SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DES
CINQ ACADÉMIES
VENDREDI 24 OCTOBRE 1980
GENÈSE DES TROIS MOUSQUETAIRES
PAR
M. ALAIN DECAUX
délégué de l’Académie française
Le 15 janvier 1841, Alexandre Dumas écrivait à Buloz, directeur de la Revue des Deux Mondes : « Parlez un peu de moi dans votre revue pour l’Académie. Je ne suis pas sur les rangs, mais je suis bien aise qu’on s’étonne de ce que je n’y sois pas... »
Tel fut le point de départ d’une campagne qui aboutit victorieusement, puisque, le 13 mars 1847, Alexandre Dumas, élu par dix-sept voix, prononçait, sous le regard heureux de son grand électeur Victor Hugo, son discours de réception à l’Académie française.
Je vois, sur les bancs qui m’entourent, quelque étonnement se faire jour. Il était bien admis jusqu’ici que Dumas n’avait jamais été reçu à l’Académie et que, titulaire à jamais du 41e fauteuil, il manquait à notre gloire.
N’oublions pas que toutes les surprises restent à attendre — et même à espérer — du prince du roman historique. Dans la préface des Trois Mousquetaires, Dumas affirme avoir tiré son roman tout entier d’un manuscrit inconnu de la Bibliothèque Nationale, intitulé : « Mémoires de M. le comte de La Fère, concernant quelques-uns des événements qui se passèrent en France vers la fin du règne du roi Louis XIII et le commencement du règne du roi Louis XIV ». Dumas précise même : un manuscrit in folio, coté sous le n°4772 ou 4773. Je me suis rendu à la Bibliothèque Nationale où l’on m’a affirmé que ce manuscrit n’existait pas. On ne trouve pas trace non plus, à la Bibliothèque de l’Institut, du discours de réception d’Alexandre Dumas. Je reste, quant à moi, persuadé que le manuscrit de la Bibliothèque Nationale se retrouvera un jour. Par essence, le roman historique suppose qu’on ait la foi. Si vous doutez de ce qu’affirme le romancier, vous vous refusez au bonheur. Donc, je crois au manuscrit n°4772 ou 4773. Et je crois à la réception de Dumas sous cette Coupole où nous sommes réunis aujourd’hui. La preuve en est :
Monsieur,
L’an 1842, vous veniez d’avoir quarante ans. Déjà, votre gloire se révélait fracassante. Vous étiez né, comme M. Victor Hugo, quand le siècle avait deux ans. Fils d’un général de la Révolution, vous aviez, en littérature, accompli une autre révolution en faisant jouer, treize ans plus tôt, Henri III et sa Cour, qui est le premier drame romantique. Avec Christine, Charles VII, la Tour de Nesle et Antony, vous aviez confirmé votre vocation à enrichir le théâtre français d’un souffle neuf.
En vérité, Monsieur, pour vous la vie tout entière est un drame — et une comédie. Vous semblez ne jamais tenir en place. Votre esprit vous conduit irrésistiblement à des évolutions toujours inattendues. Nous ne nous étonnerons pas que l’un de nos plus charmants chroniqueurs vous dépeigne en ces termes : « Habits fantastiques, gilets éblouissants, chaînes d’or, dîners de Sardanapale, crève les chevaux et aime les femmes. »
Votre plus grand appétit, c’est le travail. Vous écrivez durant trois mois, sans un jour de repos. Puis vous partez en voyage. Quel plaisir à vous voir parcourir l’Europe, observant le plus minuscule événement sous l’angle dramatique, voguant en Méditerranée sur un vaisseau de guerre mis à votre disposition par le roi Louis-Philippe, entreprenant l’ascension du Mont-Blanc, ou partant pour la Corse voir de près les bandits !
Après le théâtre, vous avez voulu faire œuvre d’historien. On vous doit notamment une biographie de César. Un jour, devant un professeur de l’Université, vous avez énuméré quelque trait du conquérant des Gaules. Votre interlocuteur s’est étonné :
— À quel titre connaissez-vous César ?
— Mais comme son historien.
— Le monde savant ne connaît pas votre livre.
— Oh ! Le monde savant ne parle jamais de moi.
— Une histoire de César doit cependant faire une certaine sensation.
— La mienne n’en a fait aucune. On l’a lue, voilà tout. Ce sont les histoires illisibles qui font sensation. C’est comme les dîners qu’on ne digère pas. Les dîners que l’on digère, on n’y pense plus le lendemain.
Pas de doute, Monsieur, vous étiez mûr pour le roman historique.
Lorsque vous étiez expéditionnaire dans les bureaux du due d’Orléans, l’un de vos collègues — je tiens de vous son nom, il s’appelait Lassagne — vous répétait :
— La France attend le roman historique.
Lassagne avait raison. En ce temps-là, la gloire de Walter Scott était à son zénith. D’elle, assurément, naquit pour une grande part l’inspiration de M. Alfred de Vigny qui composa Cinq Mars ; de M. Victor Hugo qui donna Notre-Dame de Paris ; de M. de Balzac qui écrivit les Chouans ; de M. Mérimée qui offrit au public la Chronique du temps de Charles IX. Mais, disons-le, seule une élite avait apprécié ces récits. Certes, M. Victor Hugo avait atteint ce que nous appelons « le grand public ». Mais ce public-là attendait celui qui délibérément irait à sa rencontre. Il vous attendait.
M. Gérard de Nerval vous présenta un jour de 1840 un professeur d’histoire au collège Charlemagne. Il s’appelait Auguste Maquet. Il vous apporta l’esquisse d’un roman, Le Bonhomme Buvat, qui narrait, sous la Régence, un épisode de la conspiration de Cellamare. Vous avez repris entièrement l’œuvre et en avez fait le Chevalier d’Harmental. Votre premier grand roman historique. Ce livre, vous l’auriez volontiers signé Dumas et Maquet, car vous êtes naturellement bon et ressentez à un haut degré le sens de l’équité. Mais le texte devait paraître dans le journal la Presse, et M. de Girardin, son propriétaire, déclara : « Un roman signé Dumas vaut trois francs la ligne ; signé Dumas et Maquet, il vaut trente sous. »
Vous avez préféré partager trois francs qu’un franc cinquante. Nul ne saurait vous en vouloir. D’ailleurs, M. Maquet, premier intéressé, a fait savoir que non seulement il n’éprouvait point de rancune à votre endroit, mais que cette collaboration restait l’honneur de sa vie.
Le succès du Chevalier d’Harmental fut grand. Il fallut songer à un nouveau thème. Vous étiez, Monsieur, en voyage à Marseille. Vous manquiez de lecture. Votre ami le poète Joseph Méry vous conduisit à la bibliothèque de la ville, dirigée par son frère, M. Louis Méry. Vous vous fîtes prêter les Mémoires de M. d’Artagnan dans l’édition de 1704. Ce livre vous intéressa si fort que, dans la diligence qui vous reconduisait à Paris, vous n’avez lu que cela. J’ajouterai que, malgré les réclamations de M. Louis Méry, vous avez jusqu’à ce jour omis de rendre les volumes à la Bibliothèque de Marseille. Quoiqu’il ne faille point paraître encourager de tels exemples, je dirai que nous pouvons vous pardonner, puisque, de cet oubli, vous avez tiré un chef-d’œuvre.
Qu’étaient-ce donc que ces Mémoires de M. d’Artagnan ? C’est de Lupiac, petit village de Gascogne, qu’est sortie la famille de Batz, branche cadette de la maison de Montesquiou, à laquelle appartint un turbulent personnage qui prit le nom de d’Artagnan. Ce nom, il l’adopta parce que son aîné avait choisi de le porter et, sous l’uniforme des mousquetaires, lui avait donné quelque lustre. Tout près de Lupiac, s’élevait le manoir de Castelmore où d’Artagnan naquit vers 1615. Castelmore existe toujours ; c’est une gentilhommière très simple, construite de ces pierres jaunes qu’on rencontre si souvent en Gascogne un seul étage et, à l’ouest, deux tours rondes.
Un beau jour, Charles de Batz ouvrit la porte rouillée que l’on voit encore dans le parc. Il s’engagea dans un petit chemin, sous les chênes et les châtaigniers. Il était en route pour Paris. Peut-être sur le fameux cheval jaune que vous lui prêtez, Monsieur.
Pour dire vrai, nous ne savons pas grand chose de la jeunesse du véritable d’Artagnan. Il semble être entré vers 1635 au régiment des gardes de Richelieu. L’auteur de la Chronologie militaire, Pinard, témoigne de sa présence au siège d’Arras. En 1644, il quitte les gardes pour entrer, provisoirement, aux mousquetaires. En 1648, année de la victoire de Lens, nous le voyons porter ses instructions à M. d’Hocquincourt, qui commandait à Péronne. Il sert Mazarin, devient l’intermédiaire du cardinal après l’exil de celui-ci. Le voici de nouveau aux gardes dont il est capitaine. Revenu aux mousquetaires, il en devient, avec le grade de sous-lieutenant, le chef. Dès lors, il a la faveur de Louis XIV et l’amitié des grands. C’est lui qui arrêtera Fouquet à Nantes. En 1667, il sert en Flandre comme brigadier. Il sera gouverneur militaire de Lille. Il est, en 1673, au siège de Maestricht. Un matin de juin, montant à l’assaut à la tête de ses hommes, il est frappé mortellement d’une balle à la gorge.
Voilà ce que nous savons du vrai d’Artagnan. C’est peu. Heureusement pour vous, Monsieur — et pour nous — il y eut les Mémoires de M. d’Artagnan. Qui ne sont pas de d’Artagnan.
Trente années après la mort du plus célèbre des mousquetaires, un polygraphe nommé Courtilz de Sandras résolut de tirer des aventures pittoresques de sa vie des mémoires parfaitement apocryphes. Courtilz a beau se vanter d’avoir « trouvé quantité de morceaux parmi les papiers de son héros après sa mort » et de les avoir utilisés en se contentant de leur donner « quelque liaison qu’ils n’avaient point d’eux-mêmes », il faut se garder d’accorder un total crédit à son travail. Nombre des aventures qu’il prête à d’Artagnan apparaissent d’évidence nées bien plus de son imagination que du chartrier de la famille de Batz.
En fait, les Trois Mousquetaires sont issus d’une collaboration étroite. L’intrigue, Monsieur, vous l’avez souvent empruntée à Courtilz de Sandras. M. Maquet, sous votre direction, a rédigé un premier brouillon du roman. Vous avez repris le tout, à quoi vous avez imposé votre manière, qui est sans égale, et votre personnalité qui est inimitable. Vous avez planté les décors, et nous ne les oublierons plus. Maître-dialoguiste, vous nous avez fait entendre jusqu’à la voix de vos personnages. Architecte aux dons éclatants, vous avez conduit si subtilement votre récit que nul lecteur au monde, dès lors qu’il s’y est engagé, ne songera plus à déserter.
L’arrivée chez M. de Tréville, la rencontre avec Athos, Porthos et Aramis, le duel au Luxembourg, l’intrigue avec Milady — mais oui ! —tout cela se trouve dans les pseudo-mémoires rédigés par Courtilz de Sandras. Mme Bonacieux ? Chez Sandras, c’est une cabaretière de la rue Tiquetonne, qui raffole du Gascon, lequel n’en tentera pas moins de la faire assassiner. On discerne ici votre étonnant génie de la transposition. De cette virago, vous avez su faire une créature charmante, dévouée à sa reine, aimant de tout son cœur celui qui la fait rêver. De même, dans Sandras, les mousquetaires ne se distinguent guère les uns des autres. On leur cherche en vain quelque consistance psychologique. Vous avez su leur donner, non seulement du caractère, mais des caractères !
Athos, dans les pseudo-Mémoires est un personnage fort insignifiant. Dans votre roman, il appartient à une famille illustre. M. Sandras ni vous-même n’ont raison. Athos se nommait en réalité Armand de Sillègue d’Athos d’Autevielle. Né vers 1615, au bord du gave d’Oloron, dans le Béarn, il descendait d’une famille de marchands enrichis, les Peyroton, lesquels avaient, contre espèces sonnantes, acquis une récente noblesse. Athos, mousquetaire de la garde du roi depuis 1640, trépassa à Paris le 21 décembre 1643. Même, on découvrit son corps au Pré-aux-Clercs : ce qui donnerait à penser qu’il fut tué dans un duel. Et que le véritable Athos était digne du vôtre.
Porthos était de souche protestante et se nommait Isaac de Porthau. Il dut retrouver Athos aux mousquetaires, mais pour peu de temps, car, lié à Pau en 1617, il n’y entra qu’une année avant la mort de sou camarade. Quant à Aramis, l’éternel indécis, oscillant sans cesse entre l’épée et la soutane, il a été promu mousquetaire en même temps qu’Athos. Son nom véritable était Henri d’Aramitz. Loin d’être devenu évêque de Vannes et général des Jésuites — comme vous l’avez imaginé dans le Vicomte de Bragelonne — il s’est marié en 1640 et il est devenu père de quatre enfants. Retiré dans ses terres du Béarn, il y mourut vers 1674.
Au reste, vous vous êtes, avant de composer votre roman, documenté fort soigneusement. En ce qui concerne l’amour de Buckingham pour Anne d’Autriche, vous vous en êtes rapporté aux Mémoires de Mme de Motteville, à ceux de La Porte et à ceux de Brienne. L’épisode des ferrets — si merveilleusement mis en scène — a été raconté par La Rochefoucauld lui-même. Nous conviendrons que c’est une référence.
Face à ceux qui vous accusent de travestir l’Histoire, vous n’auriez aucun mal à vous défendre. Vous n’y tenez guère. À vos éventuels contempteurs, vous avez répondu une fois pour toutes, le jour où vous vous êtes écrié :
— Il est permis de violer l’Histoire, à condition de lui faire un enfant !
Le succès des Trois Mousquetaires a dépassé tout ce que l’on vit jamais dans notre histoire littéraire. Sa publication a absorbé la vie de tout un peuple. Durant que le roman paraissait en feuilleton, les habitants de villages entiers se portaient à la rencontre du facteur, pour connaître plus tôt le dernier épisode. M. Méry a pu écrire : « S’il existe quelque part un autre Robinson Crusoé dans une île déserte, tenez pour certain que ce solitaire est occupé en ce moment à lire les Trois Mousquetaires, à l’ombre de son parasol fait de plumes de perroquet. »
Si votre œuvre a donné tant de joie, c’est qu’elle a été enfantée dans la joie. Vos amis peuvent en témoigner qui, été comme hiver, matin et soir, de jour comme de nuit, vous trouvent, vêtu de blanc, suant, soufflant, sans désemparer à votre table de travail.
Vous lisez, à mesure que vous les écrivez, vos dialogues à haute voix. De temps en temps, vos proches vous entendent rire aux éclats. Vous vivez de plain-pied avec vos personnages. Vous les aimez. Un jour, votre fils vous a trouvé en larmes :
— Mais, papa, qu’y a-t-il, que se passe-t-il ?
— Porthos est mort. J’ai été obligé de le sacrifier.
Vous ne m’en voudrez pas, Monsieur, de souligner que vous avez vos tics, vos procédés. Chacun sait que les feuilletons sont payés à la ligne. Beaucoup de vos lignes sont courtes, très courtes. Les journaux ont fini par se lasser. On a décidé de ne plus vous payer comme ligne que celle qui dépasserait la moitié de la page. Alors, un jour, l’un de vos amis vous a vu biffer d’un trait une page entière de manuscrit. Vous avez expliqué :
— Eh bien, je l’ai tué.
— Qui donc ?
— Grimaud, Grimaud le taciturne. Je l’avais inventé tout exprès pour les bouts de ligne. Il ne me sert plus à rien. Je le supprime. Désormais, je laisserai parler mes personnages tant qu’ils voudront.
Votre prodigieuse imagination vous entraîne sans cause au-delà du vrai. N’avez-vous pas été à deux doigts, dans Vingt ans après, de sauver Charles Ier ? Ce que vous avez écrit de notre confrère, M. Charles Nodier, il faudrait l’appliquer à vous-même : « Quand il ne savait pas, il inventait, et ce qu’il inventait, il faut l’avouer, était bien autrement probable, bien autrement coloré, bien autrement poétique, bien autrement ingénieux et, j’oserai dire, bien autrement vrai que la réalité. »
Ce qui émane de votre œuvre — et je suis sûr qu’un jour quelqu’un le dira mieux que moi — c’est cette sorte de lumière qui est celle de la France[1].
Toujours, vos trois mousquetaires — qui sont quatre — caracoleront entre des pages fraîchement imprimées. S’ils s’appellent d’Artagnan, Porthos, Athos, Aramis, tous ils sont un peu vous-même. Et quand vos lecteurs les aiment, c’est à Alexandre Dumas qu’ils vouent leur affection.
C’est pour toutes ces raisons, Monsieur, que j’ai été heureux — profondément — de l’occasion qui m’a été donnée cet après-midi de vous recevoir ici, sous la Coupole de l’Institut, a l’Académie française.
[1] La prédiction s’accomplira. Hugo écrira, au lendemain de la mort de Dumas : « De tous ses ouvrages, si multiples, si variés, si vivants, si charmants, si puissants, sort l’espèce de lumière propre à la France. »