HOMMAGE
à
M. Jean-Louis CURTIS[1]
PRONONCÉ PAR
M. Pierre MOINOT
Directeur de l’Académie
séance du 16 novembre 1995
Messieurs,
Jean-Louis Curtis vient d’entrer dans les forêts de la nuit. Au moment où s’éloigne sa silhouette de vieux jeune homme élégant et discret, je ne me déprends pas des souvenirs des années cinquante où notre amitié s’était tissée au fil des jours. Lui venait d’Orthez, la vieille capitale de Gaston Phœbus. Il s’était retrouvé en mai 1940 élève-pilote au Maroc où les lignes pures et l’envol des avions Curtis l’avaient convaincu de ne plus s’appeler Louis Laffite. Après la longue marche du corps franc Pommiès jusqu’au Palatinat, il avait publié Les Jeunes Hommes et nous étions jeunes, en effet, dans nos livres qui retentissaient encore du bruit des armes. Avec Robert Kanters et Jean Cayrol, Jean-Louis avait formé le noyau bordelais qui célébrait en buvant du vin son admiration passionnée pour Mauriac. Autour de la petite revue La Gazette des Lettres étaient venus Gilbert Sigaux, puis, je ne sais comment, Jules Roy qui, du bureau de Camus, n’avait qu’à traverser la rue, et qui m’avait fait signe depuis l’Indochine parce qu’il avait lu ce que j’avais écrit sur la guerre. Claude Mauriac et plus tard Matthieu Galey s’étaient joints à ce groupe joyeux où personne ne se ressemblait, où l’amitié était sans faille, où chacun à sa manière partait à l’assaut de la littérature.
C’était Jean-Louis qui l’emportait. Souriant, réservé, souvent silencieux et attentif, avec cet air d’un étudiant sorti d’Oxford, il était, malgré les livres et les succès qui s’accumulaient, incroyablement modeste, s’amusait de la vanité des autres, s’amusait des personnages pittoresques que nous croisions, s’amusait des travers de société qu’il approchait comme un chasseur son gibier. Et parfois, de cette voix où se mêlaient une trace indélébile d’accent béarnais et un reste de sonorités anglaises, il mordait à dent dure, avec une férocité joyeuse, dans la bêtise.
Dans sa grande tonalité classique l’œuvre de cet élève de François Mauriac rivalise avec celle du maître par l’habileté romanesque à déguiser sous des personnages singuliers ou ordinaires des archétypes de caractères ou de sentiments. Lecteur passionné de Proust, il en a gardé cette habileté de gymnaste à virevolter dans de fines nuances de l’esprit et du cœur, cette maîtrise à laisser couler le temps dans un livre, le plaisir de la phrase, le son cristallin du mot juste. Et c’est du mot juste qu’il avait voulu parler dans une de nos séances parce qu’il en était à la fois le serviteur et l’orfèvre.
La somme des romans exprime la profondeur et la gravité de sa nature. Son humour et son allégresse de lecteur se sont enchantés des exercices périlleux du pastiche. Il faut relire pour rire avec lui La Chine m’inquiète, La France m’épuise, Un rien m’agite et s’émerveiller de la connaissance intuitive qui lui faisait mimer à la perfection le style et le ton d’un auteur. Et quand on le complimentait de ces réussites, il éclatait de rire et effaçait la louange en la grossissant : « Oui, disait-il, Proust et moi nous sommes les meilleurs. » Ce don d’analyse avait la même force pour le cinéma. Longtemps critique cinématographique de L’Express, il était venu avec moi à la Commission des avances sur recettes au cinéma, où il discutait, de toute sa passion retenue, avec Audiberti, Julien Gracq, Edgar Morin ou Anne Philipe sur les mérites des scénarios qu’il avait lus en les traduisant sans efforts en images. Traducteur, il l’était quasiment de nature : sa souplesse d’esprit et son parfait anglais l’autorisaient à se mesurer à Shakespeare, dont il a traduit Richard III et Coriolan pour le Français en même temps qu’il sous-titrait pour la B.B.C. l’œuvre shakespearienne tout entière, une tâche énorme que ce lève-tôt, amoureux du travail, laissait sereinement ignorer.
De son enfance dans l’atelier d’ébénisterie familial, Jean-Louis avait gardé le goût des formes heureuses et de la beauté. Il aimait les amples ordonnances de Poussin et des peintres du XVIIe, il était fidèle auditeur de musique contemporaine au « Domaine musical », il s’enchantait au théâtre. Et surtout il aimait la marqueterie des mots, leur agencement lisse, leur précision dont il était à notre Commission du dictionnaire l’artisan fidèle.
Emportant cette vie fertile, il s’éloigne avec son sourire mystérieux en laissant à chacun de nous, comme une lettre amicale, le cadeau de son ultime roman, Andromède, qui va paraître.
Le silence que nous allons garder en mémoire de lui sera comme si nous lui faisions confidence de notre estime, de notre peine, de notre amitié.
[1] Mort le 11 novembre 1995, à Paris.