Hommage à M. Michel Droit*
prononcé par M. Bertrand Poirot-Delpech
Directeur en exercice
dans la séance du 22 juin 2000
Michel Droit nous a quittés ce matin, à dix heures, après des années d’une atroce maladie.
Rappelons-nous, imaginons, le printemps 1945 ! La Première Armée française pénètre dans ce Reich qui nous avait tant humiliés cinq ans plus tôt et paraissait, sauf à quelques visionnaires, indestructible. Grimpés sur les « jeeps » et les « command-cars » de la revanche alliée, des soldats français casqués et chaussés à l’américaine sifflotent des airs de Glenn Miller. Bientôt, ils vont patrouiller dans le « nid d’aigle » d’Hitler. Grâce à eux, leurs chefs signeront pour la France la capitulation de la barbarie.
Parmi eux, crapahute un grand gaillard de vingt-deux ans, à l’œil noir, au menton tendu, aux lèvres pincées, qui restera toujours prêt à rectifier la position, comme si résonnait à ses oreilles la Sonnerie aux camarades morts. Blessé de deux balles, en avril près d’Ulm, il sera un des rares d’entre nous à mériter la médaille militaire.
Une affaire de famille, le courage au feu ! Son trisaïeul, Arnould Droit, est tombé à quelques kilomètres de là, en 1805. Son père, le peintre Jean Droit, fut un grand combattant des tranchées. Sa mère n’était pas en reste : on l’a décorée sur le front, comme infirmière des premières lignes. Né en 1923, avec le château de Vincennes sous ses fenêtres, le petit Michel n’oubliera jamais sa visite de l’Exposition coloniale en 1931. Ainsi vouera-t-il à la patrie, toute sa vie, une révérence intraitable, chatouilleuse même, quand il lui semblera qu’on en prend à son aise avec le patriotisme. De là qu’au nom de ceux qui avaient donné leur vie au son de la Marseillaise, il n’ait pas supporté l’arrangement en « reggae » de l’hymne national !
Deux autres cultes se mêleront à celui du drapeau, chez cet homme (on a envie de dire : ce garçon) dont le patronyme reflète si symboliquement le sens de toutes les droitures : une fidélité d’aide de camp au général de Gaulle, entendu le 18 juin 1940 et suivi, micro en main, sur les Champs-Élysées, le 25 août 1944 ; et la passion de l’actualité, vécue à travers les médias modernes, radio puis télévision.
Reporter de l’insurrection parisienne, il deviendra rédacteur en chef de l’« Actualité télévisée » à la vieille R.T.F. L’Histoire retiendra qu’il fut l’interlocuteur presque exclusif du Général à des moments cruciaux, en 1965, 1968 et 1969. Le fameux jour des sarcasmes contre « l’Europe, l’Europe ! », c’est Michel Droit qui lui fait face, dans un fauteuil style retour d’Égypte, plus droit que jamais, d’une raideur propre à lui valoir une réputation de zèle militant, réputation démentie peu après, quand il invita à questionner le Général un confrère américain jugé passablement insolent par le Patron
Autre passion qu’éclipsait, à son grand regret, celle du journalisme : l’écriture au plus long cours que sont les livres ; ceux des autres, qu’il s’attache à faire aimer, comme rédacteur en chef du Figaro littéraire, de 1961 à 1971, comme animateur des conférences du Figaro, puis comme chroniqueur au Figaro Magazine, responsable des pages d’histoire ; et ses propres ouvrages, eux aussi quelque peu masqués – on connaît ce risque ! – par ses activités de journaliste.
L’histoire fait justement partie de ses registres d’écrivain, avec une biographie de son autre modèle, de Lattre, et des reportages approfondis en livres : Visas pour l’Amérique du Sud, La Camargue. Le roman ne manque pas de l’attirer, façon, souvent, d’échapper à l’impudeur de l’autobiographie : Les Compagnons de la Forêt-Noire, Les Feux du crépuscule, Les Lueurs de l’aube, Le rendez-vous d’Elchingen, Le Temps d’apprendre à vivre.
J’oubliais une troisième ferveur, chez ce modeste doué d’une vertu peu commune dans nos milieux, presque un besoin : l’admiration. Il en a témoigné à André Maurois, à Joseph Kessel, son cher « Jef », à qui il rougissait littéralement de succéder ici même, au neveu de ce dernier, notre Secrétaire perpétuel honoraire, dont nous savons que l’amitié de grand frère est aujourd’hui à cruelle épreuve. Peu d’entre nous ont gardé à la Compagnie autant de reconnaissance, et continué d’éprouver l’éblouissement enfantin qui nous a saisis le jour de notre élection.
Le nombre et la qualité exceptionnelle de ses travaux académiques portent témoignage de son attachement. Ainsi des discours sur Maurice Genevoix, Georges Dumézil, Marcel Achard, Jean Mistler, et Jean-Louis Curtis, qu’il a reçu sous la Coupole. Il a été assidu à la Commission du Dictionnaire jusqu’aux limites de ses forces.
Un souci a accompagné notre estime : que la vie ne lui ait pas marqué autant de prévenances qu’aurait dû lui en valoir le risque pris, dans sa jeunesse, du sacrifice suprême.
Le passage au premier Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, où il avait sa place, mais où, peut-être, il n’aurait pas fallu siéger ès qualité, lui a coûté certaines avanies réservées aux missions impossibles – sa spécialité. Une méprise dans l’exercice d’un sport qui le captivait l’a affecté dans ce qu’il avait de plus précieux – un honneur qu’il avait payé cher le droit de tenir pour hors d’atteinte.
Vint enfin le cataclysme neurologique dont l’extension actuelle ressemble fort à une punition infligée à l’humanité pour avoir allongé, trop vite, son espérance de vie. Michel Droit allait rejoindre la cohorte des morts en sursis qui nous obsèdent tous, ces revenants avant d’être partis, dont le regard baigné d’absence et comme figé dans l’effroi traduit toutes nos interrogations sur le pourquoi des malheurs du monde.
Notre consolation, s’il est possible d’en trouver, pour nous mais d’abord pour Janine, à qui nous n’avions plus le cœur de demander des nouvelles, et vers qui vont nos affections bouleversées, c’est de nous dire qu’un calvaire a pris fin ce matin, que la malédiction que nous avons vu s’abattre sur notre confrère, il y a plusieurs années, a eu enfin la franchise de pousser à l’extrême sa lente cruauté.
Oublions, voulez-vous, nos dernières visions d’égarement fantomatique, pour ne retenir que l’engagé des jeunes années, versant son sang dans l’Allemagne bientôt vaincue, l’académicien corseté dans un garde-à-vous de toute l’âme, dont l’époque ne savait plus apprécier la noblesse ; et imitons un instant, en signe de tristesse fière, d’hommage au soldat valeureux, au serviteur des Lettres, et à l’ami, un silence qui va nous peiner longtemps.
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* décédé le 22 juin 2000.