantôt il en souligne le poids excessif et aussi bien aujourd’hui que sous Henri II. Il lui reproche de s’être immiscé dans des affaires qui ne le concernaient pas et doute de tout projet de décentralisation dans un pays depuis si longtemps étatisé. Tantôt il cherche obstinément à prouver la continuité, tantôt quand elle semble évidente il la met en cause et, adoptant la thèse de l’historien américain Weber, refuse de donner au sentiment de l’unité de la France une origine plus lointaine que les tardives liaisons ferroviaires et l’extension de l’école primaire. Or, Jeanne d’Arc n’avait pas eu besoin d’apprendre à l’école primaire que le royaume de France était en grand péril et pour aller de Domrémy à Bourges elle s’était passée du chemin de fer. Mais pour lui, Jeanne d’Arc c’est de la poésie et il préfère la prose. Il préfère surtout une situation stable à un prodige même si celui-ci est révélateur d’une longue durée. Il a écrit d’admirables pages sur le rôle des endémies sournoises, contrairement à la plupart des autres historiens qui s’intéressaient surtout aux épidémies spectaculaires.

     Les historiens n’écrivent pas l’histoire mais l’histoire de l’histoire et celle-ci se laisse découper par celle-là selon le choix conscient ou non de l’historien. Fernand Braudel a toujours condamné la méthode qui consiste à chercher dans les textes la justification d’un parti pris mais son œuvre suppose un postulat qu’il a lui-même énoncé clairement : « Le présent est fait à quatre-vingt-dix pour cent du passé. » Celui-ci entoure chacun de nous de sa présence vivante. Nous sommes des héritiers dont le destin est lié à l’héritage. S’il dénie aux sciences de l’homme le droit de refuser la perspective historique, c’est que la seule étude du présent ne saurait être pour lui que d’un enseignement bien mince.

     Linguiste, il aurait refusé d’accorder à la synchronie une primauté sur la diachronie. Diplomate, il aurait su d’emblée que les Russes, en tentant de soumettre l’Afghanistan, s’exposaient à un fiasco sanglant puisque le peuple afghan avait par le passé donné maintes preuves de son amour farouche pour l’indépendance. Cet homme aura, sa vie durant, déployé son énergie intellectuelle et physique pour remplir la mission qui lui semblait la plus exaltante : arrimer le moment vécu à ses lointaines et concrètes profondeurs.

     Quand, en 1969, il quitta les Annales, laissant la place à une équipe plus jeune, cessant même de les lire parce qu’il les jugeait soumises aux fluctuations de la mode, il n’en profita pas pour s’accorder l’otium cicéronien, multipliant au contraire ses travaux puis, ayant pris sa retraite, il a continué par l’écriture cette histoire de France qu’il avait commencée en parlant au Collège de France. Il s’en est expliqué avec sa vigueur habituelle : « J’ai besoin de travailler. Ce n’est pas raisonnable mais j’ai besoin de commencer ma journée très tôt et de la finir très tard. » Il aurait pu ajouter qu’il avait un besoin vorace du passé.

     La liberté d’esprit et le courage sont étroitement liés dans l’œuvre et dans la vie de Fernand Braudel. S’il s’éloigna des Annales – quitte, pendant ses dernières années, à retrouver le plaisir de les lire parce qu’elles s’étaient de nouveau modifiées – c’est que, favorisant des carrières, eues avaient cessé d’être dérangeantes. Il attendait du pouvoir la force de remettre perpétuellement en cause et de traquer dans l’ordre existant ce qui lui paraissait sclérosé.

     Imperméable à l’air du temps, il aura défendu dans les années soixante l’enseignement des langues anciennes. « De cette destruction, proclamait-il, nous ne nous remettrons jamais (...). La fin d’un certain humanisme représente une grave défaite pour le métier qui est le nôtre. Si vous ne connaissez pas le latin, il y a des siècles et des siècles qui vous échapperont toujours. »

     Avec la même indifférence pour les opinions régnantes il s’en prend sans ménagement à l’État-providence. « L’État d’aujourd’hui, je ne l’aime pas. Il est monstrueux que l’État déborde à ce point la société française. » Il ose mettre en doute la possibilité de la démocratie et condamner toute société à finalité égalitaire en affirmant : « Les sociétés ne sont valables que conduites par une élite. Pas une société qui ne soit hiérarchisée... La société égalitaire ? Ça, non, jamais ; il y a besoin d’une direction. »

     Il est aussi un homme de fidélité. Fidélité à l’image paternelle, au village natal dont il a longtemps rêvé d’écrire l’histoire, au maître d’école « qui récitait l’histoire de France comme un office divin », à l’Algérie où sa femme était née, cette Algérie qui, en continuant de parler notre langue, prouvait que la France était digne de sa chance, à la Lorraine et à la France en bloc. « J’aime passionnément la France. J’aime la France avec la même passion exigeante et compliquée que Michelet. » Braudel emploie souvent le verbe aimer. Il aime que telle coutume, telle voile ou tel penchant survivent. Nous aurons l’occasion de revenir sur les relations que le professeur Braudel a entretenues avec le verbe aimer.

     Bergson, s’apercevant que sonne l’heure à une horloge voisine, constate qu’il n’a pas compté les coups qui se sont déjà fait entendre. « Et néanmoins, écrit-il, il me suffit d’un effort d’attention rétrospective pour faire la somme des quatre coups déjà sonnés et les ajouter à ceux que j’entends. » Le philosophe pense que les quatre premiers sons avaient effleuré sa conscience comme une phrase musicale dont il lui avait fallu retrouver parfaitement l’harmonie pour que le nombre de coups s’imposât à l’esprit. Mais l’historien, pour lier le passé au présent, ne peut se servir de cette mémoire à demi inconsciente et c’est aux archives qu’il doit demander de lui donner l’heure exacte en restituant les coups déjà frappés.

     Braudel n’a jamais caché qu’aux textes imprimés il préférait les traces que des écritures souvent anonymes avaient laissées sur des feuillets fragiles peu connus ou mêmes inconnus. Pour Balzac, écrire un roman c’était fumer des cigarettes enchantées ; Braudel recourt aux mêmes mots ou presque lorsqu’il s’exclame : « Et puis j’ai le goût des archives ! J’ai toujours été surpris, enchanté par ce qu’on y découvre. Vous vous attendez à des renseignements sur les bateaux, vous trouvez des renseignements sur les propriétés foncières. Vous abordez une série concernant les rapports des paysans et des seigneurs et vous tombez bec à bec sur un marchand. Et ainsi de suite ! »

     Pour reconstituer, imaginer, il a besoin des imprévus que lui offrent ses quêtes studieuses et il raconte comme un coup de foudre sa visite aux archives merveilleuses, l’adjectif est de lui, de Dubrovnik (Raguse). Alors qu’il cherchait sa Méditerranée sans la trouver, elle le submergea sous un flot d’assurances maritimes, de nolis, de lettres marchandes, de cahiers de charges du XVIe siècle – « soit la Méditerranée entière », ajoute-t-il, avant d’observer : « Je ne sais pas ce que j’aurais fait si je n’étais pas allé à Dubrovnik. »

     Sa mémoire était nourrie par une curiosité vigoureuse qui fit de lui un voyageur transfiguré par ses découvertes et insatiable dans son appétit. Il s’était donné pour règle de tout regarder parce qu’il avait envie de tout regarder et d’organiser avec une aisance athlétique les moindres objets qu’il avait arrachés à la nuit des temps, les moindres gestes, les moindres physionomies. Il se savait le metteur en scène d’un spectacle inépuisable où tout ce qu’il rencontrait prenait place avec naturel.

     Ce chasseur aime autant la chasse que le gibier et peut lire les notes où un marchand de Raguse a consigné ses transactions pendant un voyage qui l’avait conduit jusqu’aux lointains de l’Europe, il peut en tirer cinq cents fiches, n’utiliser finalement que trois lignes et se trouver fort satisfait de l’expédition qu’il a menée dans les profondeurs du temps, du commerce et des terres ignorées.

     Pour lui, le passé n’est jamais triste parce qu’il n’est pas mort. À Raguse, après une journée passée devant des manuscrits, ils allèrent s’attarder, sa femme et lui, dans un café logé sous les vieilles voûtes de l’arsenal et virent entrer dans le port un vétuste bateau chargé de petit bois. Il s’écria : « Nous sommes au XVIe siècle. » De Valladolid, le car des buscadores les transportait quotidiennement à Simancas, et il leur arriva un soir de revenir porteurs d’un petit tas de sable soigneusement enveloppé, un sable qui s’était échappé d’une liasse où il avait séché l’encre, un sable qui revoyait le jour pour la première fois depuis bien des siècles, semblable à lui-même. Ils égarèrent par la suite ce trophée crépitant et mobile mais n’oublièrent jamais l’allégresse de cette rencontre.

     La lecture de Braudel émeut comme la beauté dune promenade qui se poursuivrait sans jamais s’interrompre à travers les paysages, les coutumes, les mœurs, les métiers et les personnages. Ma mémoire conserve comme un souvenir vécu celui de ces ports méditerranéens du XVIesiècle où mon regard se laissait déborder par le foisonnement des formes, des couleurs, des odeurs, des mouvements. Je crois avoir vu les matelots se frayer un passage parmi les débardeurs, des types de voilure persistent encore sur ma rétine, le grouillement de la foule dans les ruelles m’oppresse réellement, je me laisse attirer par les boutiques où les marchands me racolent et je garde comme l’image d’un tableau la pose d’un armateur penché sur ses comptes.

     Cette histoire que l’on pourrait appeler totale vibre comme si elle était romanesque, elle provoque l’imagination autant que la pure sagacité intellectuelle. Aucun élément de la vie matérielle n’est écarté, le rôle du bourricot et son histoire, l’apparition de la fourchette et son histoire, l’importance de la fève dans l’alimentation, la patience des maladies, l’évolution du vêtement, la vie des toitures, autant de sujets qui surprennent et fascinent.

     On croirait par moments que l’auteur donne des conseils amicaux à un romancier de cape et d’épée : ne pas placer une armoire dans une demeure paysanne du XVIe ou du XVIIe car l’aventure de l’armoire est celle d’une démocratisation progressive. Ne permettre à un personnage d’abuser de l’alcool qu’à partir de 1475 à Nuremberg, de 1495 à Amsterdam, de 1520 à Paris. Savez-vous pourquoi le poivre, la cannelle, la girofle participent toujours à la confection des gâteaux germaniques et sont prohibés par les pâtissiers méridionaux ? Fernand Braudel vous l’apprend avec l’entrain d’un chercheur d’or pour qui tout détail est une pépite. À l’affût de toutes les réapparitions fortuites du passé, de persistances fragmentaires qui tirent leur charme du ténu, il fut un voyageur transfiguré par les émotions que l’enlacement des siècles lui prodiguait. Il se plaisait à voir glisser derrière un énorme pétrolier ou un chalutier prédateur la mince barque qui survivait à l’odyssée. Certes, les délices qu’il tirait de ce spectacle résiduel montraient qu’il n’était justement pas contemporain de la chute de Troie. Et quand, à Raguse, il s’exclamait : « Nous sommes au XVIe siècle », il n’hypostasiait que parce qu’il était un homme du XXe siècle, troublé par un tableau qui, au temps de Philippe II, aurait laissé indifférents les passants. Pourtant, l’émotion braudélienne n’est pas réductible à celle des touristes photographiant l’âne qui tourne infiniment pour agir la noria, le paysan qui bat le blé au fléau car, pour eux, la couleur locale n’est que la couleur de ce qui est mort dans les pays nantis et ils ne regarderont ces photographies qu’avec un sourire amusé.

     Pour Braudel, au contraire, la présence du passé est toujours tonique et prodigieuse. Il a lui-même évoqué « le magique du métier d’historien ». Jamais ne s’est émoussée sa faculté d’émerveillement. À la fin de sa vie, il note : « Je m’amuse à découvrir la France. »

     Durant la préparation d’un film où étaient utilisés des documents cinématographiques datant de la guerre de 1914, une séquence était passée où un sous-marin torpillait un voilier que j’avais vu s’enfoncer tout droit dans les flots puis, pour les besoins du travail, nous fîmes rebrousser chemin à la bande qui défila en remontant le temps. La mer bouillonna de nouveau, le navire émergea et, pendant que la torpille revenait vers le sous-marin, il réapparut lentement. Il arborait des voiles toujours sèches, ce ressuscité dont le vent gonflait le profil de nouveau altier. Des voiles toujours sèches ! C’était logique et techniquement banal. Pourtant ce spectacle m’aura assez ému pour qu’il s’impose à moi comme le symbole de cette prouesse miraculeuse qu’est l’œuvre de Braudel.

     Quand Mme Braudel, peu après le décès du professeur, ouvrit le tiroir de son bureau chargé de papiers, de crayons et de nombreux stylos, la première fiche que sa vue rencontra portait ces mots : « Aimer, c’est ressusciter. » L’une de ses filles lui rappela que, quelques semaines plus tôt, il s’était plu à donner un cours à des élèves de troisième auxquels il avait raconté le siège de Toulon de 1707 et, qu’évoquant le caractère du maréchal de Tessé, il avait cité les jugements qui avaient été portés sur lui, Saint-Simon l’accablant, d’autres rapportant que ce courtisan habile n’hésitait pas à courir à cheval six lieues d’une traite et savait souvent se montrer efficace. Bref, les uns l’aimaient, d’autres ne l’aimaient pas. Les enfants en vinrent à se demander, ce mot ayant été lancé, si aimer aidait à comprendre et le professeur le leur assura.

     La petite phrase dont la présence avait frappé Mme Braudel était peut-être l’ultime trace d’une conversation avec des enfants, mais elle ouvre sûrement une juste perspective sur l’inspiration braudélienne. Le passé n’accepte de revenir qu’à la demande de celui qui le goûte avec amour et avec sensualité.