Réponse au discours de réception de Pierre-Jean Rémy

Le 16 mars 1989

Jacques de BOURBON BUSSET

Réception de Pierre-Jean Rémy

 

     Monsieur,

Soyez doublement le bienvenu, puisque vous êtes notre benjamin. Vous battez de huit ans votre prédécesseur dans le benjaminat. Selon la formule consacrée, vous naquîtes, Monsieur, deux ans avant la guerre. Quand la guerre éclata, Bertrand Poirot-Delpech avait, lui, dix ans bien sonnés. Pour nous, que la guerre a tous profondément marqués, vous apparaissez comme un être d’une autre espèce, venu d’une autre planète, en somme un aérolithe. Pour vous, la guerre de 1939-1945, c’est une série d’images, peut-être d’images d’Épinal. Pour nous, ce furent les années où tout se jouait, les années de la douleur, des souffrances et de l’espoir. Vous ferez effort, j’en suis sûr, pour nous comprendre. De notre côté, la bonne volonté, je vous le garantis, sera complète.

Comme avait coutume de le dire notre regretté confrère Antoine de Lévis-Mirepoix, les mots inscrits au fronton de nos monuments, Liberté, Égalité, Fraternité, ne sont nulle part aussi vrais qu’en notre Compagnie. La liberté d’esprit y est totale, l’égalité aussi : nulle autre préséance que celle de l’ancienneté à l’Académie. La fraternité, enfin, est celle de collégiens d’âge qui ont joie à se retrouver toutes les semaines. En tout académicien un potache sommeille. Et les plus austères en apparence ne sont pas les moins taquins.

Vous naquîtes, Monsieur, je ne me lasse pas de cette étrange formule, à Angoulême, mais ce fut par erreur, car vous êtes, comme moi, auvergnat et fier de l’être. Votre père était spécialiste des toiles d’Auvergne. Par votre mère, vous étiez lié au Proche-Orient, à ses comptoirs, à ses mirages, et je pense que rêver à l’Orient a joué un rôle dans votre vocation d’écrivain.

À l’âge de treize ans, la maladie vous frappe, et ce fut sans doute, pour vous, une très grande chance. Vous devez partir vous soigner à la montagne et, là-haut, vous vous recueillez, vous lisez, vous commencez à écrire. Au même âge, le philosophe naïf que j’étais déjà, dans son journal, réglait allégrement leur compte à l’esprit humain et au cosmos. Vous, vous vous débattiez déjà avec vos personnages.

Vous reprenez vos études au lycée Condorcet. Vos études secondaires terminées, vous partez pour les États-Unis où vous êtes l’assistant d’Herbert Marcuse, le futur prophète de mai 68. Vous vous liez avec le poète Claude Vigée. De retour en France, vous préparez avec succès le concours de l’ENA. Une fois à l’école, vous faites un stage dans l’administration préfectorale à Oran et vous publiez un roman, Et Gulliver mourut de sommeil, qui vient d’être réédité à juste titre, car, comme souvent c’est le cas, ce premier livre contient tous les suivants.

Vous entrez au Quai d’Orsay et vous partez pour Hong-Kong avec le titre, digne d’un personnage de Giraudoux, de vice-consul archiviste. Après une année à Hong-Kong, vous êtes nommé à Pékin. Nous y reviendrons.

De là, quelques années plus tard, vous gagnez l’ambassade de France à Londres où vous servez jusqu’en 1971. De 1972 à 1974, vous êtes à l’ORTF, où votre titre est, lui aussi, très giralducien : directeur, (la virgule est ici essentielle) adjoint au directeur général, (nouvelle virgule) chargé de l’harmonisation des programmes. Étrange tâche, dont la nécessité se fait sentir, aujourd’hui plus que jamais. Ici se place une parenthèse dans votre austère labeur administratif. Vous vous faites acteur et vous jouez dans un film de Pierre Kast.

En 1975, vous retournez à Londres et, cette fois, comme conseiller culturel. Vous vous acheminez doucement vers vos futures fonctions. En 1979, vous êtes nommé directeur du Théâtre. Auparavant, vous aviez déjà manifesté votre goût pour le théâtre en assurant la critique théâtrale dans l’hebdomadaire Le Point. En 1985, vous êtes nommé consul général à Florence. Et, enfin, en 1987, vous êtes nommé au poste que vous occupez aujourd’hui : directeur général des Relations culturelles, scientifiques et techniques au Quai d’Orsay, le plus beau poste de toute l’administration française.

En 1971, vous avez obtenu le prix Renaudot pour votre roman Le Sac du Palais d’été. Ici permettez-moi une confidence. Au moment où notre cher secrétaire perpétuel m’a téléphoné pour me faire part de votre désir d’être reçu par moi sous cette Coupole, je relisais pour la troisième ou quatrième fois le roman de Victor Segalen René Leys. Vous avouerez qu’André Breton aurait vu là un de ces intersignes qui lui étaient si chers. En effet, vous citez de nombreux passages de René Leys dans votre livre, et Victor Segalen lui-même est un de vos personnages ainsi que son petit-fils. Vous avez bien raison d’honorer ainsi Segalen, qui est un de nos plus grands poètes.

Votre roman, qui eut un grand succès, brasse une fresque de la Chine à l’époque de la révolution culturelle et de l’affrontement de deux mondes, affrontement qui se continue aujourd’hui sous des formes plus subtiles. Parmi les Européens présents à Pékin, il y a un Français, Simon Anglade. Un autre personnage, le Hollandais Otrich, lui dit : « Vous êtes un esthète aux mains nues et au cœur trop large, mon vieux. » Il y a en vous un peu de ce Simon. je vous le dis tout de suite, je ne m’arrêterai pas là et vous retrouverai derrière d’autres masques, dans la forêt de masques qu’est votre œuvre si abondante et si variée.

Je n’entreprendrai pas d’analyser ni même de résumer vos romans qui se succèdent sans se ressembler, comme les vagues de la mer. Votre œuvre n’est pas un ghetto mais un vivier. Vos personnages sont si nombreux qu’on se perd dans cette foule. Dans la vie, je préfère les femmes aux hommes, dans vos romans aussi. Je crois, d’ailleurs, que vous penserez comme moi.

Au premier rang, je mettrai cette Annette dont vous avez accouché en juillet 1988 et qui vous ressemble, elle aussi. En dépit de votre extérieur résolument viril, Annette, cette jeune fille native, elle aussi, d’Angoulême, c’est vous, Monsieur. Comme elle, vous êtes une Lamiel qui se veut un Rastignac. La philosophie, si j’ose dire, de votre double est simple. Elle se résume en trois choses : la première est que, dans un monde où les hommes sont des salauds quand ils ne sont pas des imbéciles, il faut être sans pitié avec les uns comme avec les autres. La deuxième est que la vraie passion est un sentiment très rare mais qu’on ne vit vraiment qu’après l’avoir connue. La troisième est que tout est dans les livres et qu’il suffit de savoir lire pour comprendre le reste. Elle veut être un Rastignac qui écrit. Comme vous. Mais en vous il n’y a pas qu’un Rastignac, il y a aussi un Rubempré.

Lamiel est tout de même la plus forte et vous tire du côté de son père, ce Stendhal qui, je pense, vous fascine par sa manière inégalable d’allier la passion et la désinvolture.

« Une même aventure où seuls comptaient en fin de compte les gestes de l’amour et ceux de la plume sur la feuille blanche. » Cette phrase de vous vous résume assez bien. Il ne s’agit plus d’Annette mais, cette fois, d’Ava, ancienne comédienne qui, après tout, n’est peut-être qu’un mythe et qui donne au narrateur un spectacle varié et permanent. Pour vous, je crois, et je ne vous contredirai pas sur ce point, la femme est la part de rêve de l’homme. Vous êtes de ces hommes clairvoyants qui savent que la femme est plus proche que l’homme du mystère du monde et que son intelligence qui sent la forêt est supérieure à la lourde raison raisonnante du mâle. Vos femmes, comme dans la réalité, sont autrement subtiles que leurs partenaires masculins, qui, dans vos romans, poussent parfois un peu loin à la fois la suffisance et la balourdise.

Beaucoup de vos personnages illustrent à merveille le genre qu’on appelle le roman picaresque, que l’on confond souvent avec le banal roman d’aventures. Un grand spécialiste de la littérature espagnole nous explique que le picaro est un coquin qui a le sens épique : « Son rire, dit-il, résonnera à travers les âges avec un accent particulier qui n’exprimera souvent que la fantaisie outrancière du désespoir. »

Beaucoup de vos héros sont des picaros, qu’il s’agisse de la réincarnation du chevalier de La Barre, du Jean-René Pallas des Mémoires secrets pour servir à l’histoire de ce siècle, du Richard Muller de Cordelia ou l’Angleterre, de beaucoup d’autres encore. Ils se jettent sur les femmes avec avidité, ne font rien pour les comprendre, s’étonnent d’être quittés et recommencent. C’est le mouvement pour le mouvement. Comme le dit l’un d’entre eux, « il faut savoir aller jusqu’au bout de sa chute ». Pourquoi ? Parce que après « on plane, on survole » en attendant, ajouterai-je, la chute définitive.

Il y a chez eux, ils le reconnaissent avec lucidité, une dialectique de l’échec. Votre dernier livre a comme sous-titre l’Éducation sentimentale. En fait, presque tous vos livres pourraient s’appeler « une éducation sentimentale manquée ».

Il y a chez vos héros quelque chose de constamment inachevé qui contribue à leur charme. On se prend à aimer ces agités qui ne peuvent rester en place. Le plus agité de tous est votre Don Juan. Vous, vous allez de livre en livre, pour notre plaisir. À la fin de votre roman Rêver la vie, vous dites que, comme nous tous, vous voudriez écrire deux lignes, deux phrases, deux mots, qui suffiraient, qui seraient essentiels. Et vous vous retrouvez avec un manuscrit de 637 pages. Je ne m’en plaindrai pas.

Et puis il y a les villes, les paysages. Nul, mieux que vous, ne pratique le culte des lieux. Pékin, Oran, New York, Londres, Florence, ne sont pas pour vous des points sur la carte, ni même d’agréables résidences, ce sont des villes où vous êtes plongé. Vous êtes, Monsieur, un des grands maîtres de l’érotisme urbain. Comme Léon-Paul Fargue, le piéton de Paris, vous savez respirer, caresser, étreindre les cités. D’ailleurs, votre unique recueil de poèmes s’intitule Urbanisme. Vous avez beaucoup vécu à Londres et vous en êtes amoureux. C’est pour vous une vieille maîtresse avec laquelle vous ne rompez jamais tout à fait. Je n’en veux pour preuve que ce passage de Cordelia ou l’Angleterre, où vous parlez ainsi de Londres et de ses environs :

« Il y avait Londres et ses jardins, ses rangées de maisons blanches aux peintures luisantes de vieux rose et de violets écarlates dans le soleil couchant. Plus loin, c’étaient des campagnes, des maisons construites dans des parcs dessinés par des peintres avec ces troupeaux de biches qui s’égaillent à notre approche. Des pubs, des villages qu’on retrouve inchangés cent ans après et des tours de béton et de verre au cœur des petites villes où sonnent encore, sonnent les cloches des longues cathédrales aux voûtes jaunes sur des gazons verts. Et dans chaque parc, chaque maison, chaque pub, il y avait ces hommes et ces femmes dont, le temps d’un amour, Richard Muller avait cru sentir les raisons, les amours. »

Pour ce Richard Muller, comme pour vous sans doute, Monsieur, 1e plus grand bonheur est de traverser Hyde Park à grandes enjambées sous une pluie anglaise, c’est-à-dire diluvienne. Désormais, à travers une telle pluie, j’apercevrai la mystérieuse et touchante Cordelia.

Et comme vous parlez bien de Glyndebourne et de son festival, de ses couleurs, « des dames âgées et des jeunes filles très jeunes qui se promènent dans les allées, à l’entracte, au bras de longs messieurs » !

C’est l’Angleterre qui vous a inspiré votre livre le plus court, La Vie d’Adrian Putney, poète. Dans ce récit étrange, un jeune professeur, un peu paumé, croit reconnaître dans une clocharde l’ancienne maîtresse adorée du poète disparu dont il s’efforce de retracer la biographie, et il la recueille chez lui. Vous montrez avec force les pouvoirs de l’imaginaire et 1a manière dont la mémoire, le désir et le réel s’entrelacent et fabriquent des monstres souvent délicieux. On ne sait plus si cette vieille femme muette et négligée, au si beau regard où « se lit tout le repos du monde », a été la Dorothy adulée du poète, ou une prostituée utilisée par les revues pornographiques, ou une grande dame de l’aristocratie au destin mystérieux. Il ne s’agit pas d’une enquête policière mais d’une descente dans l’inconscient du jeune professeur Richard, « un besogneux qui croyait que quelque part au bout des chemins se trouvait une parcelle de vérité qui éclairait rétrospectivement sa propre vie comme celle du poète et leur donnerait alors un sens ». La fin du livre ne nous donne pas le mot de l’énigme, mais nous ressentons en même temps que le héros son excitation, son exaltation à l’idée que cette présence sous son toit est le signe d’un changement bouleversant : il est sorti du drame de la solitude.

La plupart de vos personnages sont des solitaires qui se débattent contre cette solitude imposée, choisie, ou, plus souvent encore, déterminée par l’incohérence de leurs caprices. Ils auraient dû lire ce magnifique passage des Cahiers de notre confrère Paul Valéry : « Une seule chose dans ce monde peut compter pour l’âme non vile. C’est de se convaincre qu’elle n’est point seule et qu’elle peut véritablement échanger ce qu’elle a de plus précieux contre le plus précieux qui est dans une autre. »

À certains de vos héros il manque l’essentiel, l’audace d’aimer, la sagesse de l’amour fou, l’invincible logique de la gratuité, et la joie que donne la confiance mutuelle. Le diamant de la transparence ne brille pas à leurs yeux. Ils ne vivent pas l’absolu au quotidien et ignorent le bonheur de la continuité, de la cohérence dans le temps, ce que j’appelle l’esprit de la forêt, car les arbres sont nos maîtres, ils nous enseignent la patience du temps. Ce qu’a parfois de sinistre le plaisir sans amour, vous mettez à le décrire un acharnement extrême. C’est que vous savez que ce qui fait vieux jeu, ce n’est pas le sens de l’honneur, ce n’est pas l’honneur de la passion, c’est le laxisme, c’est le laisser-aller.

Chez vos personnages, la frénésie du désir est suivie par l’amertume de la déception, qui est sans doute la prise de conscience d’une certaine impuissance sentimentale. Beaucoup de vos héros ne cessent de se poser cette question et, quand ils ne se la posent pas, leurs partenaires la leur posent. Il y a chez eux, comme le dit M. Liu dans Une mort sale, « cette humilité satisfaite et qui se veut, se croit d’autant plus généreuse qu’elle est plus désespérée ». M. Liu, qui est Chinois, parle là des Occidentaux. Sa remarque va loin et peut paraître à certains égards dangereusement prophétique. Adressée au héros du livre, elle souligne l’inutilité d’un humanisme purement verbal dilué dans un profond scepticisme.

Mais vous, Monsieur, vous aimez trop la vie pour être sceptique, vous avez la passion de la vie comme vous avez la passion de l’écriture.

Vos, curiosités sont aussi innombrables que vos personnages ; y figure en premier lieu, je crois, l’opéra. Le monde du spectacle exerce sur vous une fascination indéniable. Vous êtes d’ailleurs avant tout un metteur en scène. Vous êtes monté à Paris. Les Parisiens de naissance, eux, c’est en province qu’ils ont l’impression d’étreindre la réalité. Votre prédilection pour l’opéra se retrouve dans beaucoup de vos romans et vous a conduit -à écrire un livre sur l’admirable Maria Callas, dont vous dites très bien : « Pour être la première chanteuse, la première tragédienne de son temps, elle s’est abandonnée à un destin qu’elle s’était choisi tout autant qu’il l’avait désignée. »

À votre roman sur la Tétralogie, vous avez donné comme titre Salue pour moi le monde : la phrase prononcée par Ysolde après avoir bu le philtre qu’elle croyait mortel. Les amours de vos personnages s’entrelacent avec celles des héros de Wagner, et c’est dans ce livre que vous échappe une de vos phrases les plus révélatrices : « Peut-être qu’après tout écrire, c’est pour moi la seule manière de vivre ce que je n’ose pas vivre autrement. » Est-ce cela le secret de votre fécondité ? Quoi qu’il en soit, dans ce livre, qui se déroule à Bayreuth, vous tirez admirablement parti de ce que vous appelez vous-même « le thème le plus beau peut-être de toute la Tétralogie, la rédemption par l’amour », thème qui est aussi celui de la foi chrétienne.

Bayreuth est un lieu qui vous inspire, mais, parmi vos lieux de prédilection, il en est un sur lequel vous n’avez pas beaucoup écrit, bien qu’il vous tienne particulièrement au cœur, c’est le Lubéron, une des plus belles régions de la France et du monde. C’est là que vous prenez le recul nécessaire vis-à-vis du reste de la planète. Mes voisins et amis de haute Provence, Jean Giono et Henri Bosco, étaient tous deux des fanatiques du Lubéron et y ont puisé une partie de leur inspiration. Le Lubéron, c’est à la fois la Grèce et la Toscane, la lumière implacable et les traces sur le sol du long travail des hommes. Nulle part la nature et l’homme ne sont mieux accordés qu’aux environs de Gordes et d’Oppède.

Vous n’aimez pas que les paysages. Vous aimez les livres, non pas seulement les vôtres, mais aussi ceux des autres, ce qui n’est pas si fréquent chez les écrivains. Vous poussez cet amour des livres jusqu’à la passion du bibliophile. Vous avez une collection exceptionnelle de livres du XVIIIe siècle. J’imagine que votre bibliothèque doit comporter un enfer. Le catholique que vous êtes a, je pense, des rapports discrets mais sans complexe avec le péché. Je ne vous crois pas théologien. Vous devez préférer les rites et les belles cérémonies aux spéculations abstraites. Vous êtes sans doute de ceux que les survivances païennes dans le christianisme n’effraient pas et même réjouissent.

Vous dites vous-même n’avoir pas la tête philosophique. Ceux qui s’expriment ainsi ne sont pas les moins philosophes. Certes, vous n’êtes pas un idéologue comme votre prédécesseur Destutt de Tracy. Je décèle chez vous l’influence d’un grand philosophe, au surplus grand écrivain : Georges Bataille. Cet homme a une réputation sulfureuse, qui n’est pas imméritée et qui vous a peut-être séduit. Mais il est bien plus que cela. Il est celui, dans l’équipe et l’équipée surréalistes, qui est allé le plus loin, le plus profond. « Quelque chose, écrit-il, est en nous de passionné, de généreux et de sacré, qui excède les représentations de l’intelligence, c’est par cet excès que nous sommes humains. » Il me semble que presque tous vos personnages sont animés par ce surcroît gratuit, même quand il les mène à des écarts regrettables. Et puis vous avez pu trouver chez Bataille une des meilleures justifications de la mission de l’écrivain. « Si je veux, dit-il, que ma vie ait un sens pour moi, il faut qu’elle en ait un pour autrui ; personne n’oserait donner à la vie un sens que lui seul apercevrait, auquel la vie entière, sauf en lui-même, échapperait. » Vous n’êtes pas de ceux-là. La vie ne vous échappe pas. Vos personnages y plongent, parfois même peut-être dans un certain désordre. Cependant, j’ai l’impression que vous-même avez suivi le conseil de ce surprenant apologiste de l’amour conjugal qu’est Georges Bataille. Écoutons-le : « L’une des valeurs les plus significatives de l’organisation sexuelle tient au souci de faire entrer les désordres de l’étreinte dans un ordre englobant la totalité de la vie humaine. Cet ordre se fonde sur la tendre amitié d’un homme et d’une femme et sur les liens qui les unissent l’un et l’autre à leurs enfants. » Et plus loin : « La forme significative de la nécessité du déséquilibre et de l’équilibre alternés est l’amour violent et tendre d’un être pour un autre. La violence de l’amour mène à la tendresse, qui est la forme durable de l’amour. » Vous pardonnez, je l’espère, au modeste défenseur de l’union durable de n’avoir pu résister à la tentation d’embaucher dans la chorale conjugaliste Bataille, thuriféraire du marquis de Sade et de Jean Genet.

Bataille pense que l’habitude approfondit ce que l’impatience méconnaît. Autrement dit, la répétition n’exclut pas l’intensité, le désordre s’accommode d’un certain ordre. Les rives conduisent le fleuve à la mer. Les rives ne sont pas une brimade, mais une chance. Les rives sauvent le fleuve du marécage, comme l’engagement sauve l’homme de la médiocrité.

De telles idées ne sont pas pour vous déplaire. Vous n’êtes pas un dilettante, un amateur, un oisif cultivé. Vous êtes un homme fortement engagé, engagé dans l’action, engagé dans le service de l’État, et vous savez que l’engagement, loin d’être un fardeau, donne de la force, vérité aujourd’hui trop méconnue. Le paysage intellectuel et moral serait entièrement transformé si chacun comprenait que s’engager, c’est s’accomplir, qu’on se construit en s’engageant. L’engagement à toute épreuve est le secret de la joie, car l’engagement fort rend fort. Votre engagement, Monsieur, pour le service public, est un engagement passionné. Vous avez la passion du service public. Souffrez que je vous en félicite. Je pense, comme vous, qu’il n’y a pas de plus beau métier que de servir l’État. Les fonctionnaires, et plus particulièrement les énarques dont vous êtes (à l’époque de mon entrée dans la carrière par le grand concours du Quai, mon ami et confrère Michel Debré n’avait pas encore inventé l’ENA), les énarques, dis-je, ne sont pas très bien vus. C’est naturel, on les jalouse, car on sait qu’ils détiennent le vrai pouvoir, le pouvoir que donne la connaissance des dossiers et qui permet de proposer une solution aux décideurs nominaux, les ministres.

Ce que j’ajouterai, je le puis en toute impunité, c’est qu’à l’égard des hommes politiques notre déférence n’est pas exempte de condescendance et même d’une certaine ironie. Nous sommes fidèles. Le fonctionnaire infidèle se déshonore, il trompe la confiance que son chef a mise en lui, mais la fidélité n’exclut pas la lucidité. Et puis nous sommes conscients, peut-être trop, de représenter la permanence face au changement souhaitable, car les régimes où la stabilité ministérielle est totale sont les régimes totalitaires. C’est-à-dire les plus odieux des régimes. J’ai le plus grand respect pour les intérêts privés, mais on ne me fera jamais dire que l’intérêt général n’est que la somme des intérêts particuliers. L’État a un rôle nécessaire d’arbitre et il n’y a pas de plus beau métier que d’exercer cet arbitrage et de faire concourir au bien public toutes les forces de la nation.

Il se trouve, Monsieur, que vous exercez ce rôle là où je l’ai exercé, il y a plus de trente ans. Vous permettrez à un vieillard de chercher à se rajeunir en évoquant son passé et vous êtes trop bien élevé pour prendre en mauvaise part que je vous entretienne de ce que vous connaissez mieux que moi.

Vous savourez la volupté des hommes du second rang, qui ne se mettent pas en avant, que l’on ne photographie guère, qui s’arrangent même pour ne l’être pas. Nous avons eu, au Quai d’Orsay, deux modèles du genre, les deux secrétaires généraux successifs du ministre Philippe Berthelot, fils de Marcelin Berthelot, un autre de vos prédécesseurs au quarantième fauteuil, et Alexis Léger, alias Saint-John Perse, tous deux à l’extrême pointe de l’intelligence et de la culture, tous deux amoureux passionnés de l’autorité invisible et l’exerçant avec une souple détermination. Je pense que vous êtes trop romancier pour vous laisser prendre aux dangereuses blandices du pouvoir occulte. Vous avez besoin de paysages, de rencontres, de surprises. Cela vous protège contre la tentation d’être manieur de ficelles. Vous maniez les ficelles de vos personnages et cela vous suffit.

Et puis, quelle plus belle galerie de personnages que celle que vous donnent vos fonctions ! La planète entière est le jardin où il vous faut implanter et faire fleurit la culture française et, pour cette tâche, vous disposez de toutes les disciplines, de l’astronomie à la danse, en passant par l’archéologie, la médecine, les arts plastiques, le cinéma, la physique, le théâtre, que sais-je encore ? Vous êtes le maître Jacques de la langue française et ce n’est pas une mince besogne. Paul VI se disait superbement le serviteur des serviteurs de Dieu. Eh bien, vous, Monsieur, il vous appartient d’être le serviteur des serviteurs de la langue française, de même que l’homme politique, même s’il l’oublie parfois, est le serviteur des serviteurs de la nation.

Les serviteurs de la langue française sont innombrables et répandus sur toute la surface de la planète. Permettez-moi de saluer cette armée qui sert notre langue, professeurs, animateurs, instituteurs, bénévoles de tous âges et de tous milieux, tous dévoués à la cause du français et luttant, dans des conditions souvent difficiles, pour son maintien et son développement. Votre responsabilité est lourde et votre mission exaltante. Je suis sûr que tous ceux qui participent à votre effort et, d’une manière ou d’une autre, sont sous votre autorité se réjouissent aujourd’hui de votre entrée dans notre Compagnie, dont une des raisons d’être est, précisément, la défense et l’illustration de la langue française.

La langue française n’appartient pas à la France, elle appartient à tous ceux qui la parlent. Cette constatation est à l’origine de la grande idée de la francophonie à laquelle notre Compagnie, sous l’impulsion de son secrétaire perpétuel Maurice Druon, s’est profondément attachée. Ce n’est pas par hasard que le ministre délégué à la Francophonie est notre confrère Alain Decaux, dont l’action clairvoyante et efficace s’est fait sentir et se fait sentir dans le monde entier. La francophonie n’est pas un combat d’arrière-garde, c’est une percée vers l’avenir.

Dans son émouvant Ce que je crois, notre confrère Léopold Sédar Senghor a consacré une grande partie de son livre à la francophonie dont il est, depuis des années, un militant inlassable. Il étudie les organismes à créer pour que la francophonie, ce projet de civilisation humaine, devienne une réalité structurée. Il insiste sur les vertus majeures du français qui sont, selon lui, « la clarté dans la logique et la nuance dans la précision ». Il dit à juste titre que c’est dans sa syntaxe que se révèle le génie de la langue française. Et, par syntaxe, il entend « non seulement l’ordre des mots dans la proposition et des propositions dans la phrase mais encore leurs autres relations ». Cette syntaxe, prise dans ce sens large, montre en effet « un esprit de méthode et d’organisation » que peu de langues offrent au même degré.

Ces réflexions conduisent à penser que la langue française peut être un instrument privilégié pour faire communiquer des cultures qui sont de plus en plus nombreuses, de plus en plus jalouses de leur singularité et de plus en plus ombrageuses vis-à-vis de la langue de la nation la plus puissante de la planète. Dans une telle perspective, la France devrait être l’espace où l’on pourrait étudier le plus aisément toutes les cultures. La France ne pourrait-elle être une exposition universelle permanente de toutes les cultures du monde ? L’humanité comprendrait ainsi que la différence distingue mais ne sépare pas. La langue française est bien placée pour servir d’intermédiaire entre les différentes cultures nationales, comme elle a cimenté l’alliance des différentes races qui peuplaient notre pays.

Cela veut dire que l’enseignement de la langue française est la priorité absolue. Qu’on ne s’imagine pas que la culture française peut être véhiculée par d’autres langues ! La structure même de la culture française, c’est la langue française.

La langue française est le moyen de communiquer à tous une certaine manière de penser, de sentir et de vivre, ce qu’on appelle l’esprit français. Vous me permettrez ici une anecdote. En mai 1945, j’étais sous-directeur à la direction des Relations culturelles, j’avais suggéré à mon directeur, Henri Laugier, de faire publier un livre, intitulé L’Esprit français, où de grands écrivains français feraient de courtes études sur de grands écrivains français du passé. Henri Laugier approuva l’idée et me conseilla d’en parler à Paul Valéry. Je fus reçu par celui-ci le jour de la victoire, le 8 mai 1945. Dès que je lui eus exposé mon projet, Valéry s’écria : « Je m’inscris immédiatement pour un Voltaire ! » Il mourut, hélas ! un mois après et le projet en resta là.

Ce qui, me semble-t-il, distingue l’esprit français, c’est un subtil équilibre entre la tradition et l’innovation, l’enracinement et la liberté, l’organisation et l’invention. L’invention dans les limites d’une organisation, d’une structure, c’est la leçon que nous donnent à la fois Jean Racine et précisément Paul Valéry, deux des poètes les plus représentatifs de l’esprit français. Il ne faudrait pas conclure, comme on le fait parfois, que l’esprit français, c’est, dans le domaine intellectuel, le jardin à la française, l’ordre impeccable, la stricte discipline. La passion ordonnée ne vient pas ici d’un manque de passion, de je ne sais quelle prudence, elle vient d’un mouvement de la raison qui se dévoue à autre chose qu’elle-même et son propre fonctionnement.

Le dévouement de la raison apparaît comme un paradoxe des plus insolites. Ce dévouement de la raison est pourtant une ardente réalité. La raison qui ne s’engage pas est une belle machine tournant à vide. La raison qui se dévoue à des êtres ou à des œuvres est une raison généreuse. Je crois que cette raison généreuse est le message de l’esprit français. Le philosophe que le monde entier considère comme le plus français, et parfois non sans une certaine nuance d’agacement, je veux dire René Descartes, considérait la générosité comme la première des vertus, cette générosité qu’il définissait comme « la ferme et constante résolution de ne jamais manquer de volonté pour entreprendre et exécuter ce qu’on juge être le meilleur », c’est-à-dire, en fin de compte, comme la volonté de la volonté.

Mais, pour se dévouer, la raison doit exister et elle n’existe que si elle est vocation à l’universel. C’est pourquoi l’esprit français ne peut s’accommoder de mythologies tribales telles que la lutte des races, la lutte des religions ou la lutte des classes. L’esprit français sait qu’il y a une troisième voie entre le libéralisme de la jungle et la geôle totalitaire. L’essence de la raison généreuse, c’est la logique du dévouement. La raison n’est pas une déesse, elle est une servante. La servante raison est au travail dans toutes les grandes œuvres, qu’elles soient scientifiques, littéraires, artistiques, économiques ou sociales. L’abnégation de la raison fait sa force. De même que la raison s’accomplit en se dévouant, en s’engageant, la langue française s’accomplira au service des autres cultures, au service de l’universel, au service de la valeur essentielle qui est le respect de l’autre.

Qui a mieux rempli ce programme que votre illustre prédécesseur, grand écrivain français qui possédait plus de trente langues et autant de cultures ?

Vous avez très bien parlé de Georges Dumézil, un des plus grands esprits de ce temps et l’un des plus originaux. Comme vous, et peut-être plus encore, il avait beaucoup de curiosités. J’emploie à dessein ce terme. Certains esprits plus administratifs qu’inventifs reprochaient à Georges Dumézil l’étendue de ses curiosités et me reprochaient dans mes fonctions de les favoriser. Ce sont les curiosités de Georges Dumézil qui lui ont permis d’édifier une œuvre admirée dans le monde entier et qui a contribué grandement au prestige de la pensée française.

Georges Dumézil se disait modestement un comparatiste. Il allait même parfois plus loin dans la modestie. À la fin de ses entretiens avec Didier Éribon, il dit ceci : « À supposer que j’aie totalement tort, mes Indo-Européens seront, comme les géométries de Riemann et de Lobatchevski, des constructions hors du réel. Ce n’est déjà pas si mal. Il suffira de me changer de rayon dans les bibliothèques : je passerai dans la rubrique « romans ». Voilà qui vous rapproche encore de votre illustre prédécesseur, dont la désinvolture vis-à-vis de lui-même n’était pas le moindre de ses charmes.

Jusqu’au dernier jour il a montré un enthousiasme et une combativité de jeune homme. Je l’entends encore dire, parlant d’un de ses collègues étrangers : « Il est contre moi, il veut démolir ma tripartition fonctionnelle. » Ses yeux brillaient et l’on sentait que ces polémiques l’amusaient comme s’il avait vingt ans.

La tripartition fonctionnelle, c’est la triade de Platon : la tête, le cœur et le ventre. Vous la retrouverez ici.

Dumézil l’a dit lui-même : « Pour vivre et durer, toute société a besoin de réflexion, de force et de durée ou, en d’autres termes, d’être capable de décider dans les questions divines et humaines qui se posent à elle, de se défendre effacement et enfin de produire sa nourriture et sa prospérité. » Eh bien, Monsieur, la réflexion, nous nous y efforçons et nous faisons de notre mieux, dans la mesure de nos moyens. Le force, nous ne l’avons pas. Notre âge moyen nous en prive. Le maréchal Lyautey, qui fut des nôtres, disait qu’il fallait étaler la force pour ne pas avoir à s’en servir. C’est ce que nous faisons : vous avez vu ces uniformes, ces sabres, vous avez entendu rouler ces tambours. Tout cela est gracieusement mis à notre disposition pour honorer ceux que nous accueillons. La durée, enfin, c’est un peu notre affaire. Nous existons depuis plus de trois cent cinquante ans. Et nous pensons, la physique moderne nous l’enseigne, qu’il existe un pouvoir créateur du temps, un temps créateur. Nous comptons sur lui pour vivre encore au moins trois cent cinquante ans et plus encore, sous une forme qui sera peut-être alors intergalactique.

En attendant, vous voici entré dans le cercle d’amis que nous sommes. Oui, c’est l’amitié qui fait notre force, non une banale considération réciproque, mais une amitié véritable, fondée sur la confiance mutuelle et sur la conscience de notre tâche au service de la langue française et donc de ce que la France possède de plus spécifique, de plus enraciné, de plus intime, le suc du sol, comme dit le grand philosophe Emmanuel Levinas. À vous de nous aider dans cette mission. L’Académie française est beaucoup plus que la somme des mérites de ses membres. Elle donne l’image dune tradition vivante, et chacun de nous se sent responsable de cette image. Cette responsabilité pèse désormais aussi sur vos épaules et nous savons qu’elles sont assez larges pour la supporter.

Vous êtes déjà le commis-voyageur de la langue et de la culture françaises. Vous êtes désormais notre compagnon. Quand vous serez en France, et vos fonctions sont parisiennes autant que mondiales, vous assisterez à nos séances, vous contribuerez aux travaux du dictionnaire, vous aurez sans doute à faire, une année, le discours traditionnel sur la vertu, c’est-à-dire sur tout ce qui vous viendra à l’esprit, et ce sera pour vos auditeurs une aubaine, car votre esprit est ouvert et vif à l’extrême. Vous nous aiderez puissamment sur le front de la francophonie. Vous serez l’unité la plus exposée, la mieux armée aussi. Et nous vous applaudirons affectueusement quand vous reviendrez parmi nous, ceint des lauriers de la victoire. Vous mettrez votre point d’honneur à combattre pour la langue de notre patrie. Nous savons que vous êtes de ceux pour qui l’honneur est la moindre des choses, et qui vivent d’un même cœur la passion de l’honneur et l’honneur de la passion.