Discours de réception à l’Académie des sciences morales et politiques

Le 16 décembre 1969

Léopold Sédar SENGHOR

Konrad ADENAUER

 

L’étudiant sénégalais qui fréquentait la Sorbonne dans les années 1931-1935 n’aurait osé rêver pareil honneur. Car il savait, comme le sait, aujourd’hui, l’homme d’État, que l’Institut de France, dont l’Académie des sciences morales et politiques est une des classes, exprime, d’une façon remarquable, ce génie français qui a joué et continue de jouer, de par le monde, un rôle de levain spirituel.

Je suis encore à m’étonner que vous m’ayez choisi pour remplacer l’illustre chancelier Konrad Adenauer. Je suis à la tête d’un petit pays de 4 millions d’habitants, et sous-développé, qui n’appartient pas au continent européen. Et je n’ai ni l’expérience ni le rôle international d’un Adenauer. Mais, comme le disait mon prédécesseur, « votre Académie s’efforce d’unir la pensée politique aux pensées spirituelles et intellectuelles, rattachées aux principes de moralité et d’humanité ». C’est, sans doute, ce que vous avez voulu retenir, non certes de mes succès, mais de mon effort, de l’effort sénégalais, voire africain : une pensée humaniste, cette volonté de toujours placer l’Homme au commencement et à la fin du développement. Vous avez voulu inviter l’Afrique au banquet de l’Universel.

Je vous ferai une autre confession. C’est qu’à l’idée de faire l’éloge du chancelier Konrad je me suis senti fort embarrassé. Et pourtant, je l’ai connu. Pourtant, depuis l’âge de raison, je me suis toujours intéressé aux Allemands : par nécessité et par curiosité, par désir de m’instruire et volonté de me parfaire. Parce que je suis entré à l’école en 1914, que mes professeurs français de et Louis-le-Grand et de la Sorbonne m’ont appris à priser la pensée allemande, que j’ai été prisonnier de guerre des Allemands. Mon embarras venait, précisément, de ce que je ne sentais pas, d’abord, l’Allemand chez Adenauer.

Si vous le voulez bien, nous distinguerons, d’une part, le Rhénan et l’Allemand, l’Européen et le chrétien d’autre part. Cependant, je me suis demandé si, au lieu d’une dichotomie, voire d’une tétratomie, il n’y avait pas, chez Konrad le même courant, le même élan intérieur, qui allait du Rhénan au chrétien et qui, en définitive, définissait l’homme. De cet homme si complexe sous son masque de froide énergie, je voudrais, auparavant, marquer, brièvement, les étapes les plus significatives. Car ce que je voudrais retenir, ce sont moins les faits, les succès politiques, que les raisons et comme les ressorts de ces succès, qui furent extraordinaires : moins la stature du Chancelier que le visage de l’homme.

— Il naît le 5 janvier 1876, à Cologne, en Rhénanie.

— En 1909, il est adjoint au maire de Cologne.

— Le 18 octobre 1917, il est élu maire de sa ville natale.

— Il devient président du Conseil de Prusse en 1920.

— Limogé par les nazis, Adenauer est, de nouveau, maire de Cologne en 1945.

— La même année, il fonde la CDU.

— Le 1erseptembre 1948, le Conseil parlementaire se réunit pour donner une Constitution provisoire à l’Allemagne de l’Ouest et élit     Adenauer comme président. La loi fondamentale est signée le 12 mai 1949.

— Le 15 septembre 1949, Adenauer est élu, à une voix de majorité, premier chancelier de la République fédérale d’Allemagne.

— Le 22 novembre 1949, la liste des usines allemandes à démonter est révisée et réduite.

— Le 15 mars 1951, le statut d’occupation est révisé et le chancelier Adenauer crée un ministère des Affaires étrangères, dont il prend, lui-même, la charge.

— Le 9 juillet 1951, les trois puissances occidentales mettent fin à l’état de guerre avec l’Allemagne.

— Le 18 avril 1951, le traité créant le Pool du charbon et de l’acier — ou « Plan Schumann » — est signé. L’Allemagne figure parmi les signataires.

— Le 2 mai 1951, la République fédérale est membre à part entière du Conseil de l’Europe.

— Le 26 mai 1952, est signé le « Traité sur l’Allemagne », qui annule, et le statut d’occupation, et les frais d’occupation versés par Bonn.

— Le 27 mai 1952, la République fédérale signe le traité créant la Communauté européenne de défense.

— Le 5 mai 1955, le régime d’occupation prend fin.

— Le lendemain, 6 mai, l’Allemagne est admise dans l’OTAN et dans l’UEO comme partenaire égale, ce qui lui permet de se réarmer.

— Enfin, le 22 janvier 1963, est signé, entre la France et l’Allemagne, un « Traité d’Amitié et de Coopération ».

 

L’HOMME

 

Je commencerai donc en essayant d’esquisser les traits les plus saillants de l’homme.

Écolier à la mission catholique de Ngasobil, j’ai écouté, tous les soirs, après le dîner, pendant quatre années, les contes et légendes de mon pays, mais, auparavant, les introduisant en quelque sorte, des récits de la « Grande Guerre », comme on disait alors. Mes premiers maîtres, des Bretons et des Alsaciens pour la plupart, étaient des patriotes qui savaient mesurer la stature de l’Adversaire, et son courage, et ses hauts faits.

Mon imagination s’enflammait à ces récits, comme elle le fit dans les années 1935-1938, alors que les lettres françaises redécouvraient le romantisme allemand. Jeune professeur, débarrassé des examens et concours, militant de la Négritude, qui avais juré d’oublier Descartes et ses Principes, je découvrais, avec ivresse, les poètes Novalis et Brentano, plus tard Heine et Hölderlin — sans parler des poètes prosateurs qu’étaient Hoffmann et Eichendorff. Je découvrais, après les philosophes et ethnologues, les poètes allemands : tous les soleils et toutes les ombres, les forêts et les mers, les golfes et les montagnes, tous les sommets et tous les abysses du cœur et de l’imagination. Pour moi, c’était cela l’Allemagne. Ni la guerre, ni le Front-Stalag, ni le « camp de travail » n’ont pu effacer cette image rêvée de l’Allemagne.

D’où mon embarras devant Konrad Adenauer. Bien sûr, c’est un Allemand, avec sa haute taille, ses cheveux blonds, ses yeux clairs et froids, avec surtout son énergie, sa vitalité, sa ténacité. Mais ces qualités suffisent-elles, seules, à expliquer son œuvre et les succès éclatants de l’homme d’État ? C’est l’évidence que les vertus allemandes, germaniques, que voilà sont les sources profondes et fraîches où s’est abreuvé Konrad Adenauer tout au long de sa carrière. Mais ces vertus sont sources souterraines, qui sont, d’abord, cachées par des qualités plus apparentes.

Car Adenauer n’est rien moins que l’officier prussien, qu’il n’aimait pas. « Tout au long de ma vie », avoua-t-il un jour, « rien ne m’a été plus antipathique qu’un général prussien. » Si, au demeurant, la Rhénanie est devenue « prussienne », c’est au XIXe siècle et par conquête. À Churchill qui lui demandait : « Êtes-vous prussien ? », il assura en riant qu’il ne l’était pas. À quoi l’Anglais ajouta : « Mais enfin, ils ont un fameux esprit combatif. » Encore qu’Adenauer eût l’esprit combatif, bien qu’il fût formé, comme son père, par l’administration prussienne, l’esprit combatif lui venait de plus loin, comme nous le verrons.

Ni prussien donc, ni poète non plus. Ce qui, au premier abord, est étonnant d’un Allemand. Car, comme l’écrit Hermann von Keyserling, dans son Analyse spectrale de l’Europe, « aucun peuple de la terre n’a autant de poètes, de penseurs... que l’Allemagne ». Or la poésie, et surtout la poésie allemande, c’est, par-delà la puissance d’émotion, la force de la vision, du rythme et du chant. Le poème, c’est un élan de l’âme, qui s’exprime en images rythmées, mieux : en images chantées. Rien n’est moins poétique que les discours et les Mémoires d’Adenauer. Dans les deux premiers tomes de ses mémoires, traduits en français — plus de 1 100 pages —, je n’ai pas relevé dix métaphores, ni, souvent, d’autres figures de langage. Il va jusqu’à se moquer, malicieusement, du lyrisme de notre collègue M. François-Poncet, alors haut-commissaire français. Celui-ci s’était exprimé ainsi : « Ce principe est comme une racine qui s’enfonce dans le sol. De cette racine est sorti l’arbre de l’occupation avec ses très nombreuses branches. Notre pensée, c’est que nous devons commencer par nous occuper des branches, c’est-à-dire résoudre les problèmes qui les concernent, avant de supprimer les racines elles-mêmes. » Adenauer, après avoir écouté, commentera : « Épouvanté par les propos que François-Poncet et Mc Cloy venaient de tenir, je repris la parole pour compléter le tableau poétique que le premier avait brossé et dire, dans la même langue imagée, que, si l’on coupait les branches d’un arbre aux racines vigoureuses, il avait la force d’en pousser de nouvelles. » C’est moi qui souligne. Je ferai remarquer, en passant, qu’il exprimera, plus tard, sa gratitude à M. François-Poncet, mais à sa manière : sans lyrisme.

Rien de moins imagé donc que la prose de Konrad Adenauer. Rien non plus qui ressemble au chant rythmé qu’est le poème, rien qui exprime le délice du bien dire. Elle n’abonde ni en anaphores et allitérations, ni en assonances et homéotéleutes, comme la prose poétique du général de Gaulle. Même dans ses discours au Bundestag, même sous le coup de l’émotion, rarement le politique se laisse emporter par l’ambiance, s’abandonne à l’élan lyrique. Ses lettres, ses discours, ses mémoires, ce sont comme des rapports d’un président de conseil d’administration. Ce sont des textes ordonnés, clairs et précis, qui s’appuient sur des faits, des dates, des chiffres. Ce sont, au sens étymologique, des documents au service d’une idée. Ce sont des problèmes dont il nous propose la solution au bout d’une démonstration rigoureuse, toujours logique, souvent dialectique.

Si l’on réfléchit bien, la première qualité de Konrad Adenauer est l’intelligence. L’homme d’État s’appuie, toujours, sur les « arguments fondés sur la raison », suit la « voie de la raison ». Mais c’est une intelligence dialectique, ai-je dit, qui sait retourner les choses, aller au-delà des faits matériels, qui sait même se laisser conduire par l’intuition, voire par l’émotion. Tout au long de ses mémoires, il insiste sur la nécessité de tenir compte des « faits psychologiques ».

C’est cette intelligence qui explique l’humour de l’homme d’État. Je ne dis pas l’esprit, qui est jeu de mots et, dans le meilleur des cas, jeu d’idées pures. L’humour, c’est — bien sûr, à travers les mots — un jeu de situation réelle. C’est la réaction de l’homme devant l’inhumain protestation de l’intelligence et de l’âme en même temps. Je ne citerai, ici, qu’une de ces reparties d’Adenauer, qui étaient immédiates, vives, incisives. À ceux qui lui reprochaient d’être un pion du Vatican, il répondit : « J’ai été le chancelier des Alliés ; je suis le chancelier du Pape. Il faut bien être le chancelier de quelqu’un. »

La troisième qualité d’Adenauer, c’est ce que vous me permettrez d’appeler la compréhension à défaut d’un mot plus juste. Elle n’est pas seulement intelligence, mais bienveillance. C’est cette qualité qui tient de l’intuition comme de l’entendement et qui permet de comprendre l’interlocuteur, même s’il est l’antagoniste, voire l’ennemi. Quand je dis « comprendre », il faut entendre tolérer — sinon sympathiser avec. C’est donc cette compréhension qui permet à l’Allemand de se mettre à la place des Français, mais aussi de tous ses ennemis d’hier. C’est là un des thèmes favoris d’Adenauer. Commentant ses entretiens de Londres, en décembre 1951, il explique, dans ses Mémoires : « Lors des entretiens, on entrait dans nos façons de voir, on tenait compte de nos problèmes particuliers, dus aux circonstances du moment, et, de mon côté, j’ai pu me familiariser avec les difficultés de mes interlocuteurs et avec des modes de pensée que je m’efforçais de comprendre, en les replacant dans leur contexte historique. »

C’est surtout dans ses rapports avec la France que l’Allemand fait effort de compréhension. Il mena, plusieurs fois, une véritable campagne de presse pour satisfaire le besoin de sécurité des Français, qu’il trouvait légitime. Ce qui le faisait désigner par ses adversaires comme « l’homme inique dont le cœur appartient à la France ». Il n’est pas jusqu’aux Russes que le Docteur Adenauer n’ait, en un sens, compris, du moins estimés à leur juste mesure : pour leur intelligence, leur sang-froid et leur détermination. « La Russie soviétique », juge-t-il, « est une froide calculatrice, bien éloignée de se jeter tête baissée contre les murs, comme le Führer du national-socialisme. Elle soupèse, avec sang-froid, les chances qu’elle a de gagner. »

C’est cet esprit de compréhension qui, en toute circonstance, fait tolérant Konrad Adenauer. Qu’il me suffise, pour achever de le montrer, de rappeler ses rapports avec Schumacher, leader des socio-démocrates. Comme on le sait, de 1946 à 1952, date de la mort du leader socialiste, Adenauer eut, presque toujours, en face de lui, un antagoniste solide, âpre, tenace en la personne du Docteur Schumacher. Cependant, malgré toutes les attaques, toutes les injures de la SPD, le Chancelier ne cessa pas de tenir Schumacher en grande estime. Il le considérait comme l’interlocuteur le plus « valable » de l’opposition et, en définitive, comme un « nationaliste sur fond de marxisme ». À l’occasion de sa mort, il résume ainsi son sentiment et son jugement sur l’homme politique : « Malgré toutes les discussions et tous les combats qui nous avaient opposés, je ressentis sa perte avec peine. Il avait voulu agir au mieux, je dois le reconnaître. »

 

LE RHÉNAN

 

Ce rationalisme qui se fortifie de l’intuition, cet humanisme qui est équilibre, comment les expliquer sinon par les traits caractéristiques du Rhénan. Je serais, je le sais, assez mal venu d’expliquer Adenauer par la « race ». Mais je le voudrais par l’ethnie, comme disaient Marcel Maus et Paul Rivet, mes maîtres à l’Institut d’ethnologie de Paris. L’ethnie, c’est un ensemble de vertus physiques, intellectuelles, morales, qui tiennent, bien sûr, de la race — au demeurant, presque toujours mêlée —, mais tout aussi bien de la géographie et de l’histoire. Le Rhénan nous en offre, précisément, un exemple typique.

Contrairement aux montagnes, les fleuves ne sont pas des frontières naturelles. Lieux de passage et, partant, de rencontre, ils ne séparent pas, ils ne divisent pas, ils unissent. Tel le Rhin depuis la préhistoire. Sa vallée fut, tour à tour, peuplée de Gaulois et de Romains, disons : de Celtes, de Méditerranéens et de Germains, qui, naturellement, se combattirent, mais se mêlèrent, pour former un homme nouveau : le Rhénan. Si l’on en croit les spécialistes, entre Celtes et Germains, les différences étaient beaucoup plus de culture que de race. En tout cas, entre la France du Nord et l’Allemagne de l’Ouest, les frontières furent toujours perméables et facilement traversées ; on passait de l’une à l’autre insensiblement, non par rupture, mais par gradation, qu’il s’agît du sol, du climat, de l’ethnie, de la langue.

Cependant, outre le fleuve et la vallée, deux autres facteurs, historiques ceux-là, me semblent déterminants dans la constitution du caractère rhénan : de la rhénanité. Ce sont, d’une part, la conquête romaine et l’établissement prolongé de castra et de coloniae le long du limes, la constitution de l’Empire carolingien d’autre part. Et aussi du Saint Empire romain germanique.

La conquête et l’établissement romains, tout au long du Rhin, jusqu’à la Colonia Claudia Ara Agrippinensium, qui deviendra Cologne, ce sont, pendant quelques siècles, des camps et des colonies. D’où la langue et la civilisation romaines se répandent et prennent racine. On notera même qu’au IVe siècle, Trêves devint la capitale de l’Empire romain d’Occident. L’invasion germanique déracine, en maints terroirs, le gallo-romain — langue et civilisation. Mais, en vérité, c’est, plus qu’une substitution, un métissage, biologique et culturel, qui en résultera. Le résultat le plus certain en sera la création, entre la France et la Franconie, de ce pays médian, ce pays rhénan, cette Lotharingie, dont plusieurs grands hommes, comme le maréchal Lyautey au dire de M. Raymond Postal, conserveront la nostalgie. Nous n’oublierons pas, en effet, que le « Royaume de Lothaire » était formé d’États intermédiaires, mi-romans, mi-tudesques, et qu’Aix-la-Chapelle, Cologne et Trêves appartinrent au Duché de Lorraine.

Mais, auparavant, arrêtons-nous à Charlemagne. Considérons ses conquêtes : son empire, son œuvre, son influence déterminante sur la civilisation européenne occidentale » ou « chrétienne occidentale », dont Konrad Adenauer nous parle si souvent.

Mon étonnement, quand je fus reçu à l’Hôtel de Ville de Francfort, de voir Charlemagne rangé parmi les empereurs germaniques. Bien sûr, ai-je découvert à la réflexion, c’était un Franc, un Germain, et l’Allemagne occidentale, jusqu’à l’Elbe, faisait partie de son royaume. Et la France et l’Espagne jusqu’à l’Èbre. En somme, son empire, c’étaient, à peu près, les territoires actuels de la France, de l’Allemagne fédérale, de l’Italie du Nord et du Benelux. Le fond de la population en était celtique — gallo-romaine, plus exactement — et germanique. Comme chantait un poète, « Charlemagne convoque ses vassaux : Bavarois et Saxons sont entrés en conseil, et les Poitevins, les Normands, les Français. Allemands et Thiois sont là en nombre. Ceux d’Auvergne y sont les plus courtois. » Vous connaissez ce texte de la Chanson de Roland. Il n’empêche qu’à l’époque, si les Auvergnats étaient « les plus courtois » — et ils le sont restés —, les Francs étaient les plus puissants et industrieux. C’est un détail à retenir, car ils occupaient, les marches exceptées, tout le nord de l’Empire carolingien, à l’est comme à l’ouest du Rhin.

Cependant, ce qui caractérise l’œuvre de Charlemagne et de ses successeurs, c’est moins la domination militaire et politique des Francs que la naissance d’une nouvelle civilisation, romaine et chrétienne à la fois. Bien sûr, il fallait convertir les nouveaux conquérants, Germains et Normands. Mais le fait nouveau est moins dans cette conversion que dans la latinisation qui l’accompagnait et dont l’Église fut, sous la direction coopérante, sinon concertée, de l’Empereur et du Pape, l’instrument efficace. Le nord de l’Empire, des deux côtés du Rhin, se couvre non seulement d’églises et de monastères, mais surtout d’écoles où le latin devient ou redevient une langue de culture.

Il en restera quelque chose, il en restera l’essentiel dans la vallée du Rhin, voire dans le Saint Empire romain germanique. J’accorde une trop grande place, je le sais, à l’empire de Charlemagne. C’est qu’au temps où je commençais d’être contestataire, en 4e et 3e, j’ai trouvé, dans l’exemple des « grands Barbares blancs » — Celtes, Germains, Slaves —, un motif de fierté et une leçon à suivre. Fierté de rester soi, en conservant les vertus de la « race », mais leçon : invitation à se romaniser, à se latiniser, voire à s’helléniser. C’est ce qu’exprimait l’expression Saint Empire romain germanique, qui enflammait mon imagination noire au choc de ses vocables contrastés et, partant, complémentaires.

Les habitants de la vallée du Rhin, singulièrement les Rhénans, garderont, pendant mille ans encore, jusqu’à nous, les fruits de ce métissage entre Celtes et Latins, Latins et Germains, Germains et Celtes, chrétiens et païens indo-européens, auxquels se mêlèrent les Juifs. Ce sont ces affrontements et ces équilibres, et puis cette lente, cette longue maturation qui ont produit le bourgeois rhénan, dont le général Koenig nous parle dans un article consacré à Konrad Adenauer.

Le bourgeois rhénan, Adenauer, ce sont « les vertus traditionnelles de sa classe et de son peuple », précise un de ses biographes, Roland Delcour : « travail, assiduité, honnêteté, vie familiale irréprochable ». Et je répétais, en moi-même : Kirche, Küche, Kinder. Nous sourions. Gardons-nous, cependant, de nous moquer. Plus qu’ailleurs peut-être en Allemagne, la qualité de la bourgeoisie fut toujours, depuis le Moyen Age, remarquable le long du Rhin : en Rhénanie et Westphalie. Aujourd’hui, cette bourgeoisie possède, au plus haut degré, ces « qualités de compétence, de discipline, de méthode et d’efficacité » qu’Henri Burgelin reconnaît aux « cadres » allemands. C’est qu’elle a, malgré tout, depuis mille ans, continué d’accorder le christianisme le plus authentique et l’esprit le plus ouvert au progrès. Depuis que Napoléon, au siècle dernier, l’a réveillée, elle concilie la science et la technologie avec le maintien d’une culture classique, gréco-latine.

Tel est bien Konrad Adenauer, bourgeois de sa bonne ville de Cologne : intelligent et cultivé, consciencieux et compétent, honnête et travailleur. De là à l’accuser d’être trop rhénan et pas assez allemand, d’avoir été un « séparatiste », de n’avoir jamais sérieusement cherché la réunification de l’Allemagne, il n’y a qu’un pas, que ses adversaires ont, presque toujours, allégrement franchi, sans que ses biographes l’en aient toujours défendu.

Les ennemis d’Adenauer partent d’un fait historique vérifiable. Le maire de Cologne avait convoqué, dans sa ville, le 1er février 1919, les représentants des grandes cités rhénanes. Au cours de cette réunion, Adenauer aurait suggéré le partage de la Prusse et la création d’une République autonome à l’ouest. « Cette République allemande de l’Ouest », conclut son biographe, Paul Weymar, cité par Delcour, « jouerait, à cause de sa taille — et elle doit nécessairement être grande pour avoir l’influence correspondante — et à cause de son importance économique, un rôle considérable dans le nouveau Reich allemand, et, par conséquent, elle influerait aussi sur l’attitude de l’Allemagne en politique extérieure. » Mais écoutons Adenauer, lui-même, nous expliquer la raison de son attitude : « J’ai toujours été d’avis », affirme-t-il au même M. Weymar, « qu’une séparation de la Rhénanie du Reich ne devait jamais venir en question. Si je suis intervenu d’abord, après l’effondrement, en faveur de la création d’un État fédéral rhénan, je l’ai fait uniquement pour couper l’herbe sous les pieds du séparatisme, qui propageait l’idée de la sécession de la rive gauche du Rhin. »

Je crois que la vérité est entre les deux affirmations contraires. Ce qu’a voulu, un moment, Adenauer, c’était bien un « État fédéral rhénan », séparé de la Prusse, mais intégré au Reich allemand. Bien sûr, pour éviter la sécession, mais pas « uniquement », car Adenauer fut toujours anti-prussien, et ce sentiment était largement partagé dans les États allemands, plus particulièrement à l’ouest et au sud.

Ainsi précisé, l’autonomisme d’Adenauer, loin d’être « séparatisme », était la réaction naturelle d’un Rhénan, mieux, d’un Allemand. L’État unitaire est, en effet, une conception à la française. Jusqu’ici, l’Allemagne est restée fédérale et les Allemands, peu ou prou, fédéralistes. Nous en sommes toujours à l’éternelle question de Fichte sur l’Allemagne éternelle : Was ist deutsch ? Que je traduis : « Qu’est-ce que l’allemand ? » — sans majuscule. Nous y reviendrons. En France, on est, intellectuellement, idéalement, français avant d’être normand, corse ou auvergnat, blanc ou noir. En Allemagne, on était, sentimentalement, concrètement, saxon ou bavarois, rhénan ou badois avant d’être allemand. C’était encore vrai au lendemain de la Première Guerre mondiale. Et que Hitler eût été le premier à réaliser un Reich unitaire, avec dépérissement des États, n’était certainement pas un argument massue contre Adenauer.

À l’argument général, psycho-sociologique plus que politique, s’ajoute argument culturel. La Rhénanie était de majorité catholique ; la Prusse et ses États orientaux, de majorité protestante. L’Ouest était de tradition bourgeoise et libérale ; l’Est, de tradition militaire et aristocratique : autocratique. Mais, sous-jacent à cet argument, plus fort que lui, était, sans doute, le sentiment d’être la vraie Allemagne, en tout cas, le berceau de l’Allemagne. Car l’Empire germanique était parti de Charlemagne : de la vallée du Rhin, de l’ethnie franque, christianisée, latinisée, romanisée. Un État fédéral rhénan, c’était, pour Adenauer, une assise solide, culturelle et morale, pour le nouveau Reich à construire. Au Drang nach Osten, il opposait le retour aux sources.

C’était aussi une solide assise économique. En effet, à l’ouest se trouvaient, en Ruhr et le long du Rhin, l’essentiel des ressources en fer et en charbon de l’Allemagne et, partant, des industries métallurgiques et chimiques. Et aussi de l’industrie du matériel électrique. Ajoutons que cette vallée du Rhin, située au centre de l’Europe occidentale, offrait un nœud de communications — fluviales, ferroviaires, aériennes —d’une rare densité. Ce n’est pas hasard si le plan de destruction et de démontage d’usines, né de la Conférence de Potsdam et qui visait à faire de l’Allemagne un pays essentiellement agricole, s’appliqua surtout, selon Adenauer, à la Rhénanie-Westphalie, pas hasard si les Alliés élaborèrent un Statut de la Ruhr, signé le 28 décembre 1948.

Loin que la Rhénanité s’oppose à la Germanité, Adenauer y voit un support, mieux : un contrefort. Pour tout dire, un élément d’équilibre : d’abord dans le couple Rhénanie-Westphalie, à cause de la « prédominance conservatrice » des populations rhénanes, encore plus dans le couple Ouest-Est, à cause de l’enracinement, chrétien et démocratique, de l’Allemagne dans la vallée du Rhin. Adenauer va jusqu’à soutenir la thèse selon laquelle on doit conserver, au Land de Rhénanie-Westphalie, son potentiel économique si l’on veut sauver, non seulement l’Allemagne, mais l’Europe.

Nous nous arrêterons, pour le moment, à la primauté de l’Allemand sur le Rhénan. Adenauer se pense, sinon se sent, Adenauer est plus allemand que rhénan. Au premier abord, je vous semble verser dans le paradoxe. On a souvent parlé, encore une fois, de sa froideur, de sa morgue. On connaît le mot de Carlo Schmid : « Il ne peut pas mourir, il n’a pas de cœur, ce n’est pas un être humain, c’est un homme de Néanderthal. » En somme, le contraire de l’Allemand que nous présente la caractérologie ethnique, pour ne pas parler de la littérature. Pour Keyserling, en effet, qui se réfère à Carl Gustav Jung, « l’Allemand est, en tant que peuple, un introverti, c’est-à-dire un type pensant, tourné vers l’intérieur de soi-même ». C’est-à-dire un être chez qui prédominent les facteurs subjectifs et, partant, l’émotion, l’image, le rêve : un être dont l’être est, pour parler comme Frobenius, de s’abandonner au « saisissement », à l’Ergreifen.

Bien sûr, j’ai essayé de le montrer, Adenauer, c’est la raison faite homme, et, par-delà son style, une étude, même superficielle, de son vocabulaire le prouverait. Mais qu’on pousse tant soit peu l’analyse et l’on rencontrera, au moins aussi souvent, des mots et expressions qui disent les sentiments : « cœur », « émotion », « amertume », « douleur », « espoir », « joie », « confiance ». Comme dans cette page de ses Mémoires, où il parle de Simone Patrouilles, l’étudiante parisienne qui lui a envoyé, avec une lettre, la croix de guerre de son père, mort des suites de la Première Guerre mondiale. « Elle me demandait », explique Adenauer, « d’accepter la croix de guerre qui lui avait été décernée comme souvenir de ma visite et comme geste d’espoir en une véritable réconciliation de deux peuples qui avaient tant souffert l’un par l’autre. Cette lettre m’émut profondément. Pour moi, ce don fait lors ma première visite officielle à Paris comme représentant du peuple allemand me prouvait que la jeunesse de nos deux nations pourrait se lier d’amitié. Pendant toutes les années où je fus chancelier, cette croix de guerre symbolisa, pour moi, la volonté profonde et sincère du peuple français de nouer des rapports confiants avec le peuple allemand. Elle m’est très précieuse. »

Page curieuse, si caractéristique du style d’Adenauer. On dirait d’un écrivain classique français. Mais le classicisme, ce n’est rien d’autre, comme l’écrivait Gide, qu’un « romantisme dominé ». C’est un nouveau paradoxe, mais, dans la mesure où Adenauer domine son émotion, pour l’exprimer avec une certaine retenue, il est encore allemand. Parlant de l’ethnotype des introvertis, auquel appartiennent les Allemands, le professeur Paul Griéger écrit, dans sa Caractérologie ethnique : « Caractérologiquement, l’émotivité est, chez lui, accentuée, peut-être prédominante : il doit réagir fortement, intensément. Mais il (l’ethnotype) est aussi secondaire, et, à cause de l’influence d’expériences passées, la réactivité pourra être inhibée, ses effets immédiats retardés ou sublimés. »

C’est ce qui expliquerait que, malgré leur puissance d’émotion, les hommes de cet ethnotype, singulièrement les Allemands, se caractérisent par la stabilité, la ténacité, l’organisation, la discipline. Malgré l’émotivité ? Mieux, à cause de l’émotivité, car la puissance de saisissement, dans une réaction retardée, médiate, devient puissance organisatrice.

Il est curieux que les savants confirment, ici, l’analyse que fait Adenauer du peuple allemand. Comme tous les grands hommes d’État, il a une connaissance profonde de son peuple : de ses vertus et temps forts comme de ses défauts et temps faibles. C’est seulement par cette expérience et connaissance qu’il peut agir sur lui.

Il croit d’abord à la « mentalité allemande », non pas au sens de la race, mais de l’ethnie. Au demeurant, il emploie rarement le mot de « germain ». Mais il est fier d’être allemand. Et il croit à la mission de son peuple, dont lui parle le haut-commissaire américain Mc Cloy, qu’il cite : « S’il est un pays qui a une mission européenne, c’est bien l’Allemagne, qui dispose de plus de force et d’énergie que n’importe quel autre sur le continent. » Lui-même, au long de ses écrits et des ses discours, exalte les vertus allemandes : l’énergie, le courage, le travail, la constance et persévérance, l’endurance et ténacité. Ce sont, précisément, ces qualités que louent, chez Adenauer, et les Alliés occidentaux, et tous ses biographes. Robert Schumann parle de son « courage » et de sa « persévérance », et le président Eisenhower, de sa « persévérance extraordinaire ».

Cependant, l’Allemand n’a pas que des qualités : il a, lui aussi, ses lacunes, ses dé-fauts. Par expérience et réflexion, Adenauer en est, plus que tout autre, conscient. Il a souvent médité sur l’histoire du peuple allemand. Par rapport au peuple anglais, d’origine germanique comme lui, le handicap du peuple allemand, c’est le retard qu’il a mis à penser et vivre comme Nation : à transporter, à ce niveau, la démocratie que cultivaient, depuis des siècles, les États fédéraux. C’est aussi que la puissance d’émotion chez lui n’a pas encore été, au niveau national, complètement assimilée, intégrée qu’elle serait dans la puissance d’organisation, comme la raison-sentiment dans la raison-entendement, l’Einfuhlüng dans la Vernunft. « L’Allemand a tendance à se porter aux extrêmes », avoue-t-il à Churchill. Et d’ajouter : « Il est souvent trop théorique. » La cause en est son introversion. Il est trop tourné vers le sujet, vers le moi intérieur, du fond duquel se lèvent les idées en images-archétypes, et pas assez vers l’objet : vers les réalités extérieures. Parlant des hommes de l’opposition, de ses adversaires politiques, qui rêvent d’une Allemagne idéale — au lieu de voir l’Allemagne réelle, la vaincue de 1945 —, il écrit : « Les idées ne manquaient pas en République fédérale, qui n’avaient rien à voir avec les faits ; comme toujours, le réalisme politique n’est pas notre fort. » C’est, précisément, au nom du réalisme politique qu’il refusa la réunification à tout prix.

Ce refus de la réunification de l’Allemagne, c’est ce que les adversaires du Chancelier lui ont reproché avec le plus de véhémence et de constance. Le reproche peut se résumer ainsi : Adenauer a toujours laissé passer les occasions, qui furent nombreuses, de réunifier l’Allemagne, en faisant repousser, par les trois puissances occidentales, toutes les propositions de l’URSS. C’est un fait que les réponses, négatives, des États-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne furent, toujours, inspirées par le Chancelier ou reçurent son approbation. C’est un autre fait qu’il s’en est expliqué clairement, en donnant ses raisons, dans ses discours, interviews et mémoires.

Mais avant d’entendre les raisons du Chancelier, il faut en convenir, la note adressée par Staline, le 10 mars 1952, aux trois puissances occidentales contenait des propositions positives et séduisantes, sinon sérieuses. Staline proposait : la signature sans délai d’un traité de paix, le retrait des troupes d’occupation des quatre puissances un an après, la réunification et la neutralisation de l’Allemagne. Une seconde note, du 10 avril, offrait de négocier sur l’organisation d’élections libres. Je ne parlerai pas des autres propositions soviétiques, qui furent moins acceptables parce que supposant la division de l’Allemagne.

Adenauer, dans le fait, fit donc repousser toutes les offres soviétiques. Sa première raison est que celles-ci ne sont pas sincères, qu’elles ont pour unique objectif d’empêcher une intégration plus poussée de l’Allemagne dans l’Europe occidentale. Et il est vrai, pour nous en tenir à la note du 10 mars, que deux traités étaient en discussion — le Traité allemand et le Traité de la Communauté européenne de défense —, qui furent respectivement signés les 26 et 27 mai 1952. C’est, d’autre part et surtout, que la négociation n’avait de chance d’aboutir, en d’autres termes, d’apporter des avantages substantiels à l’Europe, que si elle se nouait à partir d’une position de force. D’autant que les Russes, qui sont intelligents et plus réalistes qu’on ne le croit, respectent, par-dessus tout, la force. « Les hommes politiques allemands et les puissances occidentales », soutient Adenauer, « devaient avoir pour tâche principale de déceler le moment où apparaîtrait une réelle volonté de négociation chez les Russes. Celle-ci ne pouvait résulter que de l’égalité des forces entre le monde occidental et l’URSS, en montrant à cette dernière que la guerre froide avait perdu ses avantages. »

C’est, comme on le voit, fausser les données du problème et trahir la vérité que de défendre la thèse selon laquelle Adenauer se désintéressait de l’Allemagne orientale et ne tenait pas vraiment à la réunification. Il a toujours voulu et cherché à négocier, il a toujours, dans ce sens, fait pression sur les puissances occidentales. Il a même soutenu que la Conférence à Quatre sur la réunification « devait avoir lieu à tout prix », mais « bien préparée ». Car, encore une fois, la réunification ne doit avoir lieu ni à tout prix, ni à n’importe quel moment. Il précise, parlant d’un entretien avec Mc Cloy : « Avec beaucoup d’énergie, je soutenais la nécessité d’une conférence avec les Russes. Il fallait choisir le moment opportun, c’est-à-dire la convoquer quand l’intégration européenne aurait fait plus de progrès et après la ratification du traité de la CED. » Et c’est vrai qu’après, non pas la ratification de la CED, mais après que l’Allemagne fut entrée dans l’OTAN et dans l’UEO, Adenauer reprit, avec plus de vigueur, le problème de la réunification. C’est alors que les propositions soviétiques se firent moins généreuses.

 

L’EUROPÉEN ET LE CHRÉTIEN

 

On est plus près de la vérité quand on accuse Konrad Adenauer d’avoir « sacrifié l’unité du Reich à l’unité de l’Europe ». C’est le moment de parler plus avant de l’Européen, et aussi du chrétien.

J’ai lu, dans le magazine trimestriel de Bonn, intitulé, en français, Allemagne internationale, numéro de juillet 1967, qu’Adenauer aurait effectivement reconnu le reproche que voilà. Les choses ne sont jamais aussi simples en politique. Dans ce domaine, on ne peut prévoir sûrement ce qui va arriver, même par sondage. Et, de ce qui est arrivé, on ne peut inférer ce qui aurait pu arriver. De nouveau, si le Chancelier avait pu obtenir la réunification de l’Allemagne dans une totale indépendance et une égalité complète avec les grandes puissances, il aurait négocié. Mais, il l’avait vu lucidement, en compensation, les Russes auraient obtenu la neutralisation. Or la neutralisation, c’était, pour l’Allemagne, jouer le rôle de « balance inconstante » entre l’Est et l’Ouest pour, finalement, tomber du côté du monde communiste. Cela, Adenauer ne le voulait à aucun prix. Il s’en explique souvent et longuement dans ses Mémoires. Et M. Arnulf Baring confirme les objectifs et les raisons d’Adenauer dans un livre qui doit paraître — il est peut-être paru —sous le titre de Conception politique allemande de Konrad Adenauer.

Il est vrai que le reproche fait à l’homme d’État, c’est tout juste si celui-ci ne le considère pas comme un éloge. Car, c’est là une de ses idées fondamentales, non seulement l’Allemagne ne peut être libre et réunifiée que dans une Europe occidentale libre et réunifiée, mais surtout elle ne peut être elle-même, rendue à son histoire et à son identité, que par et dans l’intégration européenne. Qu’on se rappelle seulement la phrase par laquelle se terminait la déclaration du Chancelier, lue le 5 mai 1955, le jour où la République fédérale recouvrait sa souveraineté : « Notre but demeure : dans une Europe libre et unie, une Allemagne libre et unie. » C’est cette notion carolingienne de l’Allemagne et de l’Europe, née en lui de son terroir, mais le dépassant, qui explique sa vision du monde et le sens de son action : sa Weltanschauung. On a beaucoup parlé du « pragmatisme » d’Adenauer, de sa répugnance aux idées. Et il est vrai qu’une grande partie de la vision du Chancelier tient de l’histoire plus que de la philosophie, de l’image plus que du concept, de l’intuition plus que de l’analyse. Il n’empêche qu’Adenauer était bien plus cultivé qu’on ne l’a dit, et surtout que la vision de cet homme d’une intelligence supérieure était une véritable idéologie.

À la base de cette idéologie carolingienne, il y a le couple France-Allemagne. C’est un fait, que souligne le numéro précité d’Allemagne internationale, non seulement Adenauer cultiva, jusqu’à sa mort, des « sentiments anti-prussiens et pro-français », mais encore, au lendemain de chacune des deux guerres mondiales, il préconisa « une union complète de la France et de l’Allemagne ». Comme il le précisa au journaliste Kingsburry-Smith, « la fécondation réciproque des cultures française et allemande les enrichirait toutes deux et porterait leurs réalisations à un niveau incomparablement plus élevé ». Il reste que cette « union » est toujours présentée comme partie d’un « projet d’union européenne ». Le couple, mieux, le duumvirat France-Allemagne, est, à la fois, un modèle et un levain pour l’Europe occidentale, modèle et levain également nécessaires à son « renouveau ».

Mais quel est, exactement, le contenu de cette idéologie européenne ? Adenauer n’est pas un philosophe. Ne lui demandons pas, là-dessus, des analyses ou des synthèses approfondies, fouillées. Il a, tout de même, dit l’essentiel dans son style bref, qui ne manque pas de vigueur. Son idéologie a le mérite essentiel de la cohérence et de la fécondité. Les deux qualités essentielles que Teilhard reconnaissait à la vérité.

Qu’est-ce que l’Europe pour Adenauer ? Ce n’est pas seulement un continent, c’est, avant tout, une idée. Son Europe est, physiquement, encore plus petite que celle de Valéry, « péninsule » du continent asiatique. C’est l’Europe occidentale, à l’ouest non précisément de la Weser, mais de l’Oder : essentiellement, la France et l’Allemagne, l’Angleterre et le Benelux, l’Italie. Mais l’Europe, c’est, encore plus, une vision qui repose sur une idée, doublement existentielle et essentielle. Elle transcende les frontières. C’est pourquoi son ennemi mortel, c’est le « cancer du nationalisme ».

Mais enfin quelle est-elle cette idée, cette « terre promise » ? Car voici que, saisi par sa passion, le Chancelier devient lyrique. Cette idée, c’est l’homme : l’Homo europaeus, tel que l’ont formé 2 000 ans de cette histoire de l’Occident, de cette civilisation qui est essentiellement humanisme. C’est, plus concrètement, cette « conception de la liberté du citoyen... selon laquelle ce n’est pas l’État omnipotent, mais l’homme qui doit être au centre de toutes les pensées et de toutes les actions ».

Nous pouvons aller plus avant sans faire intervenir le chrétien. Car — là est la vérité profonde d’Adenauer, la pierre angulaire de son idéologie —, il est plus chrétien qu’européen. La preuve en est que le long combat de toute sa vie, il le mena contre l’Est : contre le communisme, qui est, pourtant, une idéologie européenne, née, qui plus est, du cerveau d’un Rhénan ou, plus précisément, des cerveaux de deux Allemands de l’Ouest : Marx et Engels. Les communistes ne s’y sont pas trompés, qui ont, souvent, représenté le Chancelier comme le Chevalier teutonique paré du manteau blanc, frappé de la croix noire, et qui part à la conquête des terres slaves.

L’image est vraie. Cependant, ne nous y trompons pas. Ce que le Chevalier combat, ce ne sont pas les Slaves — nul n’était moins raciste que lui — ni la slavitude, mais les païens. Plus précisément, le Diable, qui, par deux fois, s’était installé dans l’est de l’Europe : une première fois en 1054, à l’occasion du Grand Schisme, une deuxième fois en 1917, à l’occasion de la Révolution bolchevique. « Nous appartenons à l’Ouest et non à la Russie des Soviets », déclarait-il en 1951, à Goslar, à la frontière de la République démocratique allemande. « De notre temps encore, nous verrons se décider la question de savoir si la liberté, la dignité humaine et le mode de pensée de l’Ouest chrétien resteront conservés à l’humanité, ou si l’esprit de la nuit, de l’esclavage et de l’Antéchrist étendra, pour longtemps, son fléau sur l’humanité subjuguée. »

Bien sûr, il ne faut pas demander aux hommes politiques de se livrer à des analyses subtiles quand ils s’adressent à la foule. Dans les meetings, loin de nuancer, ils doivent amplifier et simplifier : exprimer leurs idées sous forme d’images populaires, hautes en couleurs. Il reste que, sans être d’une grande originalité, l’idéologie du Chancelier était profondément enracinée en lui. Et, dans la sobriété de son style, il l’a souvent exprimée avec force : « L’observation de la loyauté et de la foi, la reconnaissance d’un ordre, valable pour tous, le refus de l’omnipotence des États et de l’égoïsme des particuliers, l’affirmation de la solidarité des hommes et des peuples avec les responsabilités qui en découlent, la défense du Bonum commune de l’ordre international, l’horreur de la folie raciste, le respect de la liberté individuelle, don de Dieu, autant de principes nés de la doctrine chrétienne et qui s’étaient ensuite développés au cours des âges. » Ce texte des Mémoires est d’une importance essentielle. Ce sont les principes de la politique intérieure, de l’Économie sociale de marché, de l’économie concertée et contractuelle, étendus à la politique extérieure. Ce sont les principes de la « civilisation chrétienne », de « l’Occident chrétien », pour employer les expressions familières du Chancelier.

Dans cet Abendland, l’Allemagne, parce qu’occupant un poste stratégique — celui de marche de l’Est —, a une tâche particulière, qui lui a été donnée par Dieu, confiait le Chancelier au pape Jean XXIII, et qui est « celle d’être le préservateur de l’Ouest contre les influences puissantes qui s’exercent sur nous, venant de l’Est ». Mais cette Allemagne, on l’a dit, c’est, essentiellement, l’Allemagne de l’Ouest, dont le cœur est Cologne. Il est significatif que l’article, déjà cité, d’Arnulf Baring, paru dans le Spiegel du 7 juillet 1969, s’intitule « La cathédrale de Cologne est le centre de l’Europe ». Évoquant son Université, fondée en 1388, Adenauer voit se dresser, devant les yeux de sa mémoire, les images-archétypes, « les silhouettes vénérables » des grands de la scolastique, qui ont honoré Cologne de leur visite : Albert le Grand, Duns Scot, Thomas d’Aquin — sans parler d’Albertus Magnus, qui était de Cologne. En somme, tout l’Occident, dont Cologne était, est, avec la Rhénanie, le centre, le facteur d’équilibre. Et le Chancelier, sous le coup de l’émotion, pour une fois poète, devient lyrique et parle par métaphores : « Jadis, le cœur de l’Occident chrétien battait entre la Loire et la Weser. Le style de la cathédrale de Cologne, ce vénérable symbole de l’Occident allemand, a ses racines dans le sol de France... » Konrad Adenauer restera, toujours, hanté par l’image de ce Moyen Age chrétien, où l’Europe, unie de l’Irlande à la Weser et de la Sicile à la Scandinavie, allait à la conquête spirituelle de l’Est. Je dis : spirituelle, car c’est des âmes à conquérir qu’il s’agissait, qu’il s’agit.

S’agissant de cela, nous prendrons garde de ne pas voir, dans le Chancelier, le fanatique : le Grand Inquisiteur, fermé à tout dialogue, à tout compromis, et voué à la haine irréductible. Nous avons vu qu’il était le contraire, même à l’égard des Soviétiques. Oh, bien sûr, il veut ignorer tout l’approfondissement et enrichissement que l’âme slave apporte à l’Europe chrétienne par l’Église orthodoxe, par la Sainte Russie ; bien sûr, ne lui demandons pas de faire du monde communiste l’analyse interne qu’en avait faite Pierre Teilhard de Chardin. Car le communisme n’est, en vérité, qu’une postulation d’origine chrétienne contre les déviations des « chrétientés historiques », un appel s’ignorant au Dieu, verbe et lumière, qui s’est fait chair : au « Christ cosmique ». C’est cette ferveur « au-dedans », ce « sens évolutif » de l’espèce humaine, cette foi prométhéenne en l’homme créateur de l’homme, avec qui le père Teilhard dialoguait si courtoisement, en Auvergnat qu’il était. Or ce dialogue, le Chancelier ne l’a jamais refusé absolument. À condition d’être ferme, il n’exclut pas une « entente » avec les Soviétiques. C’est, d’abord et naturellement, pour la « réunification de l’Allemagne ». Mais il se trouve qu’Adenauer a une vision encore plus prospective du problème. Loin de mépriser la Russie soviétique, il aspire à dialoguer un jour avec elle. Après avoir rappelé que le « combat » entre l’Ouest et l’Est était d’ordre idéologique, il conclut, à la fin du tome II de ses Mémoires : « Si le monde libre demeure vigilant, étant donné le temps dont l’Union soviétique a besoin pour atteindre ses objectifs, il nous sera peut-être possible d’amener le monde à une situation telle que la paix s’y trouvera véritablement instaurée. » La paix, pour faire face, sans doute, ensemble, au problème que pose l’Asie, singulièrement la Chine de Pékin, sur laquelle s’interroge Adenauer — avec les Russes, Je ne juge pas ici, je constate.

De nouveau, Was ist deutsch ? C’est l’interrogation que je me suis souvent faite en écoutant, dans un salon parisien, le délicat et pensif Manfred von Keyserling, le fils du philosophe, ou, entre les barbelés du Front- Stalag 230, l’élégant et souriant lieutenant Wuttke. J’ai cru voir, dans la vision profonde d’Adenauer, se profiler l’Europe gaullienne : « de l’Atlantique à l’Oural ». Peut-être n’était-ce que rêve de poète. Mais le rêve du poète est la réalité de demain. Déjà, l’Économie sociale de marché a provoqué le « Miracle économique allemand ». Et aujourd’hui, avec la « Conférence au sommet des Six », une nouvelle espérance s’ouvre à l’Europe — qu’avait laissé entrevoir le général de Gaulle avant son départ.

Was ist deutsch ? Je voudrais y apporter une réponse, qui, parce que personnelle, ne peut être que subjective et provisoire. Au demeurant, en faisant l’éloge de Konrad Adenauer, je n’ai pas prétendu, vous le devinez, vous instruire — je n’y serais pas pertinent —, mais m’instruire : en méditant, pour mon peuple et pour moi, sur le sens du destin d’un grand homme parmi un grand peuple, au demeurant si intimement mêlés au destin du peuple français. Vous allez sourire, mais parce que les Gaulois figuraient à la première page de mon Histoire de France — et puis venaient les Germains et puis les Normands —, le processus de leur romanisation et de leur christianisation, en un mot, de leur civilisation, a toujours retenu mon attention et ma réflexion. Ne pensez-vous pas que la réponse à la question que je me pose, que la pensée profonde d’Adenauer se posait, se trouvent, précisément, dans cette histoire ? Je dis dans le sens de cette histoire : le plus cohérent et le plus fécond qu’on puisse lui donner.

Car, de nouveau, on a souvent accusé le Chancelier de morgue, et de mépriser son peuple, et de se situer « en dehors de lui ». En vérité, tout grand homme d’État, placé à un moment décisif de l’histoire de son peuple — dans une situation d’épreuve, de défaite ou de décadence —, doit, pour agir, connaître et sentir profondément ce peuple : se perdre en lui. Il n’en est pas moins vrai que, dans son action quotidienne, c’est contre les extrêmes et les dé-fauts de son peuple qu’il bute, comme sur des obstacles et des fossés. Et il est naturel, et il est nécessaire qu’il en ait une conscience claire. Et il est vrai aussi qu’aux moments des décisions, qui sont quotidiennes dans les situations de tension ou de relâchement, le chef d’État se sent seul, est seul. Et les plus grands sont les plus seuls — malgré eux, malgré leurs peuples. Comme Konrad Adenauer. Comme Winston Churchill. Comme Charles de Gaulle.

En vérité, si, derrière le Chancelier, on considère l’homme — et c’est mon propos d’aujourd’hui —, on constate qu’il se sera efforcé de dépasser, qu’il aura dépassé, avec ses contradictions au départ, toutes ses déterminations particulières, qu’il s’agisse du Rhénan, de l’Allemand, du catholique, voire de l’Ouest-Européen. Comme chancelier allemand, Adenauer sentit, comme ne l’avait jamais fait le Rhénan, la « sorte de néant d’être » qu’était la défaite. Comme catholique, point bigot, il ne se gênait pas pour critiquer la politique du pape, et c’est à lui qu’on doit l’ouverture de la CDU aux protestants comme aux catholiques. Enfin, l’on sait qu’il dirigea, lui-même, les négociations avec les juifs, qui devaient aboutir aux réparations fixées par la Convention de Luxembourg. Ce qu’on sait moins, c’est qu’il y risqua sa vie. Voilà qui achève d’humaniser cette haute figure aux traits de Tartare. Car, comme le dit saint Jean dans son Épître, il a aimé, et il a prouvé sa charité, non verbo neque lingua, sed opere et veritate. Il est curieux, au demeurant, qu’on accuse de mépris les deux chefs d’État — Adenauer et de Gaulle — qui ont risqué leur vie pour libérer des peuples persécutés et souffrants : les juifs, les Arabes, les Nègres.

Une dernière fois, c’est, plus que l’idéologie, le sentiment chrétien qui fait l’unité de l’homme et de sa vie : du Rhénan à l’Européen et au militant de l’Universum. Il est vrai qu’il rudoie ses compatriotes, qu’il se méfie, en même temps, de leur puissance d’émotion et de leur puissance d’organisation : de leurs richesses extrêmes, qui font leurs dé-fauts. Il ne croit pas aux vertus de la « race », mais de l’ethnie, dans la mesure où l’on met l’accent sur l’histoire, ce qu’oublient, peu ou prou, les ethno-caractérologues. C’est ainsi qu’il répond à la question de Fichte : Was ist deutsch ? La réponse pour lui, c’est la fidélité à l’histoire de l’Allemagne. Pour que l’Allemand se définisse en s’accomplissant, il veut le rendre au monde de l’Occident chrétien. C’est que, comme il le croit, le processus d’enseignement, d’éducation, de maturation chrétienne, inauguré par Charlemagne, n’est pas encore terminé, qui seul apaisera les extrêmes, en établissant, entre eux, un équilibre, une symbiose humaniste.

 

CONCLUSION

 

En définitive, et c’est par là que je conclurai, Konrad Adenauer est un grand humaniste. Paradoxalement, j’en conviens. Sa Weltanschauung, c’est la vision — ou le pressentiment — qui lui fait dépasser la « conscience pan-européenne » prêchée en 1948, pour apercevoir, au loin, la Terre Promise, où il n’entrera pas « l’affirmation de la solidarité des hommes et des peuples, avec les responsabilités qui en découlent ». Malgré les guerres et les haines, malgré les larmes et le sang, si abondamment répandus aujourd’hui, Konrad Adenauer nous dirait avec le poète : « J’adore la Voie ouverte et la Porte du matin. »