Discours prononcé lors des obsèques de M. Jean Mistler, à Sorrèze

Le 14 novembre 1988

Michel DROIT

Il existe, à l’Académie française, une coutume très ancienne qui, en deux circonstances, fait se lever les membres de notre Compagnie pour saluer solennellement l’un des leurs.

La première fois lorsque celui-ci, nouvellement élu, vient prendre séance parmi eux, en l’absence de tout public et, généralement, juste une semaine avant sa réception sous la Coupole. Et la deuxième quand va être prononcé, là encore strictement entre nous, son éloge funèbre.

J’ai beaucoup pensé, tout à l’heure, en traversant ce paysage sublime de grandeur et de rigueur, à ce que seront notre émotion et notre peine, jeudi prochain, au moment où notre directeur en exercice, Pierre Moinot, nous demandera de nous lever pour écouter, debout, l’éloge funèbre de Jean Mistler qu’il lui appartiendra de prononcer. Mais aujourd’hui déjà, comme nous approchions de Sorèze, il m’a presque semblé voir la Montagne noire qui, depuis le fond des âges, battue ou non par le vent d’autan, fixe et rythme l’existence de votre commune, il m’a presque semblé la voir se lever, elle aussi, pour exprimer à Jean Mistler l’hommage et l’adieu de la terre où il naquit.

 Cette voie qui devait le conduire jusqu’au Secrétariat perpétuel de l’Académie française, cette voie apparemment si naturelle que, pour un peu, on l’aurait crue tracée d’avance à son intention, cette voie passe pourtant, nous le savons, par des étapes bien distinctes.

L’École normale supérieure d’abord, qui, après qu’il eut remporté une première place à l’agrégation de lettres, aurait pu faire de Jean Mistler un éblouissant professeur, l’un des maîtres d’une génération comme Alain l’avait été; la diplomatie et la politique ensuite, qui eussent pu le conduire jusqu’à la présidence du Conseil, voire de la République; la littérature et l’édition enfin.

Alors, bien sûr, j’aimerais pouvoir dire ou laisser entendre que Jean Mistler, lorsqu’il avait dix ou douze ans, rêva de la Seine coulant au pied du palais Mazarin, en flânant le long d’un cours d’eau jailli des flancs de la Montagne noire. Mais rien, vraiment rien ne m’y autorise. Car nous savons qu’un destin ne se compose pas comme s’écrit un roman.

Je doute, pourtant, que le jour où Jean Mistler revêtit pour la première fois notre costume de tradition, il n’ait pas songé au premier habit vert, comme on l’appelle familièrement depuis Flers et Caillavet, qu’il lui eût été donné de voir. Car cela se passait ici même, à Sorèze, quand l’historien Étienne Lamy, qui serait plus tard Secrétaire perpétuel de l’Académie française, vint présider, en costume, une distribution de prix dont la pompe inhabituelle avait beaucoup impressionné celui dans le souvenir duquel nous sommes aujourd’hui réunis. Et je crois également que, lorsqu’il fut élu Secrétaire perpétuel lui-même, Jean Mistler dut avoir une pensée pour son lointain prédécesseur, le philologue Jean Dacier, né à vingt-cinq kilomètres d’ici, à Castres, en 1651, et devenu, en 1713, le quatrième Secrétaire perpétuel de notre Compagnie.

Mais j’ai évoqué, il y a un instant, la voie apparemment si naturelle qui conduirait Jean Mistler jusqu’à l’Académie française et à son Secrétariat perpétuel.

Cette voie, en effet, semble progresser d’elle-même à travers les différentes vallées de son œuvre. Je dis bien « d’elle-même », et non comme on mène un projet à ses fins, une ambition à sa satisfaction. Car toute l’œuvre de Jean Mistler nous montre, à chaque instant, son indifférence absolue aux courants et aux modes. Jean Mistler n’écrit jamais que ce qu’il a envie d’écrire, que ce qu’il aime vraiment écrire. Bref que ce qui lui fait plaisir.

Ainsi des Châteaux de Bavière, parce qu’il aime la Bavière. Ainsi d’une Vie d’Hoffmann, plus tard suivie d’Hoffmann le fantastique, parce qu’il aime Hoffmann. Ainsi du Bout du monde, confession d’un enfant du début de ce siècle, cet enfant qu’il était. Ainsi de La Gare de l’Est, pour ressusciter les ombres d’un jeune homme de dix-huit ans parti faire la guerre à un âge où il ne rêvait que d’apprendre et de savoir. Ainsi de cet autre jeune homme, Le jeune homme qui rôde à travers une Europe centrale déchirée par les traités imprévoyants, et dont il parlait avec tant de justesse.

On pourra lire et relire l’œuvre de Jean Mistler, jamais on n’y rencontrera le moindre conformisme des sujets. Sans cesse on y trouve, en revanche, l’absolu de son goût dans le choix de ce qu’il admire et de ce qu’il a résolu d’écrire. Un choix pesé, rigoureux, définitif. Je dirais presque un choix intransigeant. Non vis-à-vis des autres mais à l’égard de lui-même.

C’est en 1973 que Jean Mistler, élu sept ans plus tôt à l’Académie française, en devint le Secrétaire perpétuel, succédant ainsi à Maurice Genevoix qui avait manifesté le souhait d’être déchargé de sa tâche afin de pouvoir se consacrer plus librement à son œuvre.

À cette époque, âgé de soixante-seize ans, Jean Mistler était resté, je ne trouve qu’un mot : superbe. Autant dire à quel point il possédait encore toutes ses facultés d’imagination, de création, d’action. Passionnément, il se mit donc au travail. Administrer, il en avait depuis longtemps l’habitude. Veiller sur la pureté de notre langue, il avait fait cela toute sa vie. Quelle récompense c’était donc pour lui que d’en être chargé, désormais, au poste de commandement le plus prestigieux, pour mener un combat sans cesse plus quotidien !

Mais quand il sentit que ses forces venaient à décliner, que la vieillesse peut être une apothéose mais aussi un naufrage, il eut alors la lucidité et le courage d’en tirer les plus urgentes conclusions, laissant à Maurice Druon le soin d’agir désormais à sa place, en même temps de rénover et d’innover.

On a dit qu’il y avait de l’héroïsme dans ce geste. Peut-être. Mais croyant, quant à moi, qu’il existe toujours une certaine part d’inconscience dans l’héroïsme et ne découvrant ici, précisément, que l’expression de la conscience la plus lucide, je préfère dire qu’il y eut, chez Jean Mistler, bien mieux que de l’héroïsme. Il y eut autant de stoïcisme que de dignité.

Un stoïcisme et une dignité qui conserveront à jamais, dans notre mémoire, les traits romains de son visage et la résignation nostalgique de son regard.[1]

 

[1] M. Jean Mistler, Secrétaire perpétuel honoraire, décédé le 11 novembre 1988.