SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
tenue le jeudi 13 décembre 1984
DISCOURS
DE
M. EDGAR FAURE
Directeur
De Montyon à Popper par Tocqueville
L’indéterminisme de la vertu
Messieurs,
En avril 1782 un citoyen, non autrement dénommé, proposa à notre compagnie, qui l’accepta, moyennant quelques précisions de modalités, une fondation dont les premiers articles sont ainsi libellés :
L’Académie Française fera tous les ans, dans une de ses assemblées publiques, lecture d’un discours qui contiendra l’éloge d’un acte de vertu.
L’auteur de l’action célébrée ne pourra être d’un état au-dessus de la bourgeoisie et il est à désirer qu’il soit choisi dans les derniers rangs de la société.
Le citoyen-donateur précisait : le discours sera en prose et ne sera pas de plus d’un demi quart d’heure de lecture. La première de ces prescriptions fut plus aisément et plus constamment observée que la seconde.
L’Académie spécifiait de son côté que le discours ou récit devrait être fait par le directeur de la Compagnie et qu’aucun de ses membres ne pourrait en tirer un intérêt personnel. Il apparaît en effet que le fondateur aurait conçu le curieux projet de partager la récompense entre le héros de l’action vertueuse et l’académicien qui en ferait le rapport.
« On s’efforce de deviner, note le journal de Bachaumont à la date du 28 avril, quel est ce donateur et beaucoup de gens nomment M. de Montyon, chancelier de M. le Comte d’Artois ».
Le premier des discours — ou récits — ainsi prévus fut prononcé en séance publique de l’Académie tenue le lundi 25 août 1782, qui était, selon l’usage alors établi, le jour de la Saint Louis. Le directeur qui le lut était Mgr Boisgelin de Cucé, Archevêque d’Aix-en-Provence, et ennemi juré du citoyen donateur. (L’Archevêque Boisgelin avait fait, quelques années plus tôt, déguerpir de Provence l’intendant Montyon).
Bien que Paris fut alors occupé du premier aérostat qu’on devait lancer le surlendemain, cette « première » académique excita, dit-on, une grande curiosité.
Le prélat fit connaître les raisons par lesquelles la Compagnie avait déterminé son choix, entre plusieurs dossiers éligibles, comme on dirait aujourd’hui en faveur de « la femme Lespalier », comme on disait alors, garde-malade, qui avait recueilli et sauvé une personne évincée de l’hôpital comme incurable. On retenait dans son cas la conjonction déterminante de trois facteurs. Son dévouement s’était exercé en faveur d’une personne inconnue — au détriment de son intérêt personnel — et sur une longue période de temps.
Elle fut ainsi préférée à un jeune homme qui avait plongé dans les eaux glacées de la Seine pour sauver deux enfants : acte héroïque mais qui peut se réduire à une impulsion.
Dès ce premier récit, dès cette première application, nous voyons se fixer la jurisprudence de la Compagnie, et nous pouvons y saisir une philosophie générale du sujet, dont la valeur de permanence, et même d’actualité, s’impose à l’esprit.
L’acte de vertu va au-delà du devoir, et corrélativement, il va, le plus souvent, au-delà de l’instant. Il est proprement et bénéfiquement imprévisible, il marque une rupture avec ce qui est normalement attendu, escomptable, et nous oserons dire programmable.
L’acteur — ici la femme Lespalier — se place en dehors de son propre programme (elle renonce à une clientèle qui la rémunère) mais en même temps arrache l’autre personne — qui peut être une ou plusieurs — à sa propre programmation qui est le malheur.
Il s’agit donc bien d’un refus de la fatalité, d’une insurrection contre la logique quantifiable, annonçons tout de suite la clef de l’énigme : c’est, à l’échelon individuel, un plaidoyer pour l’indéterminisme.
C’était là, selon son expression, l’office de la « charité politique », c’est-à-dire du gouvernement. Elle avait d’ailleurs mis en concours des sujets d’études où elle souhaitait voir aborder, selon ses termes, le point de vue de l’économie sociale. Il m’est agréable de constater qu’après un long décalage cette inspiration a été récemment retenue sous la forme de la création d’un secrétariat d’État portant précisément ce titre.
Lorsqu’on consulte nos archives, d’une seule traite, sur une assez longue période, on ne peut manquer d’éprouver, de temps à autre, un sentiment de malaise. Cette collection d’actes extrêmes, intervenus dans des situations pour nous plus ou moins compréhensibles, déconcerte par des traits de hybris le mélange d’un héroïsme que l’on voudrait admirable avec des préjugés qui nous gênent et avec des finalités qui peuvent inspirer le doute.
Mais cette impression ne s’attache qu’à la superficie du sujet. Ce qui est démodé, comique ou crispant, c’est la mise en scène sociale, ce n’est pas le mouvement de l’âme, ce n’est pas le problème de fond qui est le refus par une personne humaine d’accepter la fatalité du malheur sur une autre personne humaine, la pulsion d’une liberté qui surnage, même péniblement, de se porter au secours d’une liberté qui se noie.
Ce qu’il importe aujourd’hui de considérer, c’est que ces hommes et ces femmes, nos lauréats, beaucoup plus de femmes que d’hommes soit dit entre parenthèses, ubi non est mulier ingemiscit egegnus ont joué un rôle précurseur et positivement incitateur. Si l’on voit tant de domestiques sans ressources soutenir des patrons ruinés et malades, tant de pauvres secourir des indigents, et même « l’indigent porter son morceau de pain à l’affamé », c’est aussi qu’il n’existait point alors d’allocations vieillesse et de fonds de solidarité. Si tant de particuliers font vivre péniblement de petites institutions charitables, c’est parce qu’il n’existe point ou pas assez de structures d’accueil.
Qu’une personne vouée à un sacerdoce de charité, ayant fondé un orphelinat, se trouve contrainte, pour assurer une échéance, de vendre les cheveux de ses pensionnaires, cela ne s’imagine pas aujourd’hui. Ce n’est pas que la bonté soit démodée ni que les orphelines soient devenues chauves, c’est tout simplement parce que l’économie sociale a fait de substantiels progrès et cela grâce aux commandos des francs-tireurs de la vertu. Le problème n’est pas réglé pour autant, on a seulement déplacé les bornes.
Si la vertu, selon la définition que nous avons esquissée, court en avant du devoir, il faut bien que le devoir, à son tour, à défaut de courir après la vertu, s’efforce quand même de progresser, fut-ce en rampant, dans sa direction. Et à chaque fois que l’armée régulière aura fait l’occupation du terrain, alors les commandos s’élanceront sur de nouveaux chemins qui, selon le mot de Frédéric Lasalle, leur désigneront de nouveaux buts.
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Dans le raccourci d’une perspective de deux siècles, Auget de Montyon nous apparaît comme un caractère nourri de contrastes, et pourquoi ne pas le dire, bourré de complexes. Le plus ancien se rattachait à sa « naissance », dans le sens héraldique de cette expression. Il appartenait à une famille qui n’était sortie de la roture qu’à une date récente, en suivant les gradins des offices et en achetant de ses deniers une terre de seigneurie. Mais la France n’est pas l’Écosse. Les Auget n’eurent pas pour devenir Montyon la même facilité que les Law pour être Lauriston. Enfin, les lettres patentes furent obtenues par M. Auget alors qu’Antoine-Jean-Baptiste Robert, notre héros, atteignait ses sept ans, l’âge de raison.
D’autres s’en fussent réjouis, mais il n’était pas d’un caractère si heureux : il aurait voulu compter quelques bons quartiers, disposer d’un blason mieux historié, faire figure dans la haute classe de l’aristocratie, à tout le moins appartenir à la noblesse d’épée, comme Turgot, dont il était de peu le cadet et dont de peu il aurait pu être l’égal.
Dès le début de sa carrière, il s’affilia, par esprit de compensation, à la coterie des magistrats les plus conservateurs. Il adopta des opinions traditionnelles et se tint en retrait de la « secte » des Encyclopédistes. Il affectait la gravité du maintien, il s’habillait à l’ancienne, et il portait, dit-on, une perruque considérable. Il se trouva un jour, par quelque mégarde, sur le chemin du jeune duc de Berry, et dans des conditions dont le détail, qui importe peu, n’est pas précisé, le jeune prince s’avisa de bousculer ladite perruque en la soulevant de la tête de l’importun sur laquelle il la remit d’ailleurs aussitôt, mais peut-être à contresens. De cet incident Montyon ressentit une rancœur et une amertume profondes qui lui donnèrent, bien plus tard, l’occasion de changer sa carrière et par là de trouver son destin.
Il avait acheté une charge d’avocat au Parlement, puis de maître des requêtes et, à trente-quatre ans, selon un cursus typique pour un ministrable, il fut nommé intendant d’Auvergne, alors que Turgot gouvernait le Limousin.
Dans cette gestion, il s’affirma comme un administrateur de grand mérite. Il nous apparaît comme un esprit clairvoyant, ouvert aux vues les plus modernes en tout ce qui concerne les questions économiques et les problèmes sociaux qui faisaient l’essentiel de son travail, où il n’avait guère l’occasion d’opiner sur la politique générale.
Montyon, ce grand homme aussi sage qu’humain
Était notre intendant : comme un ange gardien
Il parut, il donna soudain
Mieux que de l’or, mieux que du pain
Il donna du travail.
Cet hommage versifié où s’exprime, non sans hyperbole, la reconnaissance populaire, donne un juste aperçu de la position de Montyon, telle que nous pouvons la connaître, non seulement par ses actes de gestionnaire, mais par ses très nombreux écrits, dont de bonnes parts soutiennent encore l’intérêt. Il se place parmi les successeurs de Law, de Law le théoricien s’entend, et parmi les lointains précurseurs de Keynes.
Il a parfaitement saisi le rôle inducteur de l’emploi et le facteur expansionniste de l’investissement. Il conçoit et met en application l’idée très simple d’appeler les chômeurs — on disait les oisifs — à un emploi rémunéré, et de leur faire créer les équipements qui manquent si gravement à la province : priorité à la circulation des hommes et des biens, il faut des routes, un canal, un pont, sans oublier le bâtiment, et, bien sûr, les hospices !
Malgré des témoignages tels que le poème précité, et un obélisque élevé à sa gloire dans la ville de Mauriac, la popularité de Montyon ne se maintint pas à son zénith, mais les réserves qu’il suscita doivent être portées à son crédit. Montyon ne parvint pas à briser la routine de la mendicité et les habitudes de la fainéantise dans la somnolence hivernale. Il s’évertue à faire distribuer à bon compte une composition alimentaire appelée riz économique, mais là encore il se heurte à la méfiance qui préfère à l’innovation nourricière les recettes misérables et raréfiées du pain de son et des écorces d’arbres. Comment s’étonner, après tout, de voir des âmes simples s’accrocher aux tabous de la malnutrition alors qu’un esprit aussi brillant que le sien s’attache à l’archaïsme du pouvoir absolu ?
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Du côté du gouvernement, le mérite de l’administration de Montyon fut aussi bien reconnu que mal récompensé. À deux reprises, on le rétrograda avec force compliments, en lui conservant ses avantages matériels et en lui promettant compensation et promotion dès la prochaine vacance, qui ne fut jamais la bonne.
Ainsi l’envoya-t-on d’abord à Aix-en-Provence, pays d’État, où la compétence de l’intendant était de ce fait amoindrie ; il s’en consola en portant tout son intérêt sur la ville de Marseille, dont il concevait l’avenir de polarité économique, et dont il suivit les intérêts avec acharnement et courage. Il refusa ouvertement d’exécuter des ordres ineptes, et il avança de sa bourse les deniers nécessaires pour le curage du port, geste qui est remarquable de la part d’un avare, mais qui n’allait pas au-delà d’une juste évaluation des risques, car il fut remboursé avec exactitude.
Évincé d’Aix par la vindicte de l’archevêque Boisgelin qui devait être le premier héraut de son œuvre quoique non pas de sa gloire, on l’envoya à La Rochelle, où il ne trouva qu’un faible usage de ses mérites.
Cependant sa santé, qui n’avait jamais été florissante, l’exposait à des troubles qui rendaient les déplacements de plus en plus pénibles dans un genre d’activité qui ne se prête pas à un exercice sédentaire.
Ainsi voyait-il croître les contraintes de sa profession à mesure qu’il en voyait décroître les satisfactions et reculer les perspectives. Il souffrait d’une étrange maladie à laquelle nous soupçonnerions aujourd’hui des résonances autres que somatiques. La « pulmonie », en dépit de son nom, n’affectait pas seulement le poumon, mais aussi l’estomac, en telle sorte que tout apaisement procuré à l’un de ces organes se traduisait aussitôt par une suraffliction de l’autre : condition peu favorable à une thérapeutique cohérente. Le traitement par saignées mensuelles et par une tisane à base de raclure de cornes de cerfs paraissait dérisoire à l’égard de ce fléau bifide : il fallait se fier aux vertus d’une sorte de régime lacto-végétarien, qui avec des œufs et des biscuits appelés échaudés, des légumes et des poires, de la limonade et du lait, ne pouvait guère porter à l’exubérance une humeur déjà assombrie par la maussaderie de sa nature et par les déconvenues de sa carrière. Plus tard, les rhumatismes le tourmentèrent sans qu’il put trouver d’autre traitement que le maniement de la brosse dure sur le corps et l’usage exclusif de chemises bleues parce qu’elles sont teintes à l’indigo.
Un jour Montyon s’encoléra, il écrivit à l’adresse du roi une lettre récriminatoire et comminatoire, dont l’audace surprend et dont la hargne laisse une impression désagréable. On décida de rendre justice à sa cause et de se débarrasser de sa personne.
Nommé Conseiller d’État, pourvu d’honneurs à sa suffisance et de loisirs au-delà de sa convenance, il se réinstalla à Paris où, malgré ses règles de parcimonie, il exposa la dépense nécessaire à tenir son rang et à servir une ambition dont il ne discernait pas encore le point d’ancrage. On le vit de nouveau promener dans les salons et dans les bureaux d’esprit de la capitale sa nonchalance de misanthrope, son don de persiflage, son humour désenchanté, et cette sorte de talent à facettes que stimulait en lui un effort permanent de conciliation entre l’intelligence attachée à devancer son époque et l’obsession de rejoindre la haute noblesse dans l’antiquaille de ses préjugés.
Voici soudain que se présente dans la vie de Montyon une circonstance imprévue ; mais ce surgissement du fortuit se place ici en liaison avec ce que l’on peut appeler le fortuit antérieur. Le duc de Berry, devenu le comte d’Artois, s’avisa de rechercher un chancelier pour sa maison. Quelle admirable occasion, pour son souffre-douleur, de s’assurer le bénéfice d’une réparation quasi-rituelle ! Il posa aussitôt sa candidature et utilisa les bons moyens pour la faire aboutir. Il paya la somme demandée pour la finance de cet office, à savoir cinquante mille livres, et il s’assura l’avantage sur ses concurrents en renonçant d’emblée aux appointements de 8 000 livres qui faisaient la contrepartie de l’investissement.
Ce geste est d’autant plus remarquable que l’avarice de Montyon était exemplaire. En fait, sa relation avec l’argent n’était pas une constante absolue de son personnage. Il la pratiquait avec une sorte de fureur, comme pour occuper sa force de passionnément, dans les périodes creuses, en l’absence d’un autre objectif qu’il put situer plus haut, c’est-à-dire tenant de plus près à la fibre de l’amour-propre et à la convoitise du rang.
Les biographes de Montyon attribuent sa décision au moteur principal de l’ambition ministérielle : il s’assurait la faveur d’un prince qui faisait figure de chef de faction. Cette interprétation n’est pas convaincante. Par son nouvel emploi, Montyon cherchait d’abord, et il trouva l’avantage immédiat de se rapprocher, dans toute la mesure qui lui était accessible, de la haute noblesse. Il se libérait ainsi de sa frustration et faisait cicatriser une très ancienne blessure. En revanche, pour ce qui concernait le pouvoir, il n’était nullement assuré d’avoir choisi le bon moyen et le bon parti. Louis XVI était encore un jeune homme et pour un frère qui n’était qu’un second cadet les chances de succession étaient, dans la meilleure hypothèse, lointaines. On le vit bien ou plutôt Montyon ne le vit pas puisqu’il était mort à l’avènement de Charles X.
Il faut aussi considérer que Montyon était un homme réaliste et un esprit clairvoyant. Il en donna la preuve dans un curieux document adressé au roi dès 1796 et où il écrivait : « avant un long temps un général républicain sera transformé en roi ». Ce fut l’affaire de trois ans. Pouvons-nous supposer chez lui, en 1782, la conviction que l’avenir appartenait aux rétrogrades ? Comment aurait-il pu ne pas apercevoir les chances des réformateurs, dont il partageait les vues sur les sujets essentiels de l’économie et des finances et particulièrement sur les questions sensibles de la fiscalité où il montre le souci systématique de décharger les humbles, de créer l’impôt progressif, de taxer le luxe à un point qui dépasserait amplement aujourd’hui la marge d’audace du centre gauche ? Il tentait, semble-t-il, de se persuader de la possibilité réelle de mettre en application un système dualiste dont il était l’inventeur, il s’agissait en somme, d’introduire la démocratie dans le secteur économique tout en la rejetant du domaine de la politique générale ?
Il envisageait « de livrer à l’opinion publique et à la contradiction » les affaires concernant les manufactures, le commerce, l’assiette des impôts, mais en même temps il proclame en citant le Cardinal de Retz que la multitude ne peut entrer dans le sanctuaire sans le profaner. Et il ajoute de sa propre plume une sentence du même style : « les droits des rois et les droits des peuples ne s’accordent jamais mieux que dans le silence ».
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Dès lors, nous voyons que Montyon ne s’est évadé d’un complexe que pour s’enfermer dans une impasse. Comment l’intendant progressiste, l’ouvreur des ponts et des routes, le fournisseur d’emplois, le nourrisseur d’affamés, l’apologiste du commerce international et le bienfaiteur des ports maritimes pourrait-il trouver son épanouissement dans le personnage qui est désormais le sien : pamphlétaire à la solde sans gage d’une caste sans conscience et d’une politique sans chance ? Son avenir ministériel ? on lui proposera bientôt celui d’une « tête à raccourcir ». Il fut l’un des premiers à choisir la prudence de l’exil tout en organisant à la frontière suisse une sorte de camouflage de l’émigration. Bientôt cependant réfugié à Londres, il ne tenta point de retrouver l’intimité de son ancien maître. On ne peut lui reprocher d’abandonner une cause puisque dans son cœur il ne l’avait jamais épousée. Désormais tout son soin s’applique à sauvegarder sa fortune : ce qui lui permettra de la faire prospérer à merveille. De loin il morigène sans répit ses régisseurs sur le moindre détail de dépense. En même temps il s’engage dans des placements hardis et il soutient une âpre chicane avec des débiteurs, certes de mauvaise foi, qui s’avisent de nier son existence et qui parviennent à faire partager leur scepticisme par un tribunal helvétique.
Ne pas être : situation pénible pour quiconque, mais combien davantage pour un créancier de rentes viagères. Il ressuscite en cause d’appel. Il travaille pour nous. Ses fondations l’obsèdent. Il tente en vain de faire rétablir les anciennes, il en institue de nouvelles. Il compose et recompose ses testaments.
Il s’identifie désormais à sa seconde ambition, qui est devenue le but de sa vie, mais qui ne peut se réaliser que par la mort.
La comparaison des dates donne la clef de ce transfert de vocation. C’est en 1780 que Montyon est entré chez le comte d’Artois. C’est en 1781 qu’il entreprend de préparer son mémoire pour l’Académie. C’est en 1782 que le prix est distribué pour la première fois. Il cherche une activité de complément, voire une réussite de rechange, et il a trouvé sa voie destinatoire.
Peut-être a-t-il d’abord songé, comme on l’a supposé, à obtenir l’onction académique. Mais bientôt une prétention plus élevée le tente et l’accapare. Ce n’est pas seulement la notoriété, c’est la gloire, et un type de gloire qui ne peut comporter la notoriété. La gloire qui s’attache à la réputation du bienfaiteur passe par la catharsis du désintéressement, c’est-à-dire par l’anonymat du vivant. C’est une auréole qui ne peut se poser que sur une tête parée pour l’immortalité, c’est-à-dire désanimée du souffle de l’humain.
Choisir de se consacrer à la vertu, en l’encourageant chez les autres, c’est, chez Montyon, faire acte de vertu pour lui-même, dans le sens que nous avons défini, c’est-à-dire dépasser le devoir et contrarier le programme. Nous dira-t-on qu’aucun signe d’héroïsme personnel n’est ici perceptible ? On aperçoit, à tout le moins, la recherche curieuse d’une identification entre l’acteur (héroïque) de l’acte et le narrateur de l’acte (héroïque). Dans un premier temps, le fondateur avait même imaginé de partager la récompense entre le lauréat du prix et le rapporteur de l’Académie. Ainsi se nouait sans doute à ses yeux une double médiation dont il s’assurait comme en droit féodal, le bénéfice éminent. Et ne peut-on voir, au surplus, un trait d’abnégation dans le sacrifice qu’il consent de sa renommée... jusqu’au terme de sa vie ?
Sans doute la bonté fut-elle pour lui, selon le mot de notre confrère Georges Izard, une jouissance de l’esprit de domination. Le plaisir n’efface pas le mérite et la publicité n’est pas nécessaire à la joie. Plaise au ciel que tous les dominateurs s’adonnent à cette conception de l’hédonisme qui s’ouvre sur le grand large de l’amour des êtres !
Montyon nous a laissé un buste : ce n’est pas le sien, c’est celui de la vertu modelé d’après les traits de Madame Élisabeth. Il n’acceptait — pas de s’abandonner aux portraitistes et on ne conserve de lui aucune effigie. Il ne voulait pas être vu, sans doute pour se sentir plus sûr de ne pas être oublié.
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Dès 1782, ainsi qu’il résulte du journal de Bachaumond relatant notre séance du 25 août, Montyon s’était proposé d’établir non pas un seul prix mais deux : l’un récompensant un acte de vertu, l’autre un ouvrage utile à la morale. Ces deux initiatives étaient complémentaires et on se plaît à imaginer qu’elles auraient pu amorcer une véritable politique de la bienfaisance. D’une part la récompense de l’action prenait valeur de symbole et devait jouer un rôle à la fois publicitaire et incitatif. D’autre part la récompense de l’ouvrage était de nature à créer un mouvement de pensée, à provoquer des recherches et des études qui prépareraient une solution d’ensemble, l’invitation pouvant dès lors se transmettre aux gouvernants responsables de la « charité politique ». Pour des raisons inconnues, seule la première partie de ce programme fut mise en application. Cependant la mention du prix « littéraire » figure à nouveau dans un mémoire de 1802, puis dans son testament.
La mise en route fut lente. Aujourd’hui ce prix parallèle est régulièrement décerné à des ouvrages de mérite, consacrés à des sujets tenant à la philosophie et à la religion. À l’époque l’Académie constatait que, si pour les pauvres vertueux, elle n’avait que l’embarras du choix, pour les ouvrages moraux elle rencontrait l’embarras du vide, bien qu’il lui fut loisible de couronner un Crésus. Enfin, du haut de sa vigie elle vit venir vers elle l’Amérique et le prix Montyon, section auteurs, fut décerné à la Démocratie... de Tocqueville.
Le coup fut redoublé l’année suivante en faveur d’un ouvrage dû à Edouard Allez et intitulé : « La Démocratie nouvelle ». Comment aurait-on laissé passer l’itérative opportunité de faire entendre outre-tombe la voix du Peuple à celui qui, de son vivant, s’ingéniait à lui préparer une constitution silentiaire ?
Élu en 1842 au 18e fauteuil de l’Académie, Alexis de Tocqueville fut appelé, en 1847, à prononcer à son tour le discours du Prix de Vertu.
Certains esprits ont le don de renouveler les sujets qu’ils traitent, mais le plus frappant chez Tocqueville et dans ce cas, c’est qu’il a prospecté plutôt pour notre actualité que pour la sienne.
Aujourd’hui seulement nous pouvons apprécier pleinement cette remarque qu’il nous propose comme par incidence : « quand la vertu a une fois pris les allures vives de la passion; elle ne recule pas devant les entreprises ardues ».
Nous sommes tentés d’aller ici plus loin que l’auteur et de penser que, du moins dans le sens propre et vigoureux du terme, la vertu comporte nécessairement et structurellement la passion.
La vertu est un mixte et c’est un plus. C’est un mixte qui comporte un dosage variable de qualités diverses, telles que courage, persévérance, abnégation, bienfaisance, mais avec ce trait uniforme et indispensable, justement souligné par Cicéron et par Bossuet, la conformité à la raison. Il faut seulement se garder ici de l’élément d’équivoque qui s’attache à la duplication de l’adjectif. La passion de la vertu ne se traduit pas le plus souvent par des actes dits raisonnables, mais elle poursuit toujours des objectifs qui ne peuvent être tenus que pour rationnels.
La vertu met en lumière cet élément essentiel de la raison qui est la solidarité, car la raison étant commune à tous les hommes elle fonde précisément leur communauté mouvante et la dote, grâce à la science qu’elle gouverne, d’un patrimoine considérable sans cesse amplifié et magnifié. La vertu est un mixte, et c’est un plus. Un plus au devoir, à la prestation normalement attendue, une addition au programme ou une expatriation du programme, elle découvre les nouvelles frontières au sens du limes romain ; elle s’efforce d’occuper les territoires qui vont au-delà du « raisonnable », — tel qu’il est délimité par la prudence de chaque époque — vers le pôle du rationnel qui prolonge à l’infini les perspectives du solidaire. Il n’est pas vrai que l’agressivité soit permanente à la nature de l’homme car elle est déniée par la raison qui, elle, est immanente à cette nature. Mais le cœur humain peut s’ouvrir à la passion du conflit, à un point tel qu’il advient que seule la passion de la raison puisse en contenir l’assaut.
Il existe encore un danger pire que le conflit et c’est l’élimination du conflit par la servitude. Tocqueville redoutait que l’égalité engendrât le conformisme : béni soit le conformisme, autant qu’il s’ouvre à la contradiction, que d’ailleurs généralement il attire. La menace qui pèse sur le monde aujourd’hui est plus rude : c’est le déterminisme qui prête ses habits neufs et un bonnet de docteur ès sciences sociales au démon reviviscent du fanatisme. La vertu qui est l’exaltation du libre-arbitre dans la vie individuelle ne peut se soumettre à la théologie du self-arbitre collectif dans l’histoire. Faisant appel à l’élan passionné de l’esprit humain vers la certitude, le déterminisme, comme un oiseleur, tend à capturer les esprits par le jeu de miroir des fausses doctrines. Dès lors, c’est la vertu de résistance intellectuelle « à la normalisation » qui assure la couverture du premier bastion de la liberté.
Nous trouvons une valeur de symbole au fait que, tout récemment, le prix qui porte le nom de Tocqueville, lui-même lauréat de Montyon et exécuteur de son legs, ait été décerné à Karl Popper auteur de « L’Univers irrésolu ». Nous sommes dans la bonne saison pour les titres. C’est une heureuse coïncidence qui nous permet de saluer l’ouvrage tout récemment paru de notre confrère Jean Hamburger, consacré au binôme : la passion et la raison, avec en sous-titre : les limites de la connaissance. Reconnaître que la connaissance aura toujours des limites, c’est déjà prendre le chemin de la vertu.