Discours sur les prix littéraires
par
M. Pierre MOINOT
Directeur en exercice
Messieurs,
Nos prédécesseurs de la Belle Époque étaient moins pressés que nous de changer de siècle, et plus exacts. Ils attendirent sagement la nuit du 31 décembre de l’an 1900 pour entrer dans notre XXe siècle. C’est donc pour 1901 que fut inscrit au programme du concours de poésie un vaste sujet : le XIXe siècle. Et c’est le 21 novembre 1901 que Gaston Boissier, Secrétaire perpétuel, dans un rapport dont l’exactitude des analyses et le talent des développements me laissent bien pauvre, rendit compte des prix décernés par l’Académie.
La poésie et la tragédie en vers y tenaient une grande place, de même que les prix Montyon destinés « aux ouvrages les plus utiles aux mœurs », ceux pour lesquels Balzac écrivit en vain Le Médecin de campagne dans l’espoir de payer ses dettes. Sans doute certains des noms de ce palmarès, dont pourtant Gaston Boissier célèbre chaudement les mérites, ne sont pas restés dans toutes les mémoires ; peu d’entre nous se souviennent du poète Albert Mérat, du dramaturge Rivollet ou des Portraits de femmes de Mme Arvède-Barine. Mais d’autres commençaient une œuvre qui nous les a rendus familiers : Joseph Bédier, préfacé par Gaston Paris, était couronné pour Tristan et Yseult, Louis Madelin pour son Fouché, Victor Bérard pour ses travaux sur l’Angleterre, René Doumic pour ses critiques et le Père Baudrillart, qui n’était encore qu’abbé, pour son Philippe V et la France. Un orateur malicieux laisserait à nos lauréats de cette année le soin de méditer ; un siècle plus tard, sur ces destins.
Le lauréat qui avait exalté le XIXe siècle, en moins de trois cents était Edmond Haraucourt qui célébrait sous la forme de Prométhée feu « asservi par le génie de l’homme et devenu l’agent essentiel de la civilisation », et dont le poème fut lu en séance. Rassurez-vous, Messieurs cette année, point de lecture, mon propos suffira pour éprouver votre patience.
Le Secrétaire perpétuel de 1901, titulaire de la chaire d’éloquence latine au Collège de France, se tournait aussi bien vers l’avenir « Le XXe siècle, disait-il, aura donc comme les autres une littérature ; mais que sera-t-elle Au milieu de l’anarchie littéraire que nous traversons, il n’est pas possible de le prévoir. Personne ne peut dire de quel côté nos penseurs et nos poètes qui paraissent épris de nouveauté et d’indépendance, se dirigeront. Puissent-ils au moins s’imposer la loi de ne rien publier qui décourage les étrangers de nous lire ! Puissent-ils rester fidèles à nos traditions de bon sens et de bon goût, à cette élévation d’idées, à cette générosité de sentiments qui ont fait jusqu’ici l’honneur et la popularité de notre littérature et lui ont gagné la sympathie des peuples. C’est le souhait que doivent former, en saluant le siècle nouveau, les amis des lettres françaises. »
Cent ans après ces vœux inquiets, nous pouvons nous interroger sur la façon dont notre Compagnie, sans jamais trahir ses traditions, a épousé son siècle et favorisé une vitalité intellectuelle qui ne s’est nullement démentie.
Et d’abord, nos traditions : nous n’avons pas fait qu’encourager les lettres ; nous sommes restés fidèles aux intentions de tous les donateurs qui s’en sont remis à nous du soin d’aider les plus démunis, les plus courageux, les plus méritants. M. de Montyon nous avait demandé de distinguer « un Français pauvre qui aura fait dans l’année l’action la plus vertueuse ». En 1783, nous avions honoré « la garde-malade d’une pauvresse alitée » dont les services avaient été « aussi tristes qu’assidus » ; en 1790, c’était une marchande mercière qui avait brisé les fers d’un prisonnier de la Bastille. Aujourd’hui, — et c’est sans doute un signe des temps —, un grand silence entoure la vertu. Elle existe toujours mais a moins de hâte à se déclarer telle, et les noms de nos lauréats, qui étaient encore publiés en 1901, restent désormais dans une ombre modeste. Mais ils bénéficient toujours de l’étonnant élan de générosité qui s’est associé, principalement au XIXe siècle, à celui de M. de Montyon pour confier à notre Compagnie la charge non seulement de récompenser des auteurs, des traducteurs, des historiens, des critiques, mais aussi bien d’honorer le courage, la famille, et, répétons-le, cette vertu que M. Michel Déon célébrera tout à l’heure. Ainsi nous avons reçu cette année 59 candidatures à des prix de bienfaisance et nous en avons décerné 221 pour une somme de 1 752 000 francs qui ont aidé des associations, des familles, des veuves, de jeunes élèves ou des étudiants, ou des personnes dont le dévouement allait de pair avec le dénuement. Cette part de nos prix est souvent oubliée, bien qu’elle soit majeure au regard des sommes que nous lui consacrons, et tous les noms de nos donateurs continuent de figurer dans nos publications, comme leurs volontés continuent d’être respectées.
Nos innovations ont plus fortement marqué les prix littéraires et nous n’avons guère conservé parmi les grands prix que le Gobert, fondé en 1834 pour signaler « le morceau le plus éloquent de l’histoire de France ». Le concours de poésie et le concours d’éloquence, qui dataient de 1671, ont fini tardivement mais paisiblement leur course en 1957, remplacés la même année par le grand prix de poésie ; ils s’étaient peu à peu effacés devant celui de littérature, institué en 1911 et alterné depuis avec le prix Paul Morand, et devant celui du roman créé en 1918. En 1938 nous avons souhaité distinguer la chanson française, puis dans les années 70 la nouvelle, l’essai, la critique, le cinéma, et en 1980 le théâtre. « Il reste à notre pays, disait Gaston Boissier, pour s’imposer encore aux classes éclairées des autres nations, la perfection de sa langue et l’attrait de sa littérature. » Ce sont tous nos langages, toutes les formes devenues habituelles de notre littérature que nous couronnons désormais.
De même Gaston Boissier estimait que c’était le rôle de l’Académie « d’honorer, partout où elle les trouve, ceux qui aiment notre langue, qui la cultivent avec talent et qui travaillent à lui conserver le rang qu’elle a tenu dans le monde ». Nous avons créé en 1960 le grand prix du rayonnement de la langue et de la littérature françaises, et en 1986 le grand prix de la francophonie, dont les palmarès remarquables montrent que notre langue tient encore une grande place dans le domaine de l’esprit. Bien plus, nous avons voulu nous rapprocher de nos langues sœurs par leurs origines, et notre Secrétaire perpétuel a inventé le prix de la Latinité, que nous décernons conjointement avec l’Académie brésilienne des Lettres : je laisse soin à M. Maurice Druon de vous en présenter les premiers pas.
Messieurs, notre fondateur le Cardinal de Richelieu nous a donné charge d’exercer sur notre langue une sorte de magistrature et nous n’y avons jamais failli. Aujourd’hui encore, aux trente-cinq mille mots que fixai : notre Dictionnaire à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, nous allons bientôt ajouter la légitimité donnée par l’usage à plus de quinze mille mots nouveaux, que les progrès de nos savoirs ont pour la plupart imposés. Mais depuis deux siècles, et surtout pendant celui qui s’achève, nous avons accolé à ce lent travail ce qui n’est que son corollaire : le souci de favoriser et de protéger la pensée créatrice qui en est l’éclatante illustration. J’ai l’honneur aujourd’hui d’être le serviteur de ces efforts et de vous présenter nos lauréats, en sachant trop bien que je serai dans cette tâche trop sommaire, trop bref, trop léger, trop infidèle ; au regard de leurs mérites, qu’ils veuillent bien ne pas juger des miens.
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En attribuant le grand prix de la francophonie à M. Gunnar von Proschwitz, professeur émérite de l’université de Göteborg où il occupait la chaire de langue et de littérature françaises, l’Académie se souvenait d’une après-midi de mars 1658 où elle reçut avec solennité la reine Christine de Suède et fit la première expérience de ce qui ne s’appelait pas encore la francophonie.
Cette ancienne relation privilégiée que la Suède a entretenue avec la langue, la pensée, les lettres et les arts de notre pays depuis Gustave Adolphe et sa fille la reine Christine, M. von Proschwitz n’a cessé de la maintenir et de la renouveler avec un exceptionnel éclat. « Grammairien et stylisticien, écrit notre confrère Marc Fumaroli, il a publié plusieurs ouvrages sur la langue et le vocabulaire de nos grands auteurs, notamment Beaumarchais, et sur la manière de les enseigner et de les pratiquer avec élégance. Philologue et éditeur, c’est à lui que nous devons plusieurs éditions critiques d’auteurs, comme Voltaire ou Flaubert, ainsi que des correspondances entre Français et Suédois francophones qui attestent l’intensité des échanges entre Paris et Stockholm au XVIIIe siècle et qui complètent le tableau d’une Europe française des Lumières dont le lien, de Saint-Pétersbourg à Madrid, était notre langue. »
M. von Proschwitz a complété ce tableau précis et vivant du vaste réseau francophone qui s’établit à cette époque entre les cours d’Europe par une admirable édition des lettres inédites échangées en français entre Gustave III et Catherine II. Et c’est à l’occasion de cet ouvrage que fut organisée l’an dernier à Stockholm une importante exposition attestant l’extraordinaire rayonnement de Paris et de ses artistes sur les deux grandes cours du Nord.
Il faut rendre hommage à l’érudition immense de M. von Proschwitz, par laquelle la mémoire de cet âge d’or franco-suédois ainsi ravivé reste un principe fertile de l’amitié entre nos deux peuples. J’ajoute que cette œuvre est écrite dans une langue dont la limpidité et la précision sont restées celles mêmes du siècle cher à M. von Proschwitz et qu’en cela aussi il doit être considéré comme un maître par les érudits et critiques français.
L’Académie a choisi cette année de décerner la grande médaille de la francophonie à Mme Assia Djebar. Ancienne élève de l’École normale supérieure de Sèvres, élève de Louis Massignon et de Jacques Berque, Mme Djebar a d’abord enseigné l’histoire, la littérature française et le cinéma à l’université d’Alger.
Elle dirige maintenant le plus important des centres francophones des universités américaines, celui de Louisiane, qui entretient une collaboration suivie avec l’École des hautes études en sciences sociales, l’Université française et le C.N.R.S. Elle est lauréate et membre du jury du prix Yourcenar destiné aux écrivains résidant aux États-Unis mais écrivant en français. Au sein de l’université de Louisiane, elle organise pour l’an 2000 un séminaire international des littératures et cinémas francophones où elle dirigera les travaux prévus sur Beckett, Michaux, Nathalie Sarraute. Il y a deux mois à peine elle prononçait le discours d’ouverture de la conférence de la francophonie à l’université de Yale.
Mais c’est surtout par son œuvre de romancière et de cinéaste que Mme Djebar est connue du grand public. Très jeune, alors même que son pays connaissait la guerre, elle publiait ses premiers romans, précédant de presque vingt ans une suite romanesque qui cherche dans sa propre histoire et dans celle de son pays une vérité enfouie et que la société veut ignorer : celle dont le murmure autrefois relégué s’enfle peu à peu, brave les interdits du regard et du savoir qui pourtant entretiennent avec leur transgression même un rapport obscur, et restitue à la femme une liberté du corps et de la parole enfin nommée. Les deux longs métrages de Mme Djebar n’ont eux aussi pas d’autre ambition que de faire entendre cette voix. Un chapelet de prix internationaux couronne livres et films, et quatorze traductions en assurent l’audience.
Cette œuvre éminente, exigeante, est celle d’un créateur qui use du français pour donner une portée universelle aux mythes et aux rêves de la société algérienne. Elle est comme l’illustration des remarquables activités du professeur qui enseigne et défend cette même langue. Il a paru à l’Académie que créateur et professeur ont bien mérité de la francophonie.
Le talent de M. André Brincourt est si divers que l’Académie lui a plusieurs fois déjà tressé des couronnes pour des œuvres qui en illustraient des facettes différentes : le francophone a reçu une grande médaille pour Langue française, terre d’accueil, qui dessinait un paysage des lettres françaises s’enrichissant de tous les écrivains venus d’ailleurs pour élire domicile dans notre langue. Le critique recevait le prix de la critique pour Messagers de la nuit, où les rapports privilégiés qu’il avait entretenus avec Roger Martin du Gard, Saint-John Perse et André Malraux lui faisaient tracer de grands portraits parlants qui, pourtant si apparemment dissemblables, semblaient se rejoindre. Il eût fallu couronner aussi l’essayiste, le romancier, qui sait ?, le philosophe ou le biographe, nous y avons coupé court en décernant tout simplement à M. Brincourt le grand prix de littérature.
Les lecteurs d’un grand quotidien du matin penseront — mais à tort — que M. Brincourt est d’abord journaliste. C’est qu’il en a dirigé les pages littéraires, puis l’édition littéraire hebdomadaire et qu’on y retrouve toujours son feuilleton. De même, c’est encore le journaliste qui critiquait autrefois les émissions de radio et de télévision. Mais c’est l’écrivain qui analyse la nature de la télévision et attend qu’elle tienne ses promesses dans les deux essais importants qu’il lui a consacrés. Pourtant, la racine profonde de l’œuvre, c’est la littérature. M. Brincourt a réfléchi sur la nature de l’acte d’écrire dans des essais comme Désarroi de l’écriture, mais en même temps il agissait, écrivait de nombreux romans qui s’étalent tout au long de sa vie, depuis Le vert paradis, roman de la trentaine, jusqu’à Vive les mouches, paru cette année, où souvenirs et réflexions se mêlent à l’imaginaire.
C’est aussi chez d’autres écrivains qu’il a voulu approfondir les secrets de l’écriture et de la pensée dans des essais comme Les œuvres et les lumières où il décrypte subtilement l’esthétique de Bergson, de Proust, de Malraux. M. Brincourt a étudié l’œuvre de Malraux de façon telle qu’on ne peut s’empêcher d’y voir des affinités électives. Malraux ou le temps du silence, Malraux le malentendu, Messagers de la nuit approchent au plus près, comme si elles étaient aussi compagnes de l’essayiste, les hantises familières de Malraux : les racines profondes de l’Art, la présence de la mort, le désir de « changer la vie en destin ».
Toute l’œuvre de M. Brincourt, d’une grande variété, mais qui brille dans tous les sujets qu’elle aborde, est vouée à la littérature avec une passion que notre grand prix vient heureusement souligner.
Messieurs, la liste que j’aborde est longue, et je sens déjà que tous ceux qui nous font l’honneur d’être ici ce soir veulent l’applaudir comme ils viennent de le faire pour nos trois premiers grands prix. Puis-je leur demander de retenir maintenant leurs applaudissements et de ne manifester leurs compliments qu’au dernier nom de notre liste, où la plus modeste distinction est dans notre esprit sœur de la plus prestigieuse ?
Le tout récent prix Jacques de Fouchier récompense « un ouvrage ou une œuvre remarquable par son sujet, sa composition, son style, et dont l’auteur n’appartient pas aux professions littéraires ». Les talents du professeur François-Bernard Michel sont si variés qu’il eût été injuste d’en privilégier un au détriment de tous les autres. Aussi est-ce pour l’ensemble de son œuvre que la Compagnie a décidé de l’honorer. Car François-Bernard Michel ne se contente pas d’être un des plus grands pneumologues actuels et un vulgarisateur hors pair. Il est aussi poète, nouvelliste, et ses essais littéraires ont attiré à deux reprises l’attention de l’Académie. Si l’on ne peut aisément classer ses ouvrages, c’est que l’expérience et le savoir du professeur de médecine viennent éclairer de façon originale et convaincante l’analyse littéraire, et que, réciproquement, la connaissance intime des plus grands écrivains permet à François-Bernard Michel de dépasser les aspects simplement cliniques ou psychologiques de la réflexion sur la santé, la maladie, et la mort. Des livres comme Le souffle coupé, Cancer à qui la faute ?, Du nez ne peuvent être écrits que par le membre de l’Académie de médecine —, d’autres comme Frédéric Bazille, un étudiant en médecine parmi les Impressionnistes, ou La face humaine de Vincent Van Gogh, que par le correspondant de l’Académie des beaux-arts ; d’autres encore comme Proust et les écrivains devant la mort ou Sous le regard de Paul Valéry vont droit au cœur de notre Académie. Ajoutés à de nombreuses publications de vulgarisation médicale et à plusieurs recueils de poésie, ils composent une œuvre inscrite dans la plus noble des traditions humanistes.
La presse, qui voit des arrangements partout, a cru que le partage de notre grand prix du roman entre deux auteurs relevait d’un calcul. S’il y a eu calcul, il fut arithmétique. Il se trouve simplement que plusieurs tours durant nos voix se sont partagées à égalité, douze à douze. Signe d’une riche saison.
« Comme tous les jurys et les lecteurs curieux de talents neufs, nous dit M. Bertrand Poirot-Delpech, il y avait sept ans et sept livres que nous guettions l’oiseau rare nommé Amélie Nothomb. Tout, chez cette fille de diplomate belge en Asie, annonçait une œuvre singulière : le regard cocasse, le ton de narquoiserie déjà reconnaissables. »
Mme Amélie Nothomb nous apprend que c’est avec « Stupeur et tremblements » qu’on devait s’adresser à l’Empereur dans l’ancien protocole nippon, une expression « qui correspond si bien, dit-elle, au jeu des acteurs dans les films de samouraïs quand ils s’adressent à leur chef, la voix traumatisée par un respect surhumain ». C’est de ce respect surhumain que sa narratrice fait l’expérience au cours de plusieurs trimestres de stage dans une entreprise japonaise dont les rigidités et la soumission terrorisée des salariés font un enfer aux cloisons infranchissables. L’obéissance est décrite là, avec une jubilation féroce, comme la source de toutes les déshumanisations. « Conseil de prudence, annonce M. Poirot-Delpech, à tous les directeurs de ressources humaines, comme on dit maintenant : si vous voyez entrer dans votre bureau Amélie Nothomb, ou une stagiaire tenant son livre sous le bras, engagez-les, mais à l’essai. »
En même temps que la narration précise, nerveuse, ironique et drôle de Mme Nothomb, nous avons couronné la plume rêveuse de M. François Taillandier, son lyrisme discret et le regard souvent désabusé qu’il porte sur la trivialité du monde moderne. « François Taillandier, écrit M. Michel Déon dans son rapport, est le romancier des dérives de notre temps, qu’il s’agisse de la culture programmée avec Les nuits Racine, du spectacle désolant des idéologies trompeuses dans Des hommes qui s’éloignent, et, cette année, dans Anielka, d’une femme qui, d’homme en homme, glisse lentement vers une solitude que l’âge n’arrangera sûrement pas. Dans les autres — son père, son enfant, ses deux amants successifs — c’est elle-même qu’elle cherche et ne trouve pas. Ce roman, plein d’une pitié retenue, est une intelligente et mélancolique étude de la morale — ou plutôt d’une dramatique absence de morale — d’une femme d’aujourd’hui qui n’a revendiqué sa liberté que pour ne savoir qu’en faire. »
Depuis la parution de ses premiers recueils, au début des années 80, M. Jean-Pierre Lemaire s’est imposé comme un des plus grands poètes contemporains. La limpidité de l’écriture, l’attention portée au monde concret, aux lieux, aux paysages, à ce qu’il en est de nos vies ordinaires avec une constante et profonde exigence spirituelle font tout le prix de cette poésie à consonance mystique, fondée sur ce que la tradition catholique a reçu de l’Évangile, et dont la source principale est l’Écriture sainte. En décernant à M. Jean-Pierre Lemaire notre grand prix de poésie, nous saluons une œuvre ramassée, rigoureuse et pure, où la parole du poète rejoint ce que nous contenons de sacré.
Le grand prix de philosophie est attribué au professeur Pierre Hadot, qui a occupé jusqu’en 1991 la chaire d’Histoire de la philosophie hellénistique et romaine au Collège de France. Dans ses premiers ouvrages, M. Pierre Hadot s’était attaché à mettre en lumière la continuité de la spiritualité chrétienne avec la spiritualité antique. Ses études sur les doctrines néoplatoniciennes en ont fait ressortir la profondeur et la beauté qu’elles tiennent de leur caractère mystique. Il s’est également fait le traducteur et l’éditeur de textes rares ou méconnus, comme les Ennéades de Plotin. M. Hadot, nous dit Mme de Romilly dans son rapport, « a su montrer que les œuvres des philosophes antiques apportaient moins des systèmes que des exercices spirituels en vue d’un progrès intérieur. Aussi bien la critique internationale a-t-elle salué ce grand renouvellement dans l’interprétation de la philosophie grecque, traduit dans toute une série de livres et que le dernier, publié cette année même, illustre admirablement ».
Cet autre prix de philosophie qu’est le grand prix Moron doit récompenser « l’auteur français d’un ouvrage ou d’une œuvre favorisant une nouvelle éthique » et est attribué cette année à un autre grand historien de la philosophie, M. Lucien Jerphagnon. Nous connaissions notamment de lui Vivre et philosopher sous les Césars, que nous avions couronné en 1980, ou encore une grande Histoire de la pensée dans l’Antiquité et au Moyen Âge. M. Jerphagnon s’engage maintenant dans une entreprise remarquable, l’édition des Œuvres de saint Augustin dans la bibliothèque de la Pléiade. M. Jerphagnon en a établi cette année le premier volume, dans lequel il consacre à son auteur une longue introduction dont la maîtrise a été partout célébrée. Par ses écrits, ses conférences, mais aussi par de nombreuses émissions radiophoniques, comme le souligne Mme de Romilly dans son rapport, M. Jerphagnon « a rendu à la pensée augustinienne une présence nouvelle qu’il a su faire pénétrer auprès d’un vaste public ». L’œuvre de celui auquel l’Église a conféré le titre de « docteur de la Grâce » se révèle sous les commentaires de M. Jerphagnon d’une singulière actualité.
Le grand prix Gobert récompense depuis 1834 « le morceau le plus éloquent de l’histoire de France, ou celui dont le mérite en approchera le plus ». Il couronne cette année une œuvre immense et d’une originalité profonde. M. Michel Fleury, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, n’est pas seulement un grand scientifique qui a consacré sa vie à l’histoire et à l’archéologie de Paris, il est en quelque sorte la mémoire de Paris. Et rarement historien aura été plus concrètement impliqué dans la défense et la préservation de ce qui constitue l’objet de son étude. Faut-il évaluer la taille, d’ailleurs colossale, de la cathédrale Saint-Étienne construite par Cildebert ? M. Michel Fleury n’ignore rien du Paris mérovingien auquel il a consacré vingt-huit études, non plus d’ailleurs que du gallo-romain. Faut-il se battre pour préserver de la démolition un vieil immeuble porteur d’une fraction de l’histoire parisienne ? Il se bat, il écrit des pages implacables, dans la récente réédition de l’Histoire du vandalisme de Louis Réau, sur les désastres architecturaux des quarante dernières années à Paris. Avec la science incomparable de l’historien, la patience du chercheur et, lorsqu’il le faut, une inépuisable capacité d’indignation, il rédige un nombre considérable de communications, de chroniques, de rapports de fouilles, d’études sur les biographies ou inscriptions. Renversons le titre d’un de ses travaux : Si le roi m’avait donné Paris sa grand’ville pour le remercier de nous avoir royalement donné Paris.
La France du beau XVIe siècle a semblé à M. Jean Dutourd un livre si remarquable qu’il nous a proposé de ressusciter le second prix Gobert, que l’Académie ne dédoublait plus, pour l’attribuer à cet ouvrage, de M. Bernard Quilliet. M. Quilliet, écrit Jean Dutourd, « a fait un travail immense. Il est arrivé à grouper en un seul récit diverses formes d’histoire : la vie courante des gens soumis aux conjonctures et dominés par les rois et les ministres qui font de la politique. Le tableau est complet et forme une analyse de toutes les classes de la société en France entre 1490 et 1560. M. Quilliet décrit tout cela admirablement, dans une langue claire et correcte. Son livre est si sérieux, si captivant que j’ai souvent pensé en le lisant à Augustin Thierry ».
Le prix de la biographie littéraire a été attribué conjointement à M. Frank Lestringant pour son Musset et à M. Christian Millau pour Au galop des Hussards. M. Lestringant est professeur à la Sorbonne et l’un des meilleurs spécialistes du XVIe siècle littéraire français. Sans doute pour remercier les Romantiques d’avoir réhabilité Ronsard et d’Aubigné, il a entrepris la biographie d’un Musset d’une érudition sans faille et d’une écriture si vivante que nous en devenons nous-mêmes romantiques.
Délaissant lui aussi un moment l’une de ses spécialités, la gastronomie, M. Christian Millau nous entraîne au galop dans le tourbillon des années cinquante, un témoignage, nous dit M. Félicien Marceau, « bariolé, bien écrit sur la vie littéraire d’une époque très riche », où se croisent, aussi bien que les Hussards, Éric von Stroheim ou Orson Welles.
Traiter de La vie quotidienne dans « La comédie humaine » de Balzac dans le cadre de la collection historique bien connue des « vies quotidiennes » était une entreprise périlleuse : M. Philippe Berthier, professeur à la Sorbonne nouvelle, l’a menée à son terme victorieusement. « Il démontre avec les 2 472 personnages de la Comédie humaine, écrit M. Bianciotti dans son rapport, que la vie quotidienne est une vie balzacienne. En prélevant dans l’œuvre de Balzac des échantillons les plus propres à nous informer sur un milieu, un tempérament, une vision d’écrivain, M. Philippe Berthier nous propose une encyclopédie de la France contemporaine qui nous apparaît alors hilarante et impitoyable ».
C’est à Mme Constance Delaunay que va le prix de la nouvelle pour son recueil Qu’est-ce qu’on attend ? « Auteur de théâtre et aussi romancière, note M. Michel Déon, Mme Delaunay excelle dans le récit bref, en demi-teinte, mené avec humour et une certaine cruauté, notamment, entre autres, pour Barcelone et Anatole, deux textes tout en dialogue et monologue intérieur. Il y a là, dit M. Déon, une écriture sans faute, un talent d’une justesse remarquable. »
Au titre des prix d’Académie, quatre médailles de vermeil ont été décernées.
M. Jean-Paul Cointet a été couronné pour l’ensemble de son œuvre. Récemment, il a fait la preuve notable de son objectivité avec son Marcel Déat, dont l’existence paradoxale, où les appels à l’anéantissement de ceux qu’il nommait « les terroristes » se mêlaient aux exhortations à la persécution des juifs, a pourtant donné naissance à un bon travail d’historien.
M. Maurice de Gandillac, professeur émérite de philosophie à la Sorbonne, est le traducteur et commentateur éclairé d’auteurs aussi divers que Plotin et Abélard, Dante, Pétrarque ou encore Hegel et Nietzsche. Il a organisé et animé des années durant les fameuses « décades » de Cerisy, dont il a retracé les grands débats intellectuels dans Le siècle traversé, couronné par notre Compagnie, et qui illustre une qualité dont M. de Gandillac a fait une vertu : la liberté de l’esprit.
M. Louis Le Guillou a exhumé pour sa part, en dix volumes dont la publication s’achève, la Correspondance de Michelet, « œuvre monumentale, écrit M. José Cabanis, d’une extraordinaire érudition, où toute la vie politique et littéraire du XIXe siècle se retrouve et qui fera autorité pour plusieurs générations ». Un autre Michelet ici se dessine, qui n’a pas seulement un génie d’historien.
M. le professeur Victor Del Litto a recueilli et mis en ordre la Correspondance générale de son cher Stendhal et a rassemblé les réponses qu’y avaient faites les destinataires. Tous les beylistes ou stendhaliens ont pour M. Del Litto une particulière tendresse. « Aux yeux de ceux-ci en effet, écrit M. Jean Dutourd dans son rapport, Stendhal est le petit dieu de la clairvoyance, du bon sens, du refus de s’en laisser conter, en d’autres termes le dieu de la Vérité. M. Del Litto, depuis des dizaines d’années, est le gardien du temple. Il a dirigé l’illustre revue Stendhal Club et rien de ce qui concerne Henri Brulard ne lui est étranger. C’est à lui, qu’on aime pour de si bonnes raisons, et à l’immortel auteur de deux des plus beaux romans du XIXe siècle que notre récompense rend hommage. »
Le prix du Cardinal Grente est attribué pour l’ensemble de son œuvre au Père Louis Bouyer, membre de la Commission théologique internationale, nommé consulteur de plusieurs congrégations romaines, « un des plus éminents écrivains religieux en langue française de notre temps », comme l’écrit M. le Cardinal Lustiger dans son rapport. En Europe, aux États-Unis, en Afrique, il a enseigné avec éclat dans de nombreuses universités. L’intuition première de Louis Bouyer, qui a contribué à guider les travaux des Pères du dernier concile du Vatican, est que la controverse avec le protestantisme a entraîné l’opposition abstraite de l’Écriture et de la Tradition ; son œuvre vise à en montrer l’unité, et à restituer l’Écriture à la Tradition authentique de l’Église.
Le prix du cinéma René Clair revient cette année à M. Roman Polanski, qui, dès son premier film, Le couteau dans l’eau, témoignait d’une grande maîtrise. « Roman Polanski, note M. Michel Déon dans son rapport, a la remarquable particularité d’être à la fois metteur en scène au théâtre et au cinéma, d’être scénariste, comédien, et d’avoir tourné ses films aussi bien en France qu’en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. » M. Polanski a incarné Mozart, avec brio. Parmi ses plus célèbres créations, on peut citer Répulsion (1964) où Mme Catherine Deneuve compose un de ses plus beaux personnages, Le bal des vampires (1968), Rosemary’s baby (1968) et ce film qui est peut-être son chef-d’œuvre, Chinatown (1974). « Revenu en France, dit encore M. Déon, il n’a cessé d’être un des animateurs les plus rebelles du cinéma tout en gardant une forme d’expression des plus classiques. »
Trois prix du rayonnement de la langue et de la littérature françaises ont été attribués cette année.
M. Giovanni Bonaccorso, professeur à l’université de Messine, a continué son patient et savant travail sur les manuscrits de Flaubert. L’Académie avait déjà remarqué en 1992 son édition particulièrement brillante des manuscrits de l’Hérodias. M. Bonaccorso s’attache au travail difficile de commentateur des manuscrits d’un de nos plus grands écrivains et l’Académie tenait à lui témoigner sa reconnaissance.
Le professeur James Lawler est australien. En même temps qu’il dirigeait le département d’études françaises à l’université de Los Angeles, puis qu’il enseignait à l’université de Chicago, il a poursuivi ses travaux sur Baudelaire, Mallarmé, Valéry, Char ou Rimbaud et fondé deux revues consacrées aux études françaises, dont l’Association internationale est placée sous sa présidence. Il allait de soi qu’un prix du rayonnement remercie M. Lawler d’une vie tout entière consacrée à défendre notre langue.
M. Edmond Tupja dirige la section de traduction et d’interprétation du département français à l’université de Tirana et professe en outre à l’Alliance française. Son œuvre poétique, écrite dans sa langue maternelle, double une œuvre de traducteur considérable de romanciers français, de Maurois à Sartre, Proust ou Giono et de poètes aussi bien que les traductions françaises d’écrivains albanais comme Fatos Kongoli ou Ismaël Kadaré. C’est également le constant préfacier de nos écrivains traduits en Albanie. « Les Albanais, écrit M. Maurice Druon dans son rapport, affrontent mille difficultés mais un tiers d’entre eux continue de pratiquer excellemment la langue française. Nous saluons l’entrée de l’Albanie dans la Communauté des pays qui ont le français en partage en couronnant un de ses meilleurs esprits », un inlassable propagateur de notre littérature.
La tradition, sans craindre l’injustice et dans le souci sans doute de ménager votre patience, veut que les prix de fondations ne soient pas ou peu commentés, aussi la sécheresse de ce palmarès ressemble-t-elle à ceux de notre enfance lycéenne. Si elle délivre au moins ceux que je vais seulement nommer de mes résumés maladroits, elle ne s’accorde pas avec l’importance des œuvres qu’elle ne fait, hélas !, qu’énumérer. Ce n’est pas là mon laconisme qu’il faut entendre, mais tout ce qu’il résume de recherches, d’études, d’imagination, de travail, de talent.
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Grâce aux très nombreuses fondations qui veulent distinguer la poésie, l’Académie a institué plusieurs prix.
Le prix Théophile Gautier est destiné à « des auteurs de poésie lyrique » et partagé cette année entre M. François Xavier pour De l’Orient à l’amour (médaille d’argent) et M. Bruno Rémond pour Réel absolu (médaille de bronze).
Le prix Heredia, pour « des auteurs de sonnets ou d’un recueil de prosodie classique », est partagé entre Mme Lucette Moreau pour Rimes et bouquets (médaille d’argent) et M. Henry Germès pour Mes trois Muses (médaille de bronze).
Le prix François Coppée est « destiné à l’auteur d’un recueil de poésie ». Il couronne cette année Mme Catherine Bankhead pour L’infini passage du jour (médaille d’argent).
Le prix Paul Verlaine, destiné lui aussi « à l’auteur d’un recueil de poésie », va à M. Paul de Roux pour Le soleil dans l’œil (médaille d’argent).
Le prix Henri Mondor récompense « soit un poète français de veine mallarméenne, soit un écrivain français ayant fait des travaux sur Stéphane Mallarmé ». Il est attribué à M. Jean-Luc Steinmetz pour sa magistrale biographie Stéphane Mallarmé, l’absolu au jour le jour.
Le prix Maïse Ploquin-Caunan, destiné à « l’auteur d’un recueil de poésie en vers classiques ou libres, d’expression romantique », est attribué à Mme Geneviève Laporte pour La sublime porte des songes.
Au titre de la littérature et de la philosophie, douze prix ont été attribués.
Le prix Montyon, qui regroupe dix-huit fondations de même objet, est destiné « aux auteurs d’ouvrages les plus utiles aux mœurs et recommandables par un caractère d’élévation et d’utilité morales ». Il va à M. Lambros Couloubaritsis pour l’Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, qui propose une nouvelle méthode de lecture du passé (médaille d’argent).
Le prix La Bruyère couronne l’auteur d’un ouvrage de littérature morale. Il est attribué à M. Bruno Racine pour La séparation de biens, qui montre à nouveau la rigueur et la sensibilité de l’auteur du Gouverneur de Morée (médaille d’argent).
Le prix Jules Janin est un prix de traduction. Il récompense cette année M. Philippe Bataillon pour sa remarquable traduction de Pleine lune du grand romancier Antonio Munoz Molina (médaille d’argent).
Le prix Émile Faguet va à un ouvrage de critique littéraire. C’est Mme Sophie Guermès qui l’emporte pour La poésie moderne, essai sur le lieu caché, ce lieu presque mystique, où se rencontrent Mallarmé et Rimbaud, mais aussi bien René Char, Saint-John Perse ou Yves Bonnefoy (médaille d’argent).
Le prix Louis Barthou, prix de littérature générale, est attribué à Mme Lise Sabourin pour Alfred de Vigny et l’Académie française, et Papiers académiques inédits d’Alfred de Vigny, où l’œuvre de Vigny trouve un éclairage neuf.
Le prix Anna de Noailles est destiné à une femme de lettres. Il récompense cette année deux écrivains, par une médaille d’argent : Mme Christiane Baroche pour Petit traité des mauvaises manières, long regard jeté sur l’existence d’un personnage drôle et touchant, et Mme Jacqueline Harpman pour L’Orage rompu, une brève rencontre évoquée de façon nostalgique et subtile.
Le prix François Mauriac est destiné à un jeune écrivain, et partagé cette année entre M. Frédéric Lenormand pour Les Princesses vagabondes, qui sont les quatre dernières filles de Louis XV, dans leur parcours imaginaire à travers l’Europe pour échapper à la guillotine (médaille d’argent) et M. Gilles Orselly pour Balthazar au pays des collines, un premier roman écrit avec une sûreté qui laisse augurer d’une très belle carrière (médaille de bronze).
Le prix Roland de Jouvenel, décerné dans l’intérêt des lettres, est lui aussi doublé. Il est attribué à Mme Claudine Cohen pour L’Homme des origines. Savoirs et fictions en Préhistoire, un résumé plein d’humour sur l’évolution de l’anthropologie depuis le XVIIIe siècle, tandis qu’une médaille de bronze récompense M. Pierre Brahma, magicien professionnel, pour La malle des Indes, les nuits d’un magicien.
Le prix Biguet couronne un ouvrage de philosophie ou de sociologie. Il est décerné à MM. Frédéric Serror et Herio Saboya pour L’Échelle de Monsieur Descartes, où l’ordre de la découverte ne se confond pas avec la découverte de l’ordre.
Le prix Ève Delacroix récompense l’auteur d’un ouvrage « alliant des qualités morales à des qualités littéraires ». Il va à M. Marcel Gauchet pour La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, et couronne aussi M. Abdallah Laroui pour Islam et Histoire.
Le prix Jacques Lacroix est destiné à l’auteur d’un ouvrage sur la vie des animaux. Il est attribué à un merveilleux livre-album de Mme Simone Jacquemard, L’Oiseau essentiellement, où la science et la poésie du texte, qui sont la marque de Mme Jacquemard, sont rehaussées d’illustrations d’une rare qualité, commentées par Mme Elvire Perego.
Le prix Raymond de Boyer de Sainte-Suzanne doit distinguer un ouvrage de philosophie ou de pensée religieuse contemporaine. Il couronne M. Gaston Bordet pour La Grande Mission de Besançon, cinquante jours de 1825 où sermons et cantiques chassent dans la ville les séquelles de la Révolution.
Neuf prix d’histoire et de sociologie ont été décernés.
Le prix Guizot, destiné à un ouvrage d’histoire générale, va à l’Histoire de l’esclavage aux États-Unis de M. Claude Fohlen, spécialiste de la civilisation nord-américaine, qui veut comprendre comment la démocratie américaine a pu accepter l’esclavage jusqu’en 1865 (médaille d’argent).
Le prix Thiers couronne un ouvrage d’histoire. Il est attribué cette année à M. Pierre Zoberman pour Les Cérémonies de la parole. L’éloquence d’apparat en France dans le dernier quart du XVIIe siècle, étude approfondie des panégyriques du roi prononcés par les Académiciens lors de la fête de Saint-Louis.
Le prix Eugène Colas est destiné lui aussi à un ouvrage d’histoire. Il couronne Mme Agnès Gerhards pour son Dictionnaire historique des ordres religieux, tandis que deux médailles d’argent sont attribuées à M. Gilles Henry pour Louis XIII le Juste, dernier ouvrage d’une œuvre patiente et abondante, et à MM. Houchang Nahavandi et Yves Bomati pour Shah Abbas, empereur de Perse, personnage fascinant par son souci du bien public et sa tolérance religieuse.
Le prix Eugène Carrière distingue un auteur d’ouvrage d’histoire de l’art. Il est attribué à M. Philippe Morel pour Les Grotesques. Les figures de l’imaginaire dans la peinture italienne de la fin de la Renaissance, un genre jusqu’ici peu étudié et traité là avec une grande virtuosité. Le prix est accompagné de deux médailles d’argent, l’une à MM. François Boespflug et Eberhard König pour Les Très Belles Heures du duc de Berry, très rarement étudiées dans leur ensemble et à M. Jean-Michel Leniaud pour Les Bâtisseurs d’avenir, Portraits d’architectes des XIXe-XXe siècles.
Le prix Georges Goyau récompense un ouvrage d’histoire locale. Il est décerné à M. Jean-Pierre Rorive, de nationalité belge, pour La guerre de siège sous Louis XIV en Europe et à Huy, un texte excellent rehaussé par une iconographie superbe, tandis qu’une médaille d’argent va à M. Jean-Paul Besse pour Gisors dans l’Histoire.
Le prix biennal du Maréchal Foch est destiné à « l’auteur d’un ouvrage intéressant l’avenir de la Défense nationale ». Il est attribué à M. André Martel pour Leclerc, le soldat et le politique, qui continue la contribution éminente du professeur Martel à l’école d’histoire militaire qu’il a fondée. Une médaille de bronze signale les mérites de Mme Aude Yung-de-Prévaux qui a pieusement évoqué dans Un amour dans la tempête de l’histoire, Jacques et Lotka de Prévaux, deux figures exceptionnelles de la Résistance. « Cet ouvrage, écrit M. Maurice Druon révèle un drame contemporain. C’est à l’âge de vingt-trois ans que Mme Yung-de-Prévaux a appris, de façon fortuite et quasi miraculeuse, qu’elle était la fille de deux héros assassinés par l’ennemi avant qu’elle ait pu les connaître. Elle a patiemment reconstitué l’histoire de ce père, l’amiral de Prévaux, compagnon de la Libération, et de cette mère de légende. »
Le prix Louis Castex distingue « une œuvre littéraire qui permettra de mettre en lumière, ... soit des souvenirs de voyage ou d’exploration... soit des découvertes dues à l’archéologie et à l’ethnologie ». Il couronne cette année M. Jean-Marie Mathieu pour L’or peul. Les Bergers du soleil, consacré à l’un des peuples les plus mystérieux et les plus légendaires de l’Afrique.
Le prix Diane Potier-Boès récompense un ouvrage consacré notamment « à l’histoire ou à la civilisation de l’Égypte ». Il va à M. Yves Laissus pour L’Égypte, une aventure savante, 1798-1801, qui suit à la trace les savants qu’à leur retour en France on appellera « les Égyptiens », et qui sont à l’origine de la tradition orientaliste.
Le prix François Millepierres distingue des « travaux historiques sur l’Antiquité ou sur l’histoire contemporaine ». Il couronne la grande compétence et la vigilante attention de Mme Michèle Cointet pour L’Église sous Vichy, 1940-1945, la repentance en question.
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Enfin pour achever ce long palmarès, l’Académie a attribué cette année trois prix de soutien à la création littéraire.
Le prix Henri de Régnier est attribué à M. Maurice Pons pour l’ensemble d’une œuvre romanesque remarquable, qui va de Rosa à Douce Amère et qu’on souhaite voir se continuer.
Le prix Amic est décerné à M. Neagu Djuvara pour l’ensemble de ses travaux.
Le prix Mottart couronne M. Gérard Boutet, l’auteur des huit volumes des Gagne Misère que nous avons naguère primés, et qui travaille à un Dictionnaire des métiers de la France rurale, une œuvre de longue haleine, sauvant de l’oubli un de nos patrimoines les plus riches de notre histoire populaire.
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Messieurs, je ne possède pas le laurier amer mâché par la Pythie pour entrevoir l’avenir, mais sur mon petit trépied personnel je devine assez bien la perplexité du lointain confrère de l’an 2099 feuilletant un discours prononcé par Moinot, un nom complètement inconnu de lui, alors qu’il reconnaît çà et là quelques-uns des lauréats de 1999, restés ou devenus célèbres au XXIe siècle. D’ailleurs, tout lui semble un peu vieillot dans cette cérémonie, lui qui la connecte directement sur Internet.
« Les prix semblent donc exister toujours, lui dis-je, en dehors de ceux de fondations qui, eux, sont plus immortels que nous-mêmes ? — Mais que croyez-vous donc ?, me répond ce futur confrère. Bien sûr, je pratique beaucoup les trois w de la toile qui interactivent — c’est un de nos mots nouveaux — la plupart de nos séances ; bien sûr, nous avons inventé d’autres supports aux créations intellectuelles, mais le bon vieux papier, la bonne vieille encre, les livres en un mot sont immuables. — Et toujours en français ? — Mais comment ! Vous voyez bien que notre langue est redevenue l’une des plus parlées du monde ! On dit que seul le chinois la dépasserait — Vous êtes-vous rapprochés, lui dis-je encore, de l’image que Paul Valéry, un très vieil auteur, souhaitait pour l’Académie : « Un îlot où se conserverait le souci du meilleur de la culture humaine, une sorte de conscience éminente [qui] veillerait sur la cité ? » — Mais voilà notre portrait, dira-t- il, sinon que nous ne sommes pas un îlot, mais un promontoire. »
Messieurs, j’en suis resté, pardonnez-moi ce mot populaire, mais vous l’avez adopté, j’en suis resté baba ! Et heureux, puisque ce futur confrère connaîtra lui aussi ce qui me comble ce soir : la fierté que j’ai à dire à nos lauréats la reconnaissance de l’Académie. Je vais leur demander à tous de se lever, pour qu’enfin nous puissions les applaudir tous ensemble avec joie, avec gratitude.