L’esprit de contradiction, fondement de la vertu. Séance publique annuelle

Le 5 décembre 1996

Jean DUTOURD

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
le jeudi 5 décembre 1996

L'esprit de contradiction
fondement de la vertu

PRONONCÉ PAR

M. Jean DUTOURD
Directeur de la séance

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

Messieurs,

Michelle Maurois, fille de notre éminent et regretté confrère, avait eu dans son enfance une gouvernante anglaise qui l’appelait « Little Miss No » parce qu’à chaque fois qu’on voulait lui faire faire quelque chose, qu’on lui donnait un ordre ou un avis, elle répondait « Non » et prenait une petite figure têtue qui montrait bien qu’elle n’obéirait jamais à personne. C’est d’elle que je tiens cette anecdote ; elle me la raconta un jour que je lui reprochais en riant d’être systématiquement contredisante. Elle avait alors la soixantaine. « Vous voyez, ajouta-t-elle, que ce trait-là de mon caractère ne date pas d’hier ! » Je la félicitai d’avoir été ainsi fidèle à elle-même et d’avoir appliqué tout au long de sa vie, par instinct, la maxime du fabuleux Epicharme : « Souviens-toi de te méfier », que Mérimée avait, afin qu’elle fût toujours sous ses yeux, fait graver en grec sur une bague : μεμνάσο άπιστείν.

En effet, ce que les gens nous poussent ordinairement à faire, l’ardeur et les cajoleries qu’ils déploient pour nous convaincre, la persuasion qu’ils mettent dans leurs arguments doivent nous avertir que c’est à leur avantage qu’il nous convient à travailler et non au nôtre, que leur souci n’est que de nous recruter, de nous embrigader dans une cause dont nous n’avons rien à faire et qu’ils se moquent bien que nous sortions échaudés de l’aventure.

Dire non, a priori, par principe, sans raison particulière, est d’une excellente hygiène intellectuelle et surtout morale. C’est la protection des forts qui ont à décourager d’innombrables solliciteurs et la sauvegarde des faibles à qui l’on veut imposer des devoirs tantôt stériles tantôt contraires à l’honneur. Car on a beau être faible, être petit, démuni, sans allié, sans protection, on n’en a pas moins de l’honneur, tout autant que les grands vainqueurs de ce monde. Il serait même recommandé d’en avoir davantage, attendu qu’on peut tout perdre par des causes extérieures, être précipité des grandeurs dans la misère et l’impuissance, mais qu’il ne dépend que de nous, que de notre âme de ne pas sacrifier dans le naufrage notre seul bien inaliénable, à savoir le respect de soi. J’entends bien que l’honneur n’est pas une chose facile et qu’y être fidèle risque de conduire à toutes sortes de mésaventures, si ce n’est à la mort. Mais enfin il n’est pas si mal de mourir pour quelque chose comme cela. On pourrait quasiment dire que mourir pour conserver son honneur intact est le principe de la vertu.

Nous voici un peu loin de « Little Miss No ». Mais pas si loin peut-être qu’il y paraît. Ne nous est-il pas souvent arrivé, au cours des vingt dernières années, de regretter de ne pas pouvoir donner ce surnom aux gens qui ont gouverné la France ? Une des raisons pour lesquelles le général de Gaulle, au bout du compte, a tant plu au peuple (car il lui plaisait, c’est indéniable, et il plaisait jusqu’aux braves militants communistes qui votaient quelquefois pour lui), c’est qu’il disait « non » sans se gêner, à tout ce qui lui semblait contraire à l’honneur du pays, et cela descendait jusque dans les plus petits détails. Il existait alors une bizarre confiance politique chez les Français, qui tenait au fait qu’ils avaient le sentiment qu’une sorte de monarque républicain, logeant faubourg Saint-Honoré, ne s’inquiétait pas de plaire ou de déplaire à quiconque et n’écoutait pour sa conduite que l’honneur ou l’intérêt national (mais ces deux choses-là n’en font qu’une quand il s’agit de l’État).

Il suit de cela que la vertu d’un pays, comme celle d’un homme, commence par l’esprit de contradiction. On en fait l’expérience dès l’enfance. Dans une réunion de bambins, on voit aussitôt ceux qui acceptent le monde tel que les grandes personnes veulent qu’ils le voient, qui acquiescent à leurs descriptions et à leurs doctrines, les prennent à leur compte, les propagent ingénument. Mais dans cet agglomérat de petits moutons, il y a un ou deux récalcitrants, un ou deux incorruptibles qui, à cinq ans, à dix ans, préfèrent se fier à leur instinct, à la droiture de leur raisonnement, à leurs bons yeux, plutôt que de se laisser endoctriner par la société. Celle-ci ne tarde pas à se méfier d’eux; elle le leur montre par des punitions, des mépris, des sarcasmes et surtout un refus permanent de les prendre au sérieux, alors qu’ils sont en fait les seuls esprits sérieux de leur génération. La société est infaillible là-dessus, ou plutôt elle décèle dans les enfants qui n’acceptent pas sans critique ses maximes, des ennemis qu’il importe de combattre sans attendre, en qui il faut tuer, s’il se peut, le détestable esprit qui les habite avant qu’ils ne deviennent grands.

Dans la suite de leurs jours, ces enfants continuent à se heurter durement à la vie. Pour eux, tout est plus laborieux, plus ardu, plus difficile à atteindre que pour leurs contemporains, devant qui le monde se couche comme un chien, à qui les carrières s’ouvrent toutes grandes, qui accumulent les dignités et les honneurs, tant on a envie de les récompenser d’être dociles. Beaumarchais a très bien exprimé cela dans le monologue de Figaro dont on pourrait dire qu’il est le manifeste des hommes supérieurs en proie à la vertu : « Il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes... » Le duc de Saint-Simon avait déjà écrit cinquante ans plus tôt dans ses Mémoires qu’il n’avait jamais été attiré que par la vérité, jusqu’à la « chérir contre lui-même ». Ces deux témoignages sont précieux, entre autres parce qu’ils montrent que toute époque est inconfortable pour les gens qui préfèrent penser par eux-mêmes plutôt que de chanter avec le chœur des conformistes. Saint-Simon vivait sous Louis XIV, Beaumarchais sous Louis XV et Louis XVI, époques qui nous paraissent, par comparaison avec la nôtre, des sommets d’intelligence, de bon sens, d’audace intellectuelle, de science artistique, et pourtant, tout protégés qu’ils étaient, l’un par sa pairie et son appartement à Versailles, l’autre par ses talents et son argent, la société ne les a pas ménagés. Voir la réalité telle qu’elle est, ne pouvoir s’empêcher de la décrire, est considéré comme un attentat contre l’ordre établi. Ordre tacite au demeurant, existant depuis le fond des temps, et défendu avec un constant succès par tous les pouvoirs, y compris ceux qui se proclament révolutionnaires. La grande affaire des hommes sur cette terre est d’y faire régner un certain mensonge ou, si l’on préfère, une certaine convention dont l’objet est de persuader les générations successives que le bien se trouve obligatoirement d’un côté et le mal de l’autre, qu’il n’y a pas de couleurs intermédiaires entre le noir et le blanc, et qu’il est indispensable, si l’on veut mériter « le beau nom d’homme » , de se ranger du côté du blanc, sans examen de conscience, pour la simple raison qu’il a été décrété blanc.

La vertu commence avec l’esprit de contradiction. Elle apparaît vers l’âge de cinq ans, sinon plus tôt. Cette tournure de caractère n’est nullement de nature à apporter de la tranquillité de conscience à ceux qui en sont dotés. En effet, il arrive, et même assez fréquemment, que les idées que les grandes personnes s’ingénient à mettre dans la tête des enfants soient justes. Comment refuser une idée juste sous le seul prétexte qu’elle provient de gens dont on sait qu’ils ont globalement tort ? Toute la question est là, et c’est la raison pourquoi, à sept ans, huit ans, douze ans, vingt ans, quelque force intellectuelle que procure une révolte générale contre le monde, on est, en fin de compte, peu sûr de soi. On sait qu’on est devant une grande imposture, mais comme on est honnête, comme on a de la bonne foi, on a bien de la peine à ne pas prendre, quelquefois, le parti de l’ennemi, autrement dit, à ne pas se laisser entamer.

Chez les enfants radicalement réfractaires, donc fondamentalement vertueux, qui opposent un non granitique à tout ce que l’on tente de leur inculquer, il y a comme un esprit politique précoce. Un homme convaincu du bien-fondé de ce qu’il pense doit être sourd à tout argument provenant du parti adverse, même s’il est incontestable et lumineux. Il doit critiquer aveuglément toutes ses actions, fussent-elles louables ou bénéfiques, les rejeter, les contrecarrer autant qu’il est possible.
Le seul but d’un politique est de faire triompher sa doctrine, qui est son âme même, en ce qu’elle suppose une philosophie différente des diverses philosophies auxquelles on veut le convertir. Il sera bien temps, après la victoire, d’examiner s’il y avait du bon dans les doctrines antagonistes, et de les reprendre sans danger pour notre intégrité spirituelle. Voler une idée quand on est dans une position de force est tout autre chose que d’y acquiescer de bonne foi avant qu’on ait établi notre supériorité. C’est une prise de guerre et non pas une soumission à un puissant, c’est un tribut levé sur le vaincu et non un de ces dégoûtants mimétismes dont les vaincus, d’ordinaire, sont coutumiers avec leurs vainqueurs.

Un des enseignements sibyllins qu’apportent les années est qu’une idée juste devient fausse à partir du moment où elle est adoptée par le plus grand nombre. Quand on est jeune, c’est-à-dire ligoté par la logique, il est difficile d’admettre une aussi scandaleuse métamorphose : ce qui a été vrai une fois pour une personne et qui lui valait des persécutions ou au moins des sarcasmes, ne peut pas cesser de l’être parce que des milliers ou des millions de personnes peu à peu acceptent cette vérité, s’y convertissent, la proclament, l’érigent en dogme. Et pourtant cela se passe de la sorte. Une idée juste est un trésor. L’homme qui possède ce trésor est riche ; mais si le trésor est partagé par une foule d’héritiers, chacun de ceux-ci n’a que quelques liards. Cela ne suffit pas à changer la vie, à faire d’un pauvre un prince.

La poésie nous aide à comprendre la transformation des idées justes en idées fausses. Certaines images, lorsqu’elles ont éclos sous la plume de leurs auteurs, étaient frappantes par le rapport ou la ressemblance qu’elles faisaient ressortir entre des choses inattendues. Qui, par exemple, a écrit pour la première fois qu’une prairie était « émaillée » de fleurs ? Qui a eu l’idée d’assimiler les boutons d’or et les coquelicots au travail de l’émail ? Quel poète a été frappé par cette similitude ? Personne ne le sait plus depuis des siècles. La charmante ou l’ingénieuse trouvaille, par son succès même, sa justesse, est passée dans le langage courant, elle est devenue lieu commun, cliché, façon ordinaire de parler.
Ainsi en va-t-il des idées : quand elles tombent dans la foule, elles perdent leur éclat, leur saveur, leur fécondité, surtout leur complication. Elles deviennent schématiques et caricaturales, elles tournent au poncif; bref, elles sont prêtes à servir de machines de guerre ou de projectiles.
Rivarol dit qu’un homme qui a raison vingt-quatre heures avant tout le monde, passe pour un fou pendant vingt-quatre heures. Les gens qui ont raison toute leur vie passent pour des fous pendant toute leur vie, même si l’on s’aperçoit périodiquement que, sur tel ou tel sujet, ils ne s’étaient pas trompés. C’est qu’au moment où l’on reconnaît qu’ils étaient les seuls à avoir vu juste, ils s’empressent de tourner leur regard (ou leur esprit) d’un autre côté et à avoir raison sur des points dont la vérité est encore cachée. Sans doute sentent-ils que le succès de leurs vues est incompatible avec leur justesse, que par le succès même, elles se corrompent et ne répondent plus à leurs exigences intellectuelles ou morales.

Qu’on me permette, après Rivarol, de citer un auteur qui n’a que peu de rapports avec lui, mais qui, en l’espèce, curieusement, le rencontre, à savoir Simone Weil, à qui l’on doit une observation comme on en trouve chez Pascal, dont elle semble d’ailleurs une étrange réincarnation : « La justice, cette fugitive du camp des vainqueurs. » Je me rappelle mon émerveillement, il y a quelques dizaines d’années, en lisant cela. Était-ce dans La Pesanteur et la Grâce ? J’étais d’autant plus frappé que j’avais sous les yeux un homme, un de nos confrères qui, non sans péril, par les positions qu’il prenait, illustrait cette pensée dans la vie. Cela se passait en 1945 ou 1946, et il s’agissait de Jean Paulhan, que j’ai beaucoup vu par la suite, et qui m’a toujours enchanté par son inflexibilité.

À cette époque, il était dans le camp des vainqueurs. Il était membre d’un de ces organismes répressifs qui éclosent de nos jours après les guerres, quand il faut enfoncer dans la tête des peuples que les bons ont gagné, conformément à la morale, et que les méchants qui ont perdu seront exemplairement punis. Cet organisme s’appelait le Comité national des Écrivains ou C.N.E. Sa principale activité consistait à infliger aux hommes de lettres qui avaient eu quelque inclination pour le régime de Vichy ou qui ne s’étaient pas assez gardés de fréquenter les occupants allemands, un châtiment saugrenu : il leur interdisait de publier la moindre ligne de leurs écrits pendant quelques années, comme on prive un enfant de dessert. Montherlant et Giono, me semble-t-il, furent chacun condamnés à cette peine ou plutôt à cette vexation, pour cinq ans. Il y avait là quelque chose d’un peu choquant, en plus de l’absurdité : c’est que l’on entrevoyait une manœuvre d’auteurs médiocres pour écarter dans les librairies la concurrence des gens de talent, au moins temporairement.

Notre Compagnie, Messieurs, qui distribue traditionnellement des prix de vertu, qui s’ingénie à découvrir la vertu dans des endroits où l’on n’a pas coutume de la chercher, n’a jamais songé, me semble-t-il, que, de temps à autre, un de ses membres pouvait être l’objet de cette touchante récompense. Jean Paulhan, académicien français, eût été comblé, j’en suis sûr, si nous l’avions ainsi distingué pour avoir, à une époque où cela n’était pas sans audace, fui le camp des vainqueurs, afin de prendre la défense des vaincus : il démissionna avec éclat du misérable C.N.E. et publia un factum qui scandalisa beaucoup : Lettre aux Directeurs de la Résistance, par lequel il s’interposait quasiment entre les épurateurs et les épurés, où comme le lui dictait toujours son caractère et son âme, il tendait la main à ceux qui étaient à terre, où il faisait à ceux-ci un rempart de sa plume, si j’ose dire, après la leur avoir passé pendant quatre ans au travers du corps. Cet acte de bravoure civile, semblable à tous les exploits de ce genre, n’aboutit qu’à lui créer des ennemis parmi ses anciens amis. En contrepartie, car une bonne action ne peut être entièrement funeste à son auteur, il lui apporta le respect, sinon la gratitude, de quelques-uns de ses anciens ennemis.

Oui, je pense qu’un prix de vertu aurait charmé Jean Paulhan, bien qu’il s’amusât souvent, lui qui était la bienfaisance même et la rectitude morale, à jouer les fanfarons de crime. Il était assez friand de ces sortes d’honneurs. Je me souviens qu’il tint beaucoup après avoir été employé pendant trente ans aux éditions Gallimard, en tant que directeur de la Nouvelle Revue française et maître à penser de plusieurs générations, à ce qu’on le décorât de la médaille des vieux serviteurs. Cette humble distinction lui fut cérémonieusement remise par Gaston Gallimard lui-même, son patron, qui lui adressa une harangue de circonstance, à laquelle il répondit avec une émotion qui pouvait bien être sincère.

Pardonnez-moi, Messieurs, de m’être quelque peu étendu sur notre confrère Jean Paulhan, que finalement assez peu d’entre vous ont connu. C’est qu’il était tout le contraire d’une variété d’individus qui régentent le monde depuis un demi-siècle à peu près et que, par là même, il offre un modèle très français de vertu, de cette vertu inlassablement fugitive, toujours prête à faire ses bagages lorsqu’elle sent qu’on n’a plus besoin d’elle ou qu’elle risque de se compromettre. Depuis un demi-siècle, en effet, l’esprit puritain s’est emparé du gouvernement de la terre, et impose sa loi inhumaine aux consciences. Le propre de cet esprit est de donner des définitions abstraites du bien et du mal, et de s’y tenir aveuglément, pour ne pas dire pharisaïquement. Sous une pareille dictature morale, il n’y a guère de chance de voir la justice déserter le camp des vainqueurs. Elle y est prisonnière, ligotée, bâillonnée, otage et drapeau à la fois. C’est en son nom et en toute tranquillité d’âme que l’on achève le vaincu, s’il a l’outrecuidance de ne pas reconnaître ses torts, le premier étant justement d’avoir eu le dessous, de ne pas se repentir de façon assez bruyante, et surtout, surtout ! de ne pas tout mettre en œuvre pour ressembler à celui qui est devenu le maître, lequel a la conviction puritaine que, puisqu’il a gagné, il est « le meilleur » , donc que l’humanité doit le prendre comme unique modèle. « Ressemble-moi ou meurs, dit le maître, car ce qui ne me ressemble pas est diabolique et ne mérite que d’être supprimé de la surface terrestre, expédié en enfer, renvoyé au néant. »

Il y a peu de vertu dans le monde, ce qui fait que le modèle ainsi offert aux peuples, à qui la force en impose toujours, ne leur déplaît pas. Pour en revenir à Jean Paulhan, il a consacré à un livre qui n’est pas, selon une formule piquante de Pierre Louÿs, « de ceux qu’un fils peut donner à son père », une préface intitulée : « Le bonheur dans l’esclavage ». Cette formule s’applique encore mieux aux masses fascinées par la force qu’aux femmes amoureuses et qui ne reculent devant aucune soumission pour plaire à leurs amants. La foule, c’est-à-dire l’opinion publique, ne sait jamais, toute seule, où elle va : elle a besoin qu’on lui indique des routes, dans lesquelles elle s’engage, ou plutôt dans lesquelles elle se rue. Quand le maître décrète : « Celui-ci est bon, celui-ci est méchant », la foule acclame l’un de confiance et, encore de confiance, lapide l’autre. Jamais dans l’histoire, il n’y eut de si profonds esclavages consentis qu’il n’en existe à présent. Cela vient, évidemment, des moyens de propagande ou d’intoxication qui, depuis que nous sommes nés, Messieurs, nous autres dont on peut dire que nous sommes un peu éloignés de l’enfance, n’ont pas cessé de se perfectionner. Nul d’entre nous n’a connu le monde silencieux de nos ancêtres où, pour être endoctriné, on devait avoir au moins de la curiosité et se donner la peine d’aller dans des endroits où des tribuns, des politiciens, des agitateurs pratiquaient l’art oratoire. Pour obtenir un lynchage, au XIXe siècle, il fallait faire preuve de quelque persuasion, de dialectique, d’éloquence. À présent, une image sur les écrans de télévision suffit. On la montre dix fois, vingt fois, à des millions d’esprits non critiques, et cette image obsédante, accompagnée de commentaires adéquats, fait l’opinion. Pis que l’opinion : elle désigne souverainement le bien et le mal. Peu importe qu’elle accable les victimes en les faisant passer pour des bourreaux : personne ne vérifie. Jadis le mensonge n’entrait dans les âmes que par les oreilles. Le progrès des sciences et des techniques le fait entrer maintenant par les yeux. Chaque homme est devenu un petit saint Thomas qui ne croit que ce qu’il voit, mais ce qu’il voit est faux.

Ces manipulations ont été si nombreuses en un demi-siècle, on les a tant pratiquées qu’il a fallu à la longue trouver un mot pour les désigner. Quand ce qui est innommable apparaît dans le vocabulaire, cela signifie que la morale capitule, ou au moins que la chose innommable s’est tant répandue qu’on ne peut plus faire semblant de l’ignorer. Elle existe au même titre que les sentiments, les lois, le bonheur, la météorologie; elle fait partie de l’univers des hommes, elle entre dans les mœurs, on compose plus ou moins avec elle. C’est ainsi que le vocable « désinformation » est né. Le dictionnaire atteste son apparition en 1954 et en donne la définition suivante : « Utilisation des techniques de l’information, notamment l’information de masse, pour induire en erreur, cacher ou travestir les faits. » Le verbe « désinformer » est encore plus explicite. Il éclôt en 1959 et signifie, selon le même dictionnaire : « Informer de manière à cacher certains faits ou à les falsifier. »

Pour que la désinformation soit efficace, il importe de n’en point laisser le monopole aux initiatives privées, c’est-à-dire aux journalistes, aux intellectuels, aux hommes de lettres, personnages versatiles avec lesquels on court toujours le risque qu’ils aient un scrupule de conscience, une velléité de courage, ne serait-ce qu’une lubie, et qu’ils s’aperçoivent, malgré leurs préjugés, qu’on s’est moqué d’eux. Il y a là, comme on dit dans le langage actuel, un « facteur humain » contre lequel on ne saurait trop se prémunir. Alors on donne à la désinformation une apparence officielle en créant un tribunal international, que l’on place dans une petite ville bienséante et un peu ennuyeuse de l’Europe du Nord. En effet, on n’imagine pas une cour martiale de ce genre siégeant dans un climat chaud, à Reggio de Calabre, à Delphes, à Monte-Carlo, à Pampelune. De nos jours, la morale vient du froid. Rien ne vaut les brumes du Septentrion, les canaux flamands, l’humidité et les moulins à vent de la Hollande pour faire sérieux.

Le tribunal international décerne des prix Nobel de crimes de guerre, des prix Nobel de crimes contre l’humanité, des prix Nobel de génocides, à des individus ou à des collectivités dont le tort principal est d’avoir déplu aux puissances qui régentent le monde et que celles-ci veulent écraser, mais avec des prétextes honorables. La vertu réellement vigilante ne doit pas se laisser égarer par ces procès qui ne sont pas fort différents dans le fond des procès de Moscou, lesquels étaient des copies des procès de Paris en 1793.

L’exemple le plus instructif de ces procès est celui que l’on fait aux Serbes de Bosnie, comme s’ils étaient les seuls coupables dans la guerre civile de Yougoslavie, alors que c’est eux, peut-être, qui ont été les plus éprouvés, que c’est ce peuple qui a connu le plus de tragédies dans son histoire ancienne et son histoire récente, et dont la bravoure, le sens de l’honneur semblent à peine de notre temps. Pourquoi avoir choisi les Serbes, pourquoi les avoir chargés de tous les péchés, les avoir accusés des plus impardonnables horreurs, alors qu’ils en ont plutôt moins commis que les autres et que, s’il leur est arrivé d’être un peu vifs, c’était plutôt par esprit de conservation ou légitime défense que par perversité ? Mais il est des gens, ai-je remarqué, à qui l’on impute à crime de ne pas vouloir mourir. Les Serbes sont de ceux-là : ils ont été empalés par les Turcs qui ont tâché, pendant quelques siècles, de les convertir à Mahomet et y ont échoué, ils ont été stérilisés par l’Empire austro-hongrois, massacrés par les Oustachis, bradés au communisme par la conférence de Yalta, décapités par le dictateur croate Tito et ils sont toujours là, persévérant dans leur être, continuant à maintenir en vie cette chose impalpable et infiniment précieuse qu’est une âme nationale. Les philosophes, les intellectuels, les humanitaires professionnels, les gouvernements, les Nations unies, le tribunal de La Haye, le monde entier pèsent sur les Serbes, les tuent ou les calomnient. Comment la justice ne se sentirait-elle pas contrainte de rejoindre leur camp ? Comment la vertu, fût-elle complètement aveugle, ne serait-elle pas aimantée vers eux, qui sont seuls contre l’univers et qui, de ce fait, ont forcément raison contre l’univers ?

Pourquoi les avoir choisis comme boucs émissaires, demandons-nous. Pour quelques-uns de ces motifs secrets que la vertu, si elle est vigilante et perspicace, doit rechercher jusqu’à ce qu’elle les ait, sinon identifiés, du moins entrevus. Le plus apparent de ces motifs est que les Serbes ne sont pas de bon ton, c’est-à-dire à la pointe de la mode politique de cette année. Ils ont trois vices, le premier étant de se trouver dans la situation de paysans défendant leur terre. Cela n’est point noble aux yeux de l’opinion mondiale qui exige que l’on se batte pour des idées et non pour des carrés de légumes ou pour quelque vieille chapelle en ruine. Leur second vice est qu’ils sont chrétiens, ce qui est un objet de dégoût pour la pensée occidentale, laquelle s’accommode assez bien du bouddhisme, de l’Islam, voire des superstitions animistes et, au nom des droits de l’homme, se prosternerait avec respect devant les grigris des sorciers, mais n’a pas la moindre pitié pour ceux qui se réclament de la Croix du Christ. Le troisième vice des Serbes, et probablement le plus impardonnable, encore qu’il ne soit jamais évoqué, est l’amitié étroite qu’ils ont toujours éprouvée à l’égard de la France, et que la France, jusqu’à un passé fort récent, leur a rendue. Avec nous, les Serbes ont gagné la guerre de 1914, cette guerre dont on ne parle plus, dont on efface fiévreusement les traces, ou que l’on travestit, afin que la contestable gloire d’avoir accouché du monde moderne revienne tout entière au puritanisme œcuménique.

Les Serbes ont été nos compagnons, nos frères d’armes. À ce titre, ils devraient nous être sacrés. Après quarante ans d’esclavage, leur premier mouvement a été de se tourner vers nous, de renouer l’ancienne alliance. La vertu aurait dû nous pousser à embrasser leur cause, même si elle n’était pas meilleure que celle des autres belligérants, à nous mettre aveuglément à leurs côtés, sans écouter les accusations dont on les chargeait.

Ceux qui se sont érigés en juges de la Serbie ont été plus clairvoyants; il ne leur a point échappé qu’en condamnant ce peuple, cette nation qui tentait de survivre et s’y prenait comme elle pouvait, c’est à la France qu’ils portaient indirectement leurs coups ; ils espéraient qu’ils ne trouveraient pas chez nous assez de vertu pour que nous fussions solidaires de nos vieux camarades et leur calcul, malheureusement, a été juste. Il y a toujours ici un parti de l’étranger ou, si l’on préfère, un parti du reniement, qui est parfois le plus fort et, lorsque c’est le cas, nous entraîne dans des actions ou des attitudes que nous regrettons bien, après que la vertu a réintégré notre cœur.

Le sénile Occident, à ce qu’il nous semble, est noyé en ce moment dans une atmosphère de ressentiment, d’hostilité, de haine peut-être, contre la France. Nous devrions en être assez contents, en somme, car cela nous fournit la preuve que nous ne sommes pas devenus un si petit pays ni si insignifiant, comme le pessimisme national voudrait s’en persuader. On ne prend la peine de détester que les nations ou les gens qui ont une âme ou un caractère. Et l’antipathie devient fureur après qu’on a constaté que le caractère, quelque effort que l’on fasse, quelque sermon qu’on lui adresse, ne change pas, qu’il conserve ses insupportables particularités et que l’âme est enfouie si loin dans l’être, qu’il est impossible de l’en extirper.

Le fondement de la vertu est l’esprit de contradiction. Cela est vrai à toutes les époques, mais peut-être encore plus dans celle où nous vivons que dans les autres. Une des maximes ou devises actuelles, qui nous vient, comme nous en avons l’habitude, d’au-delà de l’Océan, est si effrayante qu’on n’ose plus la servir qu’avec un petit sourire ironique : elle exprime le souhait que les hommes de maintenant soient « politiquement corrects », à savoir qu’ils tiennent pour bienfaisante, incontestable, irréfutable, et pour tout dire obligatoire, une certaine philosophie politique qui, extérieurement, a l’air d’être le fruit de la morale, de la tolérance, de l’humanitarisme, du progressisme, de l’égalité, de l’esprit démocratique, alors qu’elle n’est en réalité que l’expression la plus autoritaire du conformisme international, lequel, sous couleur d’idéalisme, peut se livrer à un pragmatisme effréné, qui ne recule pas, à l’occasion, devant le crime.

Le philosophe Alain dit dans je ne sais plus lequel de ses Propos : « Ce qui va de soi, c’est ce qui va mal. » Cette parole n’est jamais aussi vraie que lorsqu’il s’agit de la vertu. Celle-ci, comme le bien, ne va pas de soi. La réalité du monde est cachée derrière toutes sortes de mensonges et de faux-semblants. La tâche de la vertu est de traverser cerideau comme un piéton qui chemine dans un désert peuplé de mirages, ou comme un chevalier errant dont la mission est d’occire quelques dragons pour délivrer une princesse prisonnière. Les mirages sont très convaincants et il faut avoir le nez dessus pour s’apercevoir que la cité que l’on croyait voir ou la rivière qui scintillait au soleil ne sont qu’un peu de buée. De même les dragons, de loin, apparaissent au chevalier sous les traits charmants de Biondetta dans Le Diable amoureux, mais quand on s’approche tout près d’eux, quand on en est quasiment au corps à corps, on constate non sans épouvante qu’il s’agit bien de monstres ignivomes couverts d’écailles, armés de griffes et de dents, et qu’on n’a pas une chance sur mille de les vaincre.

Ainsi en va-t-il de la vertu. Elle demande le plus grand courage d’être désaccord un homme puisse montrer : celui d’être en désaccord avec l’esprit de son temps. Et comme elle se présente avec un visage ambigu, qu’elle nous laisse fallacieusement le choix entre l’opinion si commode du plus grand nombre et les exigences austères de notre cœur, il est difficile de la pratiquer. Difficile et dangereux : le monde, contrairement àce qu’on prétend, n’est pas rempli de loups mais de moutons, qui sont des bêtes bien plus dangereuses. Lorsque les moutons ne se jettent pas à la mer, ils organisent des tribunaux internationaux et pendent les fous qui ont la témérité de ne pas hurler avec eux. Car les moutons hurlent. Du moins au XXe siècle.