Réception de Georges Dumézil
M. Georges Dumézil, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jacques Chastenet, y est venu prendre séance le 14 juin 1979, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Dans les arts, dans les lettres, un homme peut vous présenter une œuvre en disant qu’elle est vraiment sienne et inscrire à son compte votre bienveillance. Il n’en est pas de même dans nos études, dans nos fouilles, où chacun, à son heure, prolonge de quelques mètres la tranchée ouverte par d’autres, avec des outils que d’autres ont apprivoisés, et puis s’en va, transmettant la consigne. En vous disant ma gratitude, j’éprouve donc le besoin de proclamer que je ne suis qu’une unité, un numéro matricule, dans un défilé d’ouvriers qui passe devant votre compagnie depuis cent cinquante ans. À la fin du dernier siècle, plus modeste ou plus sage, Michel Bréal n’a pas brigué vos suffrages, ni Marcel Granet entre les deux guerres, ni, après la seconde, Émile Benveniste, ni d’autres, qui ont publié leurs découvertes dans une langue admirable. Peut-être m’auraient-ils même blâmé de paraître ainsi sortir de la colonne. Telle n’est pas mon intention. Je veux au contraire étendre l’honneur que vous me faites à tous ceux dont je suis un des relais, comme déjà aux cadets qui viennent de prendre la route. Ainsi sauvé de l’insignifiance personnelle par cette double solidarité, c’est d’un cœur moins inquiet que je fais halte sur la quarantième chaise de votre auberge de longue vie.
Plutôt que de louer quelques-uns des membres de cette sorte de quarantième dynastie à laquelle je me trouve attaché, je ferai d’abord ce soir entendre un nom qui ne lui appartient pas, puisqu’il a illustré la troisième, mais qui m’est plus proche que ceux de Destutt de Tracy, de Cabanis, de Guizot, de Marcelin Berthelot même. Roger Caillois a été devant vous l’une de mes cautions, il était chez moi, avec vous, lors de ma fête d’automne. Avant cette fête de printemps tardif, il nous a quittés, jeune, riche de projets, et je pense, au moment de mâchonner ma première ration d’ambroisie, à ce proverbe des cavaliers du Caucase du Nord : « On a vu plus d’un vieux cheval manger son avoine dans la peau d’un poulain. » À vingt ans, Caillois avait été l’un de mes premiers étudiants à l’École des Hautes Études et nous nous étions étroitement liés. Nos voies avaient ensuite divergé. Il croyait de moins en moins à l’utilité de mon enquête, à la possibilité même des sciences de l’homme, et concentrait son approbation sur ce qui, coupé du reste, ne m’intéresse guère, le style. De mon côté, je nie résignais mal à le voir réserver à son ennemie d’enfance, la pure littérature, un talent dont j’avais vu d’autres effets dans sa studieuse adolescence. Mais ce désaccord fleurissait dans l’estime et l’affection. Nous pouvions tout nous dire sans nous blesser, ce qui est un bon signalement de l’état d’amitié.
Je n’ai pas rencontré Jacques Chastenet, avec lequel pourtant, depuis six mois, grâce à son œuvre, je vis dans une cordiale familiarité. J’ai l’impression que je me serais entendu, après un court dressage, avec cet homme d’esprit et d’expérience, clairvoyant et courtois, — encore qu’il m’ait donné, pendant mes journées de candidature, deux petites angoisses dont je me serais bien passé. Vers la fin de son livre de souvenirs, Quatre fois vingt ans, il porte un regard, qui est aussi un jugement, sur sa vie dans deux académies. Nous sommes autour de 1970. Il a donc vingt-trois années d’usage dans l’une et quatorze dans la vôtre :
Je continue d’écrire, dit-il, et je fréquente régulièrement l’Académie des Sciences Morales et Politiques, ainsi que l’Académie Française. La première est peut-être plus rigoureusement composée que la seconde et tous ses membres méritent sans aucun doute d’en faire partie. Mais la seconde est plus amusante.
Vous imaginez ma perplexité et mon scrupule. Mon entrée parmi vous va-t-elle fortifier le parti des méritants ou la faction des intrus ? L’élection même a-t-elle été obtenue par la prédominance des uns ou par la coalition des autres ? Et il y a plus grave. Quatre fois vingt ans de fréquentation de moi-même m’ont appris que je ne suis pas amusant : de quel droit m’introduire dans une société dont la caractéristique est de l’être, même si le contexte paraît réduire votre amusement collectif du jeudi à la confection d’un petit lexique ? La lecture de vos livres, les visites que je vous ai faites m’ont rassuré sur vos mérites et vos agréments. Mais les miens ? La pratique seule vous éclairera. Du moins puis-je vous promettre d’être un confrère naïf et appliqué.
Il est, dans la vie d’un homme, de rares moments où il se simplifie et, par là-même, amplifie les traits essentiels de sa nature : un grand malheur, un grand bonheur, une de ces rencontres qui sont comme un appel, ou bien, soudainement, le face-à-face avec un destin très probable. Une confidence de Jacques Chastenet le découvre dans une de ces scènes révélatrices. C’est au printemps de 1917, au moment de la lourde et vaine offensive engagée dans les Monts de Champagne par le généralissime qui a été substitué au général Joffre. Chastenet, âgé de vingt-quatre ans, est sous-lieutenant dans une batterie d’artillerie lourde.
L’offensive commence le 12 avril, écrit-il, gênée dès le début par le mauvais temps. Je me vois chargé d’une mission de liaison avec la brigade coloniale qui a pris position à quelques kilomètres en avant de nous.
Un jour, en m’y rendant, je me vois soudain entouré par un véritable déluge d’obus ennemis. Je n’ai que le temps de me réfugier au fond d’un trou assez profond qui vient d’être creusé par un de ces obus. Heureusement, j’ai dans ma poche le dernier numéro de l’hebdomadaire humoristique Punch auquel je suis abonné et qui m’amuse beaucoup [...] Est-ce inconscience ? En tout cas je suis certain d’avoir ri fortement en attendant que le bombardement cesse et que je puisse reprendre ma route sans, par miracle, avoir été touché.
Quiconque s’est trouvé, en 1917 ou en 1918, en rase campagne, tout seul, sous une descente conjointe d’obus de 105 et de 210 millimètres — ces deux calibres intervenaient souvent en symbiose —mesure la singularité du tableau. J’ai connu des officiers téméraires sous le feu. Aucun n’aurait pensé à tirer de sa poche une réserve de drôleries, ne se serait absorbé dans cette lecture au point d’opposer les éclats de son rire à ceux des explosions. Par la suite, dans sa longue carrière d’homme et de citoyen, Chastenet ne s’est plus trouvé sous de tels bombardements, mais les moments graves ne lui ont pas manqué : il a toujours bénéficié de cette faculté de dédoublement contrôlé, vivant intensément, courageusement dans l’heure qui passe, participant à l’événement, et pourtant prenant ses distances avec l’événement, l’heure, la vie. Acteur ou victime, il a toujours froidement observé ses partenaires, avec ces échappées vers l’ironie que la pratique habituelle de la lucidité laisse ouvertes dans les décors les plus dramatiques. Le coup le plus dur, le plus inattendu sera, après la libération, la suppression du grand journal qu’il avait dirigé loyalement pendant près de deux lustres et, pendant les derniers mois, dans des circonstances difficiles. Il sera froissé certes, et s’occupera, pour lui-même et pour ses collaborateurs, de faire reconnaître la vérité. Mais ce sera surtout pour lui une expérience, qu’il analysera, cette fois sans rire, en familier de Tacite et de Plutarque, et bien vite il pensera à autre chose, il servira ailleurs. On se plaît à le ranger au côté de ses illustres aînés de Gascogne, le châtelain de Montaigne, au milieu de ce qu’il appelait « la tracasserie publique », le châtelain de La Brède, dont une heure de lecture dissipait les chagrins. De son compatriote périgourdin aussi, Fénelon, qui accueillit avec une sereine dignité la victoire de Bossuet.
Cette disposition me semble expliquer une apparence qui embarrasse d’abord le biographe : la discontinuité dans les rôles que Jacques Chastenet a choisi de tenir pendant trois fois vingt ans. Les fées les plus généreuses sont présentes à sa naissance : intelligent, travailleur, servi par une mémoire épongeuse, bien fait de corps comme d’esprit, il mûrit précocement dans un cercle cultivé où il reçoit l’attention d’hommes éminents dans la littérature, l’art, la politique. Il goûte le spectacle des puissants et n’a pas à les solliciter. Il fait de bonnes études dans un des bons lycées de Paris, puis, suivant la voie ordinaire des garçons de son milieu, il oriente ses études supérieures vers la Faculté de Droit et l’Ecole des Sciences Politiques. La guerre le surprend à vingt et un ans et il s’y conduit bien, comme en témoignent les marques d’honneur accumulées. Au sortir de l’initiation guerrière, il est libre de choisir entre les concours, alors réservés sinon fermés, où les qualités d’éducation, de présentation, de charme même, pesaient autant que des valeurs plus profondes. Il a ce qu’il faut pour entrer au Quai d’Orsay et, dès ce premier pas, viser la plus haute fin de carrière ; ou bien à l’Inspection des Finances, avec l’éventail d’avenues dorées qu’elle déploie après quelques années de relative austérité. La situation de son père, un enracinement solide et honorable dans la province de sa famille lui permettent aussi bien d’envisager l’action politique. Il peut tout faire. Que va-t-il faire ? Eh bien, Messieurs, il fera un peu de tout, il goûtera pour des temps limités à toutes les friandises que la vie lui a préparées, il en fera des combinaisons savoureuses et provisoires.
C’est à l’Inspection des Finances, dit-il, qu’allait sa première préférence, mais c’est le grand concours du Quai d’Orsay qui l’appelle et, dès 1919, le transforme en attaché d’ambassade, dès 1920 en secrétaire, un secrétaire qui d’emblée reçoit les missions les plus intéressantes : en 1920 et 1921, à Mayence, auprès du commissaire français Tirard, il assure le secrétariat de la Haute Commission interalliée des territoires rhénans. De 1921 à 1924, à Paris, il est secrétaire adjoint de la Conférence des Ambassadeurs. On lui propose déjà le Vatican. Quelle enviable ouverture ! Il y renonce et restera, sur ses états de service public, secrétaire d’ambassade honoraire. Que s’est-il passé ?
En 1924, la conjonction d’amitiés anciennes et de nouvelles relations a mis à sa portée une tout autre entreprise, qui l’a séduit, ranimant un ancien rêve financier, économique : il prend la tête de la Banque que fondent à ce moment les Houillères de France et, dans ce poste, il met en œuvre les mêmes qualités et en développe quelques autres, en sorte que sa carrière de banquier est prometteuse. Mais, de l’action diplomatique en apparence abandonnée, il a imaginé une forme latérale, indépendante, dont on saura plus tard qu’elle prépare une seconde mutation : il rédige la chronique de politique étrangère dans l’Opinion, puis dans la Revue politique et parlementaire. La mutation ne tarde pas : en 1931, il quitte le gouvernement de sa banque et, avec Émile Mireaux, reçoit celui d’un des quotidiens les plus importants et les plus originaux de l’époque, Le Temps. Il y dirige la politique étrangère qu’il expose et commente dans le célèbre bulletin non signé qui, traditionnellement, ouvre chaque numéro. A ce titre, il tient dans la chose publique une place qui, pour n’être pas officielle, n’en est pas moins lourde de responsabilités et lui assure une considération internationale. Les ministres anglais, les inquiétantes équipes qui s’agitent au-delà du Rhin et des Alpes lui sont accessibles. Hitler, Mussolini s’expliquent devant lui, pour lui. À tout cela il consacre ses dons intellectuels, administrés dans une parfaite conscience professionnelle. Un de ses collaborateurs, un vétéran du journalisme mondain, Simon Arbellot, a donné de lui, pour cette époque, une image vivante, dans laquelle il se reconnaissait :
Jacques Chastenet [...] avait la courtoisie un peu précieuse qui est la marque de la maison du Quai d’Orsay. Avec une pointe de nervosité, Mireaux m’impressionnait : Chastenet, lui, me séduisait. Il avait une façon de réagir, de se cabrer, de dire « non » aux importuns, qui en faisait un chef. Mais quand une idée, une suggestion lui paraissait profitable au journal et conforme à son esprit, il n’avait alors de cesse de la faire aboutir.
Avec les malheurs de 1940 s’ouvre la seule période de sa vie où il ne sera pas pleinement maître de son destin. Chef, il se replie avec ses collaborateurs en zone non occupée et, pendant deux ans, sur les presses du Progrès de Lyon, dans ce que les circonstances et les hommes lui laissent de liberté — et ils lui en laisseront de moins en moins —il aide les Français du Centre et du Midi à vivre et à espérer. En 1942, quand la zone dite libre est envahie, il arrête la publication du journal et fait demander à Alger par Jean Moulin — nous tenons ce trait important du secrétaire de Jean Moulin, M. Daniel Cordier, qui en parlera plus longuement dans un livre prochain — que l’équipe du Temps, c’est-à-dire lui-même avec six rédacteurs, soit enlevée par avion et puisse mettre au service de la France combattante un organe toujours prestigieux. Mais le gouvernement provisoire a d’autres vues politiques et fait répondre qu’il souhaite recevoir une équipe d’un autre type, un journaliste par journal, associant ainsi dans les départements d’Afrique du Nord toutes les voix qui viennent de se taire en France. Solidaire de ses collaborateurs, Jacques Chastenet reste donc à Lyon, muet, mais non pas inactif.
À la libération, comme tous les journaux qui avaient continué de paraître après le désastre, le Temps se vit demander des comptes et fut vite innocenté par une sentence qui, écrit Chastenet, valait une citation. Mais, à ce moment, les décisions étaient prises dans une certaine confusion, par des autorités concurrentes, de droit et de fait. Justifié par les unes, le vieux Temps d’Adrien Hébrard n’en fut pas moins frappé d’interdiction par d’autres, en vertu d’un critère mécaniquement appliqué : il s’était sabordé, comme on disait alors, deux jours trop tard. Mais déjà, avant donné son fils aîné à l’armée de Lattre en marche vers le Danube, Jacques Chastenet a repris lui-même l’uniforme : capitaine de réserve, il prête sa grande connaissance de l’Angleterre et des Anglais à la mission militaire française d’Egypte.
Il a cinquante-deux ans. Il a successivement imposé son nom dans trois des carrières auxquelles il avait pu rêver rue Saint-Guillaume — diplomate, financier, journaliste — ne laissant de côté, ne refusant, et cela dès avant la guerre, que la quatrième, la carrière politique directe, parlementaire, qui s’était aussi offerte, mais pour laquelle il n’avait pas de goût. C’est ici, Messieurs, je vous le disais en annonçant cette vue rapide d’un demi-siècle plein d’événements, c’est ici qu’est son paradoxe. Chastenet a commencé superbement trois vies publiques et n’a persévéré dans aucune. Transposée dans d’autres circonstances, la scène guerrière du trou d’obus et du journal anglais nous aide à comprendre : il ne s’est jamais laissé envelopper tout entier par l’occasion ni par le rôle. Certes, il se consacrait aux tâches qu’il avait assumées ; il n’en était ni dupe ni prisonnier. L’unité de son existence est à un autre niveau : elle est dans l’exercice, dans le progrès d’un style personnel de sagesse, non pas d’une sagesse extraite du monde comme celle de Montaigne, mondaine au contraire, et active, et heureuse d’agir, mais plus encore curieuse et libre sous les costumes qui l’habillent, s’éprouvant et se confirmant par leur succession même.
Dans cette recette de sagesse, à en juger par sa vie, son œuvre et ses mémoires, la métaphysique n’intervient guère, ni la religion. Élevé dans la foi catholique, il s’en était détaché doucement, très jeune et sans crise, et se déclarait agnostique. Ses livres le montrent ironique, voltairien même, devant les passions et les excès qui opposent cruellement papistes et réformés d’Angleterre au temps d’Elisabeth, aussi bien que devant l’anticléricalisme des uns et l’entêtement des autres, en France, au début de notre siècle. Néanmoins, avant d’entrer dans sa nuit, à quatre-vingt-cinq ans, il eut avec le prêtre de son choix une conversation, davantage probablement, dont le secret a été gardé. Chose étrange, le second concile du Vatican avait irrité cet agnostique : il y voyait comme une infidélité, un mouvement vers le calvinisme (l’expression est de lui), et, puisque le latin perdait de son pouvoir séculaire dans l’église romaine, il se sentait attiré par la magnificence des chants et la somptueuse liturgie de la cathédrale russe.
Cette remarque vaut pour l’ensemble de ses opinions : il était naturellement et raisonnablement traditionaliste, mais d’une tradition familiale qui portait en elle, comme principal ressort, le respect de la liberté, et donc la tolérance. Dans ses livres d’histoire contemporaine, il est équitable, ouvert, devant les conduites politiques autres que la sienne. Il parle avec affection de Jaurès, que d’ailleurs son père admirait. S’il se montre fréquemment sévère, mordant même, dans son appréciation des hommes, c’est à d’autres points de vue : il signale ici une insuffisance intellectuelle, là une faiblesse domestique, ou simplement l’inélégance, car il attache un grand prix à cette forme de comportement qui ne se laisse pas mettre en recette, mais dont l’absence saute désagréablement aux yeux : la distinction. Les êtres qu’il rencontre se classent immédiatement d’un côté ou de l’autre de la césure. Même en campagne, près du front, lors de l’offensive franco-anglaise sur la Somme, en juillet 1916 :
Comme nous sommes en liaison avec l’armée britannique, dit-il, j’ai mainte occasion ‘de voir ses officiers dont la tenue impeccable, les bottes jaunes bien cirées et les buffleteries de cuir contrastent avec la fréquente vulgarité de nos officiers et la disparité de leurs uniformes.
D’un homme dont il fut le collaborateur dans un de ses premiers postes, il écrit :
Très travailleur, très appliqué, très lucide, connaissant à fond les problèmes financiers de l’heure, c’est un excellent organisateur, mais ce n’est pas un seigneur. Sa faiblesse est de vouloir en paraître un.
À l’inverse, la plus triviale des nécessités l’enchante quand elle est satisfaite avec panache. Tout jeune encore, il lui arriva d’être initié dans de flatteuses conditions à l’art de la chasse à courre. Il note :
Le maître d’équipage est la vieille duchesse d’Uzès qui, à quatre-vingts ans, met encore son cheval au galop et qui, lorsqu’elle en éprouve le besoin, l’arrête, en descend et se soulage quasi publiquement.
Entre le bon fonctionnaire maladroit et la désinvolte amazone, on voit où va son cœur.
Une autre maîtresse qualité de sa nature, bien conforme aux grands modèles bordelais, est la domination de l’intelligence sur une sensibilité qu’il réservait sans doute à son profond bonheur privé et à la culture d’amitiés fidèles. Sa curiosité sans somnolence, l’appétit de comprendre et la faculté d’analyser, une pente irrésistible à reconnaître l’ordre et la perspective l’ont, dans toute sa vie publique comme dans ses écrits, abrité des emportements irréfléchis. Il en est ainsi de ses réactions de patriote. Dès 1914 il se rend compte que, quelle qu’en soit l’issue, la guerre qui commence affaiblira notre pays, empoisonnera notre civilisation. Partisan d’une riposte énergique en 1936 lors de l’entrée soudaine de l’avant-garde de Hitler en Rhénanie, il conseille au contraire de louvoyer en 1938 parce qu’il sait que notre impréparation rend déjà la défaite trop probable et qu’il ne nous reste à ses yeux qu’à espérer contre toute vraisemblance que Hitler nous laissera un répit suffisant pour nous armer, qui sait même, pour susciter un Carnot ou un Clemenceau.
Après cette approche de son caractère, suivons-le dans la seconde partie de sa vie, celle, Messieurs, que vous avez consacrée quand, en 1956, vous l’avez choisi pour succéder à un grand serviteur de l’Etat, au digne émule de Colbert et de Vergennes, l’amiral Lacaze. Ce sont les mérites de Jacques Chastenet écrivain, historien, que vous avez reconnus.
Si nous voyons bien après coup que ses premières études, fécondées dans ses établissements successifs, le vouaient à l’écriture, lui-même ne prit garde à cet appel qu’après avoir dépassé la quarantaine. Mais très vite, dès le lendemain de la guerre, il allait tout lui subordonner. Disons tout de suite que cette vocation tardive ne lui imposa pas, comme il arrive, de sacrifices, pas même de retraite. Au contraire, le bruit, renouvelé presque chaque année, que faisaient ses écrits, joint à la notoriété durable que lui avait déjà acquise la direction du Temps, lui ouvrirent facilement, à tout moment, les portes qui l’intéressèrent. Non seulement celles de deux Académies, mais celles aussi de beaucoup de sociétés, d’organisations scientifiques et économiques, nationales et internationales, dont plusieurs firent de lui leur président ou leur vice-président. L’Assemblée de l’Union Française, créée en 1952, comprenait un certain nombre de membres désignés par le Conseil de la République, l’ancien Sénat. Il exprima le souhait d’en être et, sans contestation, fut satisfait. Il allait y siéger pendant six ans, jusqu’à la suppression de cet organe au statut mal défini, qui constituait du moins un club utile où les notables de la métropole rencontraient l’élite intellectuelle de ce qu’on devait bientôt se déshabituer, lentement de part et d’autre, d’appeler la France d’Outremer. A cette charge il apporta son expérience et sa réflexion, mais il en reçut aussi beaucoup, ne serait-ce que de nombreuses missions, à travers tous les continents, à l’âge où randonnées et périples sont, pour l’esprit plus que pour le corps, des canaux de jouvence. Jointes à d’autres missions que lui donnaient, sur un simple signe, le ministère des Affaires Étrangères ou l’Alliance Française, ces courses, cette disponibilité auraient suffi à occuper sa vie, en sorte que ses achèvements littéraires, conduits parallèlement, paraissent tenir de la merveille par leur nombre et leur qualité.
Il y a bien des manières d’être historien et les tenants des unes et des autres ne renonceront pas de sitôt à l’exercice assez vain d’en comparer les avantages. Toutes sont bonnes, y compris la manière romancée, à condition qu’elle s’avoue pour telle. Presque à chaque génération, une école énonce une doctrine, propose une réforme, sans toujours s’aviser qu’Augustin Thierry ou Mignet, Michelet ou Taine les avaient déjà formulées, ou même le conservateur Guizot, ange gardien de la profession dans ce quarantième fauteuil. N’étant pas, comme on dit depuis peu, enseignant, et enseignant responsable, Chastenet ne s’est pas embarrassé de débats doctrinaux, de questions de principe. Quelle est selon lui, dans les événements, la part des individus ? Il constate simplement, comme une évidence, qu’elle est souvent décisive. Dans le cours des affaires du monde, à quoi revient la primauté, à l’idée, à la passion, au besoin ? A tous les trois, tour à tour ou inextricablement confondus, pense-t-il, et il regarde chacun de ces coursiers platoniciens comme également capable, selon les circonstances, d’entraîner tout l’attelage et d’emporter les nations depuis une ligne de départ généralement incertaine jusqu’à l’inévitable catastrophe. Il a donc composé beaucoup de biographies, mais, derrière l’homme, en toile de fond, comme il dit volontiers, il a peint la civilisation, la politique d’une époque : avec Elisabeth, par exemple, l’Angleterre des seigneurs encore féodaux et des communes exigeantes, en proie aux fanatiques et aux ambitieux, équilibrée pourtant et même poussée vers un siècle de gloire par l’intelligence et la finesse d’une femme faible, à qui la conscience de ses devoirs tient lieu de grâce d’état. Pour d’autres livres, c’est l’époque qui impose le titre, mais alors des portraits, des épisodes pittoresques les animent à chaque page.
Dans cette œuvre abondante, le choix des sujets propose au commentateur une division simple.
Apparaît d’abord une trilogie non préméditée, où il semble que l’auteur met son nouvel art à l’épreuve. Il est à Lyon. Hitler, défait dans le ciel entre Calais et Londres, s’obstine dans son rêve et bientôt s’embourbera en Russie. En attendant, il se donne la jouissance de tyranniser l’Europe, tandis que l’Angleterre préserve l’Afrique et organise le mystère de ses côtes pour accueillir le renfort américain. Comment l’historien philosophe n’eût-il pas évoqué la dernière tentative du même genre ? Coup sur coup il publie, en 1941, le livre sur le second William Pitt, ce Churchill d’il y a trois demi-siècles, dont il a eu l’idée dans la demi-oisiveté de la drôle de guerre ; en 1943, le livre sur Godoy, c’est-à-dire, à travers le cheminement d’un parvenu, le tableau d’une Espagne que la médiocrité de son roi, les contradictions du Prince de la Paix, livrent à l’Empereur, mais qui, par sa résistance populaire, contribue puissamment à le ruiner ; en 1945 enfin la biographie d’une tout autre sorte d’homme nouveau, l’Anglais d’Irlande né la même année que Bonaparte, Wesley, devenu Wellesley, puis vicomte Wellington, puis duc de Wellington, vainqueur des campagnes d’Espagne et de Belgique, mais plus encore homme d’Etat et grand citoyen. Nulle part, bien entendu, n’est esquissée, suggérée une comparaison, qui eût été inconvenante, entre Napoléon et Hitler, rien qui ressemble au fameux parallèle que Guizot avait établi dans un cours de Sorbonne, treize ans après Waterloo, entre les causes de l’échec de Charlemagne et les causes de l’échec de Napoléon. Mais la vision inspiratrice est celle-là : la permanence des données de la géographie commande le même jeu tragique entre le continent, aisément comestible de l’intérieur, ses péninsules déjà plus indigestes et, toute proche, placée comme pour un supplice de Tantale, l’île inaccessible — pour la dernière fois peut-être de l’histoire. De ces trois essais, ma préférence reste au Godoy, le premier des ouvrages de Chastenet que j’ai lu. La complexité habilement dénouée de tant d’intérêts, le roman d’un Julien Sorel greffé sur l’épuisement d’une dynastie, Goya surtout, transfigurant l’atroce et le médiocre, en font un livre attachant, coloré et profond.
Le succès de ces biographies et le plaisir qu’il avait eu à les composer ne laissaient plus de liberté à leur auteur : il s’était fait historien, historien il devait rester. Et sur deux vastes champs.
Bien avant les événements de 1940, dès sa jeunesse, l’Angleterre l’avait fasciné, aussi bien par les vicissitudes originales de son histoire que par ses institutions, par cette constitution dont une connivence générale affirme l’existence, mais préserve et exploite l’imprécision. De cet intérêt sont sortis, en 1946, une belle étude sur Le Parlement d’Angleterre, qui certes ne prétendait pas inspirer nos constituants d’alors, mais les avertissait de la fausseté de certains arguments analogiques ; puis, distribués sur vingt ans à partir de 1947, Le siècle de Victoria, Elisabeth Ire, Winston Churchill, La vie quotidienne en Angleterre au début du règne de Victoria, et, enfin, après tant de changements en si peu d’années, le nouveau bilan de 1965, L’Angleterre d’aujourd’hui. À l’exception de deux, ces livres traitent donc de sujets anciens, où Chastenet rencontrait d’illustres prédécesseurs en langue anglaise, mais aussi en langue française, et même en langue allemande avec Emil Ludwig, tardif et sévère chevalier servant de Marie Stuart. Son service en est-il déprécié ? Certainement non. La reprise fréquente, presque périodique, des matières historiques les plus importantes est légitime et nécessaire. Une époque lointaine, une haute figure, analysée en 1920 ou analysée en 1950, n’ont ni même formule ni même saveur et les bons historiens ne s’y répètent pas plus que ne font les bons peintres quand ils se lèguent de siècle en siècle des scènes traditionnelles. La vaste expérience que Chastenet avait acquise des hommes publics, des mouvements économiques, des méthodes de la diplomatie, le mettaient à même de percevoir l’ossature des événements, ce plan sans finalité, ce bilan de données profondes dont les contemporains n’ont pas toujours conscience et qui pourtant décide du succès ou de la perte de leurs entreprises. Elisabeth Ire- qui, dans cette œuvre, reste l’un de mes favoris, est caractéristique à cet égard : entre la reine de Londres, sa prisonnière écossaise, l’Escurial et la cour des Valois, se développe un brutal et subtil jeu à quatre dont nous avons l’agréable illusion de comprendre à chaque instant la nécessité, tempérée toutefois par le talent d’un amiral et le souffle des vents.
L’autre partie de l’œuvre de Chastenet est bien différente de nature, de ton même. Le narrateur y est en même temps, pour une part, témoin. Elle s’ouvre en 1948 par la biographie de Raymond Poincaré, un homme envers qui notre auteur s’exerce et le plus souvent réussit à être juste, malgré une évidente absence d’affinité. L’année suivante produit un chef-d’œuvre, La France de M. Fallières. De 1950 à 1963, paraissent les sept volumes de l’Histoire de la Troisième République, continués en 1970 par l’étude où, pour la première fois dans cette série, des noms propres fournissent un titre, De Pétain à De Gaulle, 1940-1944. Le tout est repris la même année en neuf volumes sous le titre commun Cent ans de République et se trouve éclairé, on pourrait dire glosé, par le curieux livre de souvenirs personnels, intitulé avec coquetterie Quatre fois vingt ans, 1893-1973. Une vie de Gambetta, pour laquelle des lettres inédites purent être utilisées, vient s’articuler en 1969 à ce débit régulier de chroniques.
Le premier mérite d’une somme si considérable est d’exister. Le corpus Chastenet, mal représenté, à Paris, sur les rayons des bibliothèques universitaires, a du moins délégué partout les sept volumes de l’Histoire de la Troisième République ou les neuf de Cent ans de République : pour les candidats à l’agrégation comme pour le public cultivé, cette élaboration rapide des instantanés de l’histoire est irremplaçable, grâce à l’information, à l’agilité, à la volonté d’équité de son auteur ; une chronographie sûre et animée est présentée par un journaliste de talent, habitué à suivre le quotidien et à le dominer sans prétendre le fixer ne varietur. Sa pratique du passionnant métier de chroniqueur politique ou diplomatique fait qu’il a trouvé d’emblée la forme opportune et le ton juste et lui permet d’offrir au lecteur un dossier aussi objectif que possible, utilisable par tous, sans voiler pour autant son sentiment propre de conservateur libéral, voire de gibelin. Sur cette succession parfois vertigineuse d’aventures et d’accidents à laquelle nous avons assisté et quelque peu participé et dont les suites naturelles se développent implacablement sous nos yeux, sous nos pieds, dans nos enfants, chacun forme le jugement que lui proposent sa mémoire, son humeur et sa philosophie. Les uns aussi s’attachent davantage aux épisodes, dont plusieurs furent glorieux ou généreux ; d’autres au contraire retiennent surtout l’ensemble sur une plus longue durée, et là, le bilan français, européen, ne porte pas à l’optimisme pour les temps prévisibles : en quatre ou cinq générations, à travers cent cinquante ans de guerres intestines, d’ivresses idéologiques, d’abdications collectives, nos aïeux, nos pères, nous-mêmes, nous avons laissé tomber de nos mains la direction non seulement du monde, mais de notre continent, si l’on ose encore appeler continent la plus déchiquetée des protubérances de l’Asie. Le contrôle, c’est-à-dire l’avenir, en a été remis à d’autres puissances : les empires orientaux qui hantaient les heures sombres de Napoléon ; les Syracuse et les Sybaris géantes qui ont été placées par nos soins sur la moderne Atlantide ; nos vieux partenaires enfin des autres bords de la Méditerranée qui, de par la disposition des débris organiques dans la croûte terrestre, restaurent soudain à nos dépens, pour quelques décennies, le système des rançons. À la fin de Quatre fois vingt ans, tout en se défendant d’être le louangeur des temps dépassés, Chastenet médite comme pouvait faire un Sidoine Apollinaire dans le tremblement général du monde romain :
Le vrai, dit-il, est qu’une civilisation s’est dégradée qui à côté de ses grandeurs avait ses tares et qui tend maintenant à l’autodestruction [...] A moins que, dans l’intervalle, les retombées atomiques ne détruisent l’humanité, une civilisation nouvelle succédera certainement à celle qui chancelle. Quand surgira-t-elle ? Au terme de quelles épreuves ? Quel sera son centre ? Quelle sera son orientation ? Quelles seront ses caractéristiques ? Il est impossible de le prédire. Ce que l’on peut toutefois espérer, c’est que, l’accélération de l’histoire aidant, la nuit médiévale ne sera pas trop longue.
« La nuit médiévale... » On est parfois tenté de contracter une histoire si décevante dans les deux vers de Raymond Queneau :
Quelques siècles plus tard, le singe devint l’homme, Lequel, en peu de temps, désagrégea l’atome.
À quoi bon détailler ? se dit-on alors. Où commence d’ailleurs le détail ? Où, quand, pour qui un événement cesse-t-il d’être grand et décisif ? On pense cette fois au verset dérisoire dans lequel Jean Giraudoux a résumé la première guerre mondiale :
La bataille de la Marne, qui sauva la France, la bataille de Bouchavesne, qui sauva la mairie de Bouchavesne...
Et pourtant il faut que nos enfants vivent en nation, c’est-à-dire se souviennent de nos souvenirs. Le passé, honnêtement conservé et médité dans ses grandeurs et dans ses faiblesses, a défendu de la dissolution plus d’un peuple, même asservi, même dépossédé de sa langue. Le mot latin qui désigne le moins mal ce que les Grecs nous ont fait appeler histoire, est memoria. Quand un général romain, à la fin d’un siège, entreprenait de séduire, de faire passer dans son camp les dieux de la ville dans laquelle une nation presque vaincue plaçait son suprême espoir, il leur demandait certes, comme dans toute bataille, de jeter sur les hommes d’en face, leurs protégés jusqu’à cet instant, la peur et la panique, mais cette fois il ajoutait : l’oubli, eique populo civitati metum formidinem oblivionem iniciatis, « envoyez, injectez dans ce peuple, dans cette communauté nationale, la peur, la panique, l’oubli ». Tous les oublis : l’oubli de ces dieux mêmes, qui se donnent ainsi l’apparence d’être trahis par ceux qu’en réalité ils trahissent ; l’oubli du passé, des mythes, des exempta, des maiores, l’oubli de Didon, d’Hamilcar et d’Hannibal. Les savants fonctionnaires qui découpent dans l’histoire les programmes de nos écoles et de nos concours devraient méditer cette terrible incantation d’oubli par laquelle Scipion réalisa plus durablement que par les armes l’exigence de Caton : Carthage doit être détruite.
Avant les quelques lignes que je viens de citer, Chastenet écrivait : « La mélancolie n’a jamais conduit à rien et je ne m’y laisserai pas durablement aller. » Au fond, quiconque s’adonne aujourd’hui aux travaux traditionnels de l’esprit vit dans une perspective messianique : à la manière du cardinal Bessarion, nous savons que notre Constantinople bientôt tombera et nous faisons copier fiévreusement dans les îles encore libres de notre Mer Egée les manuscrits qui, lors d’une Renaissance à laquelle nous nous obstinons aussi à croire, ranimeront quelque part dans le monde notre Grèce et notre Byzance, je veux dire les lettres et les sciences de l’Europe. Cela suffit à nous garder une ardeur, une confiance moins enfantines que celles qui animaient en sens inverse, il y a cent ans, un autre des éphémères immortels du quarantième fauteuil, Marcelin Berthelot, quand, ayant réussi la première synthèse artificielle d’un corps organique, il annonçait la fermeture des abattoirs et des boucheries et, par une conséquence qui lui semblait assurée, l’adoucissement des mœurs : « L’homme de l’an 2000 gagnera en douceur et en moralité parce qu’il cessera de vivre par le carnage et la destruction des créatures vivantes... La terre deviendra un vaste jardin. »
Suivons le conseil de Chastenet et ne nous attardons pas dans la mélancolie qu’il repousse après l’avoir justifiée. Et pour commencer la fête, jouissons des réussites littéraires et philosophiques qui garantissent à ses livres une honorable durée. Il excelle dans le portrait, dans la scène à faire, aussi bien que dans le croquis satirique et dans le jeu des fléchettes à longue portée. Au début de La France de M. Fallières figurent en galerie les hommes politiques qui domineront la première guerre mondiale et l’entre-deux-guerres, Deschanel, Briand, Clemenceau, Poincaré, Caillaux, Millerand. Malicieuses sans méchanceté, ces miniatures savent aussi échapper à la tentation de préformer les avenirs dans des présents encore modestes. D’autres politiques n’ont droit ensuite qu’à une mention dans le vivier des ministrables, des interchangeables : ainsi Barthou, Viviani, Doumergue, Sarraut, Steeg, Messimy, mais avec un commentaire qui est un acte de foi raisonné dans le système parlementaire :
« Culte de l’incompétence », proclamera le professeur Emile Faguet, et il ajoutera : « N’importe qui étant bon à n’importe quoi, on peut n’importe quand le mettre n’importe où »... Peut-être. Plusieurs de ces hommes n’en donnent pas moins une impulsion neuve aux administrations sur lesquelles ils règnent de manière éphémère et leur gestion peut se comparer très favorablement à celle des bureaucrates de carrière qui régissent alors la plupart des grands pays du continent européen. Telle est, en dépit de tous ses défauts, la vertu du régime parlementaire.
Cet appel nominal se complète par le tableau d’une autre espèce de politiciens, les « comitards », aussi importants que les ténors. C’est un véritable Caractère, à la manière de La Bruyère :
Techniciens par contre et d’un domaine très particulier sont ces routiers de la politique intérieure dont l’horizon est borné par l’enceinte des Assemblées ou, au plus large, par les murs des salles de congrès et de comités. Manquant d’éclat, mais pourvus d’astuce et de flair, tous les détours du sérail parlementaire leur sont connus, ils savent les alliances secrètes, les intrigues souterraines, supputent les défaillances probables et prédisent, à deux voix près, les chiffres des prochains scrutins. Leur rôle, pour être cryptique, n’en est pas moins immense ; ce sont des puissances auxquelles on a volontiers recours quand il s’agit de dégager une majorité et de former, par savant dosage, un gouvernement viable. Ce type « comitard » est essentiellement radical-socialiste. Combes s’y rattache, et aussi l’austère Henri Brisson qui, de 1906 à 1912, préside la Chambre avec une dignité d’ordonnateur des pompes funèbres. S’y rattache également Ernest Monis, bon avocat girondin, qu’un hasard fera un jour président du conseil. Et encore le successeur de Fallières à la présidence du Sénat, Antonin Dubost, surnommé le « vieux mâcheur», tant à cause de son râtelier que de sa salacité supposée [...] Léon Bourgeois, pontife barbu et onctueux, appartient à la même espèce. Il s’en dégage pourtant par sa culture étendue. Il s’est fait une spécialité de la « solidarité » nationale et internationale. Ses amis politiques ne se lassent point de lui demander des oracles, mais ceux qu’il daigne rendre sont vagues...
Hérodote raconte comment, après avoir tué le mage imposteur, et ne sachant s’ils devaient relever le trône de Perse, Darius et les autres conjurés délibérèrent sur les mérites respectifs des régimes : populaire, aristocratique, monarchique. Ils ont eu beaucoup d’imitateurs, jusqu’à Montesquieu et par delà, et ce n’est pas ici le lieu d’ajouter une variante à cette collection rhétorique. Nous n’avons même pas à décider entre la phrase finale de l’ordre du jour lancé par Joffre après la bataille de la Marne : « La République peut être fière des soldats qu’elle a préparés », et l’amendement que Charles Maurras proposait à ce décret : « Pendant quarante-trois ans, l’Alsace-Lorraine avait été reine de France. » Nous n’avons pas non plus à examiner si de fréquents changements de régime rajeunissent ou blessent les nations. En novembre 1918, pendant la nuit qui allait être la dernière de la guerre, les batteries de mon régiment montaient en ligne, au nord-est de Lunéville, pour participer à l’attaque qui, si l’armistice n’avait pas été signé, devait rompre dès l’aube le front de Lorraine et foncer sur Mayence. L’armée achevait de se rassembler et les routes étaient remplies de troupes et de véhicules de toutes armes. En sens inverse, quelques groupes de prisonniers, à peine convoyés, descendaient vers l’arrière par les bas-côtés des mêmes routes, car l’infanterie avait multiplié les coups de main pour cueillir d’ultimes renseignements. Les embouteillages nous obligeaient souvent à piétiner. Pendant une de ces haltes, quelques camarades et moi nous approchâmes d’une demi-douzaine de prisonniers qui s’étaient assis sur le talus et nous nous mîmes à bavarder dans notre mauvais allemand. Sans charité, l’un de nous les entreprit sur leur défaite : par d’autres Français, ils venaient d’apprendre que Guillaume II et le prince héritier s’étaient réfugiés en Hollande. Alors l’un d’eux, un tout jeune employé de banque de Hambourg, se fit insolent et, en français, me jeta au visage : « Vous, République, Empereur, Roi, République... Nous, Empereur. » C’était sa façon de me crier : Caramba ! J’admirai ce sursaut et ne répondis rien : notre colonne repartait déjà. J’ai souvent pensé par la suite à ce colloque académique avorté sur le bord d’une route de Lotharingie. Trois régimes se sont succédé de part et d’autre. Où en sommes-nous ? Au même point, et mal en point, avec un petit progrès pourtant, puisque nous entendons timidement prononcer un mot qui n’avait pas cours en 1918 : Europe. C’est à l’histoire prochaine de continuer les débats sur les régimes, que le passé et le présent laissent ouverts. Quant à nous, constatons simplement que la période à laquelle Chastenet a consacré son plus long effort contient un des cas, très rares dans notre histoire, d’unanimité nationale spontanée, — oui, tellement rares qu’il faut aller chercher l’avant-dernier trois cents ans plus tôt, au temps du roi Henri et de l’Édit de Nantes, avant les plus graves manifestations du « mal français ». Il est de mode aujourd’hui soit de prendre en pitié soit de nier l’union sacrée de l’été de 1914. Chastenet en reste le greffier, non pas grandiloquent, mais, selon sa nature, lucide. Laissez-moi vous relire son analyse des causes et des effets. Je n’en connais pas de plus juste :
Les réflexes montés au cours des années heureuses ont joué à plein : réflexe de discipline, engendré par le dur entraînement du service militaire ; réflexe de patriotisme né de la renaissance de la fierté française elle-même consécutive à une série de flatteurs succès ; réflexe anti-allemand résultant de l’irritante politique pratiquée par Berlin ; réflexe sentimental suscité par l’image endeuillée de l’Alsace-Lorraine captive ; réflexe démocratique même, car ne s’agit-il pas de combattre des puissances « réactionnaires » régies par des « hobereaux » ?
Chastenet ajoute seulement — et je me tairai avec lui sur ce rappel du leitmotiv élégiaque de son œuvre :
Infime est le nombre des Français qui se demandent si une conflagration générale n’entraînera pas la fin de l’ordre et de la civilisation auxquels ils sont habitués.