Vivre avec les mots
par
M. Bertrand POIROT-DELPECH
Notre séance d’aujourd’hui étant vouée à la célébration de la langue, dont nous partageons le souci avec tous les usagers du français dans le monde, et mon rôle étant de vous révéler nos méthodes de travail, nous raconter à nous-mêmes ces choses que nous savons de reste, et exclure l’assistance des secrets qui lui sont destinés, pécherait contre la logique, si peu présente quand on s’occupe de dictionnaire.
Au lieu du traditionnel « Messieurs » dont on ne sait jamais très bien à qui il s’adresse, j’ai demandé et reçu l’autorisation exceptionnelle d’englober tous les présents et nos auditeurs les plus éloignés dans une adresse à la dimension du sujet : voici donc, « Chers amoureux de la langue française », comment nous veillons sur notre bien commun.
Chaque jeudi à quinze heures précises, l’Académie tient sa séance plénière; non pas sous ce dôme et en costume mais quelque part vers les cours intérieures, à l’abri des vacarmes de la ville et des vanités. Des questions diverses nous requièrent d’abord invitations aux cérémonies officielles, aux inaugurations de monuments, aux colloques (de plus en plus nombreux les colloques, au point que nous n’avons pas attendu pour les prendre en légère grippe, que l’un d’eux ait indirectement causé l’absence cet après-midi de notre confrère Jean Bernard). Après quoi, durant une bonne heure, notre Compagnie relit à haute voix, retouche et adopte, non sans votes à main levée si les avis se partagent de justesse, les articles préparés par nos agrégés de service et par la Commission du Dictionnaire, réunie chaque matin et chaque fin d’après-midi ces mêmes jeudis.
Ce n’est pas diminuer l’intervention finale et souveraine de l’assemblée plénière que de souligner l’importance du travail en Commission. Cette instance d’une douzaine de membres très assidus se recrutait autrefois parmi les grands anciens. Elle s’ouvre désormais aux novices que la chose passionne. Une partie grandissante de son temps se passe à répondre aux interrogations des organismes de terminologie, et de correspondants du monde entier, sur la meilleure façon de nommer objets et concepts nouveaux, et de lutter contre les horreurs produites par la langue orale, de plus en plus dominante, par les fléchissements de l’école, la jactance audiovisuelle, les jargons pseudo-savants ou les barbarismes volontaires de la publicité.
Les mauvaises nouvelles qui nous parviennent en rafales laissent craindre un enfoncement du front de la bonne langue et changeraient nos déjeuners en ce qu’on imagine que furent les séances du gouvernement français en 40, entre Tours et Bordeaux, si n’existaient de solides motifs de confiance que vous me permettrez de garder pour la fin.
Ces urgences n’expliquent pas à elles seules une lenteur dont on faisait déjà grief à l’Académie dès la première édition. Tout travail lexicographique appelle de longs délais surtout depuis que nous publions des éléments d’étymologie. Il s’y ajoute aujourd’hui, même si l’encyclopédisme n’est pas notre propos, la nécessité de nommer les réalités inédites dont nous bombardent sciences et techniques avant que d’autres pays n’imposent leurs idiomes. La durée de ces réalités s’abrège à mesure que nous tardons à les prendre en compte. Telle nouveauté apparue en 1935 est déjà caduque. Et rien ne dit que certains néologismes de la présente édition ne seront pas obsolètes en l’an 2000, terme espéré de nos travaux.
L’essentiel de notre tâche consiste à régler ce ballet accéléré des sorties et des entrées de mots. Nous avons beau conserver, par principe, les vocabulaires en usage au siècle dernier afin que les chefs-d’œuvre d’alors restent accessibles et ne deviennent pas langues mortes avant l’heure, il nous faut décréter « vieillis », puis éliminer, des centaines de mots dont l’usage ne justifie plus le maintien.
Ces disparitions crèvent le cœur. Elles font l’effet de sacrifier une substance vivante, comme lorsqu’un dialecte caucasien disparut avec la mort de Georges Dumézil et d’un vieux paysan du cru, qui étaient les derniers humains à le pratiquer. Ces suppressions sont d’autant plus pénibles que, loin de correspondre à une perte d’utilité, les termes tombés en désuétude ont souvent été supplantés par des équivalents affaiblis ou des euphémismes fumeux. L’usage commande : ce qui ne signifie pas qu’il ait toujours raison. « Cattaglotisme » (emploi de mots recherchés), « contasserie » (ragots), « tardite » (lenteur à apprendre) ou bien « polypharmaque » (médecin prescrivant trop de médicaments) répondaient si bien à des travers modernes, trop bien peut-être, qu’ils auraient mérité, de notre part, un refus d’inhumer.
Les entrées sont des décisions plus gaies à prendre, encore qu’elles fassent renaître un clivage, constant depuis trois siècles, entre puristes partisans d’une langue châtiée, ce qui ne veut pas dire châtrée, et laxistes pour qui les inventions de la rue doivent être admises sans délai. Notre estampille valant encouragement, nous en sommes parcimonieux, et nous l’assortissons des mentions « familier », « populaire », « argotique », « trivial », moins par bégueulerie (le mot existe) que par expérience : ces produits de la mode durent peu, et à se vouloir de son temps on risque de dater très vite.
J’aimerais que vous imaginiez avec quel sérieux non dénué de gaieté nous disputons de ces mouvements et définitions. Tel exemple puisé dans la vie courante, puisque nous excluons les citations, ne pèche-t-il pas par naïveté risible ? Telle explication de la huitième édition ne mérite-t-elle pas d’être gardée ? Pourquoi veiller au seul emploi des mots, quand il est si tentant de s’attarder aux choses qu’ils évoquent, écart auquel nous cédons entre nous, à titre de récréation ?...
Toutes ces questions, que la diversité des compétences permet de résoudre au plus juste, au terme d’échanges souvent étincelants entre nos aînés, pourquoi croit-on que philosophes, historiens, dramaturges, médecins ou romanciers s’y consacrent chaque jeudi avec d’infinis scrupules, au détriment de leurs travaux personnels ? Tout simplement parce que, comme leurs devanciers d’il y a trois cents ans, qui avaient nom Corneille, Racine, Bossuet, Boileau, Perrault, La Bruyère ou La Fontaine, ils aiment d’amour l’instrument qui les a faits ce qu’ils sont, qui leur permet d’échanger leurs savoirs et qui donnent à leur vie une saveur dont la perte serait, pour tous et pour chacun, irréparable.
Par bonheur, la sensibilité de l’opinion entière à ces questions prouve que peu d’élans, dans notre époque qui en est si pauvre, ne sont aussi démocratiquement partagés que cette ferveur jalouse, pointilleuse, face aux menaces que font peser sur notre langue la dictature de l’image, le leurre de l’émotionnel, et la barbarie de la paresse.
Cette célébration de notre Dictionnaire n’aurait pas le retentissement qu’on lui voit si n’était répandu ce gage d’espoir : la conviction que les mots restent un moyen incomparable pour posséder le monde, comprendre l’autre, comme soi-même, et vivre toujours plus intensément.