L’avenir de la langue française
Séance publique annuelle des cinq Académies
le 16 octobre 2001
Ce cri d’alarme, chargé de détresse et parfois de colère, nous l’entendons chaque jour et partout : le français perd sa place dans le monde ! Le français est en déclin !
Est-ce une vue de l’esprit ? Les principales associations de défense et de promotion du français, réunies en mai dernier, ont dressé un bilan qui est un réquisitoire : l’anglo-américain gagne du terrain dans l’économie, la publicité, la recherche, les services publics, l’armée, l’enseignement, les institutions internationales.
C’est dire que la tâche qui m’est assignée ne correspond guère à une partie de plaisir. Si la situation se dessine aussi sombre, le XXIe siècle pourra-t-il — ou non — proposer des solutions pour inverser le mouvement que l’on dénonce ?
Il y a quelques années, M. Mario Soares, président de la République portugaise, déclara : « Ma patrie, c’est ma langue. » Ces mots m’ont touché au vif. Qui souhaiterait que l’on mît à mal sa patrie ? J’ai éprouvé le même sentiment, cette fois nuancé d’un sourire, quand M. Hubert Védrine, notre ministre des Affaires étrangères, interpellé à propos des mêmes dangers, a répondu : « La langue, c’est un sujet identitaire vital, c’est notre disque dur. »
Sans s’être donné la main, l’un et l’autre nous ont rappelés à notre devoir.
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Jusqu’à une époque relativement récente, le français est resté la langue diplomatique et la communauté internationale s’en est enchantée. En 1905, le traité de paix russo-japonais fut rédigé en français. Tant il est vrai que notre langue, par sa clarté, par sa précision, apparaissait tel un instrument unique. L’abandon de cette tradition universelle est malheureusement le fait d’un Français, et l’un des plus grands : Georges Clemenceau. Il a voulu, pour rendre hommage à nos alliés britanniques et américains, que le traité de Versailles fût rédigé en français — et en anglais. Ce premier abandon peut être considéré comme étant à l’origine de beaucoup d’autres.
Que les conseils d’administration de firmes françaises, dont les membres sont tous français, siègent en n’utilisant que l’anglais ne peut se soutenir par aucun argument. Que la correspondance d’entreprises françaises soit rédigée exclusivement en anglais ne s’explique pas davantage. Que des congrès ou colloques, réunissant essentiellement des Français, se tiennent en anglais sur notre territoire choque même des étrangers.
Je sais bien, au moins en matière scientifique, que des arguments peuvent être présentés. J’entends encore le professeur Hamburger, qui fut mon ami, me confier, navré :
« Pendant les trois quarts de ma carrière, je me suis exprimé en français dans les congrès. J’ai tenu le plus longtemps possible. Quand j’ai constaté, dès ma première phrase, que la salle se vidait aux trois quarts, je me suis résigné. Si je prenais la parole, c’était pour exposer le résultat des recherches menées en France. Fallait-il qu’elles passent inaperçues ou restent ignorées ? »
Ce problème sera-t-il résolu au XXIe siècle ? On voit les machines à traduire accomplir de tels progrès qu’on peut l’espérer. En sera-t-il de même de la place du français dans les organisations internationales ? Le français est une des langues de travail de l’ONU mais 90 % des documents y sont rédigés en anglais. Dans le cadre des institutions européennes, si l’anglais et le français gardent la priorité, l’usage de l’anglais l’emporte si généralement que les représentants français avouent être obligés de s’y rallier.
Comment, face à un tel tableau, espérer remonter la pente sur laquelle nous nous sommes laissés glisser ?
Le français se trouvera-t-il un jour dans la situation de ces langues indiennes d’Amérique dont Chateaubriand disait que seuls les vieux perroquets de l’Orénoque en avaient gardé le souvenir ?
Je n’hésite pas à l’affirmer : j’attends beaucoup du XXIe siècle.
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Ce qui pourra sauvegarder la langue française, c’est paradoxalement l’uniformisation de la langue anglaise. Car le langage si pratique que l’on utilise déjà partout dans le monde est de moins en moins de l’anglais. C’est une langue nouvelle, née de l’anglo-américain, dont les racines sont anglaises, mais qui foisonne de néologismes, d’approximations, de déformations. Ce n’est plus une langue de culture.
Les langues et les cultures sont inséparables. Nos petits-enfants devront parler l’anglo-américain, devenu l’espéranto de notre siècle, car leur réussite éventuelle en dépend. Mais il leur faudra, s’ils veulent connaître Shakespeare, Wilde ou Joyce, revenir à la langue anglaise dans ce qu’elle recèle de richesse, de beauté et de dons créatifs. Chacun, en Europe, devra défendre sa langue, y compris les Britanniques. Il faut relire Claude Hagège qui estime que les 5 000 langues parlées dans le monde ne seront bientôt plus que 500 et qu’elles sont déjà potentiellement menacées, voire condamnées, par la mondialisation. Face à l’anglo-américain, ajoute-t-il, « il faut réagir sans complexe ».
Voilà ce que nous demandons au XXIe siècle : réagir. Et d’abord par un retour à la pureté du français. Il s’est beaucoup abîmé au cours des dernières années du XXe siècle. Retrouvons l’usage de ce que nos instituteurs appelaient le « bon français ». Débarrassons-le des scories accumulées et de ce charabia que nous devons malheureusement à certains pédagogues. Confirmons en même temps sa mobilité : une langue immobile est une langue qui agonise.
Ce qui doit nous frapper, c’est que la nôtre s’enrichit dans des proportions jamais constatées jusqu’ici. La 8e édition du Dictionnaire de l’Académie française, parue avant la Deuxième Guerre mondiale, comportait 32 000 mots. Celle qui s’achèvera au XXIe siècle en comportera 55 000. Plus de 20 000 mots nouveaux en 75 ans ! Ce que nous imposera le XXIe siècle, c’est l’intégration de verbes, de substantifs et d’adjectifs nés du nouvel argot : le verlan. Ainsi trouve-t-on déjà, dans le Petit Robert comme le Petit Larousse, le mot « ripou », verlan de pourri. Un film — Les Ripoux — l’a popularisé. En lui accordant le x au pluriel, les producteurs l’ont introduit dans l’inoubliable série : bijou, chou, genou. Ainsi en sera-t-il des mots « beur » et « meuf » auxquels, d’ores et déjà, les lexicographes ont accordé le droit de cité. L’argot d’autrefois était un code secret, celui du milieu. L’argot d’aujourd’hui, véhiculé par la toute-puissance des médias, s’impose bien au-delà des banlieues et l’attraction qu’il exerce sur les milieux scolaires de toutes classes sociales, ne fera que confirmer, au XXIe siècle, la force grandissante du langage parlé. Il sera vain de vouloir le combattre car le langage parlé est celui qui, depuis les origines, a précédé le langage écrit.
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On doit penser aussi que le XXIe siècle verra s’accélérer un certain nombre de tendances, déjà fortement esquissées à la fin du XXe. Nous allons de plus en plus accentuer le e muet, jusques et y compris quand il n’existe pas : chaque jour, nous entendons déjà parler du « matcheux » qui oppose telle ou telle équipe. Les liaisons, déjà en perdition, risquent de se réduire à rien. L’imparfait du subjonctif, fort menacé depuis longtemps, et plus encore le plus-que-parfait vont disparaître du français parlé et, à terme, du français écrit.
Simples constats, en vérité. Il faut que, dans nos écoles, nos collèges, nos lycées, le XXIe siècle revienne à la lecture des grands textes que l’on a abandonnée au profit d’une analyse souvent stérile. Car c’est en eux que repose l’espérance d’un français remis sur les rails. L’image de la France qui a fasciné des millions d’étrangers, n’est-ce pas à travers nos auteurs qu’ils l’ont découverte ? Dans la salle commune d’une petite ferme de Roumanie, j’ai vu un exemplaire des Misérables - en français. Et Hugo lui-même a eu raison de dire, à propos d’Alexandre Dumas, bientôt panthéonisé, qu’il émanait de son œuvre — la plus lue dans le monde — « cette sorte de lumière qui est celle de la France ». Il aurait pu le dire de bien d’autres.
Ce capital, nous devons le gérer. Il va de Ronsard à Prévert en passant par Marcel Proust. C’est par leur patrimoine aussi que se défendront les langues de Goethe, de Dante, de Cervantès - et de Shakespeare. Je rêve d’une grande alliance entre tous nos vieux pays qui s’uniront pour défendre la vraie richesse de l’Europe : la seule qui puisse répondre à l’anglais d’aéroport. Il faudra que nos pouvoirs publics s’en convainquent avant d’en convaincre les autres. Ce ne sera pas facile.
Ce qui le serait davantage, c’est de multiplier le nombre de bourses offertes aux jeunes étrangers qui souhaitent étudier dans nos universités ou même effectuer des stages dans nos entreprises. Ce genre de « placement » — j’affirme que c’en est un — fera de l’étudiant formé dans la matière qu’il aura choisie, et rentré dans son pays, un ambassadeur de la langue française pendant plusieurs décennies.
Il faudra aussi que l’on se mette dans la tête que nous disposons d’un atout que n’ont pas les autres et que l’on est en train, tranquillement, insidieusement, d’oublier. Comment a-t-on pu en arriver là ? Cet atout, c’est la francophonie.
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J’ai eu le bonheur d’entendre, ici même, le président Léopold Sédar Senghor évoquer l’audience historique que lui accorda le général de Gaulle au moment où l’indépendance des pays d’Afrique allait être proclamée. Le lui ayant annoncé et après avoir recueilli l’expression de sa gratitude, le général reconduisit son hôte bouleversé. Alors, sur le seuil de la porte, Senghor lança :
« Mon général, nous allons tous être indépendants. C’est magnifique. Mais il faut tout de suite créer entre nous quelque chose pour défendre ce qui nous est commun : la langue française ! »
Quelque chose !
Le Tunisien Bourguiba, le Nigérien Hamani Diori, le Khmer Norodom Sihanouk, quantité d’autres l’ont demandé aussi. Les gouvernements français successifs ont fait la sourde oreille. On peut les comprendre. Ils n’ont pas voulu prêter le flanc au soupçon, eux qui décolonisaient, de reprendre d’une main ce qu’ils avaient cédé de l’autre. Il fallut attendre près de trente ans. Enfin, le 17 février 1986, quarante et une délégations sont arrivées à Paris. L’Algérie a décliné l’invitation, mais le Viêt-nam et le Laos sont accourus du fond du continent asiatique. À l’unanimité des présents, les participants ont décidé de créer entre eux, autour de la langue française, le lien tant désiré. Ce fut le premier sommet de la Francophonie. Le second se tint à Québec, le troisième à Dakar. Quel symbole : l’Europe, l’Amérique, l’Afrique ! Plus tard, ce fut Hanoï. Le tour du monde était bouclé.
Pendant trois ans, j’ai parcouru le monde francophone. Partout, l’accueil fut d’une chaleur que je ressens encore. Je ne pouvais en douter : on l’attendait, cette Francophonie ! J’ai regagné Paris persuadé que la bataille du français, à travers elle, était gagnée. Je constate aujourd’hui, non sans tristesse, que cette grande idée a été méconnue. Ce qui a fait défaut, durant toutes ces années, c’est la volonté politique. Pourquoi ? Parce que l’on n’y a pas vraiment cru. Parce que l’on a permis à l’Organisation de gonfler artificiellement la liste des peuples adhérents en recrutant des pays où, statistiquement, les véritables francophones ne représentent que d’infimes minorités. Parce que l’on s’est laissé aller à des querelles de personnes et de préséances qui ont pris le pas sur le grand dessein.
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La tragédie de New York a conduit à reporter le sommet de la Francophonie qui devait se tenir au Liban, pays où les francophones se battent quotidiennement pour la survie du français. L’appel que vient de lancer le Québécois Jean-Marc Léger, un des derniers vivants parmi les pères fondateurs de la Francophonie n’en garde pas moins toute sa valeur. Les années n’ont pas affaibli sa foi en une cause qu’il considère comme sacrée. Écoutez-le, cet Américain : « La France tient aujourd’hui une nouvelle chance, la dernière sans doute, de rester une grande puissance, de sauvegarder ou de renforcer son rôle et son influence à l’échelle mondiale : c’est le rayonnement de sa langue, c’est l’existence d’une communauté originale fondée sur le partage par ses membres de la langue française et sur la pratique, à travers la langue commune, d’un véritable dialogue des cultures et d’une coopération multilatérale particulièrement efficace. »
M. Léger redoute que, pour les Français, l’ambition européenne ait obscurci le projet francophone. Il affirme que l’une et l’autre sont complémentaires. La Francophonie doit confirmer ses cultures et ses identités « menacées à des degrés divers par la montée d’une redoutable uniformisation ». Si un sursaut ne se manifeste pas, s’écrie ce grand Québécois, le sommet, quand il se tiendra, « marquera un simple et mélancolique sursis dans le processus du déclin, dans le lent étiolement de la Francophonie ».
Ce langage ne peut que nous frapper par la gravité et la passion qui l’imprègnent.
Or nous savons que le niveau de l’enseignement du français, dans plusieurs pays francophones, ne cesse de baisser. J’admire les multiples projets que la Francophonie met en route. Quel sens prendront-ils si, peu à peu, dans les pays concernés et faute d’enseignants formés, le français se délite ?
En ce début du XXIe siècle, il est encore temps. Que l’on accorde la priorité des priorités aux instituteurs. Que leur soient garantis, dans les pays du Nord, des stages d’études aujourd’hui distillés au compte-gouttes. Et aussi les visas qui, avec une scandaleuse constance, leur sont refusés chez nous.
Il faut que l’on comprenne que la survie du français n’est pas seulement un sujet de colloque où se côtoient quelques linguistes et quelques acharnés. Il faut l’élever au rang de cause nationale. Parce que l’image de la France est en jeu et, au-delà, son rayonnement, son prestige, sa place dans le monde. Le français est la langue maternelle de cent trente millions de gens et quatre-vingts millions l’apprennent. Pas plus que Jean-Paul Sartre ne voulait que l’on désespérât Billancourt, la France n’a pas le droit de décevoir la foi de tous ces francophones qui l’ont affirmée sur cinq continents. Elle n’a le droit de continuer à considérer la Francophonie comme un gadget : le mot est dans le Dictionnaire de l’Académie française !
Si la France restait désabusée, si elle conduisait ses amis à douter d’elle, savez-vous ce que l’on verrait dans cinquante ans ? Les représentants d’une Francophonie en délire délibéreraient toujours. Mais on ne trouverait plus personne pour y parler français.
Tel est le message que je tenais à transmettre sous cette Coupole qui, pendant deux siècles, a accueilli toute la littérature, toute la science, tous les arts que la France a proposés au monde. En français.
Il n’est pas trop tard, mais il faut faire vite.