Hommage à Félicien Marceau*
Cher Félicien,
Soixante années d’une amitié sans une ombre entre nous deux, c’est un beau cadeau. Je n’en remercierai jamais assez nos deux vies. L’amitié est à mettre au tableau des grâces spéciales dont nous mesurons les cruels pouvoirs quand l’un des deux disparaît. Le rideau se lève sur la scène vide d’un théâtre où nous avons joué sans nous apercevoir que le temps passe et prend froidement son dû à chaque saison. Naïvement, nous n’y pensions pas.
Comme si souvent quand je cherche un allié, Montaigne s’ouvre à la bonne page : « En l’amitié dont je parle, écrivait-il, les âmes se mêlent et se confondent l’une et l’autre, d’un mélange si universel qu’elles s’effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi j’aimais Monsieur de la Boétie, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : “Parce que c’était lui, parce que c’était moi.” »
Voilà au moins une définition sans ambiguïté. C’était écrit. À peine ose-t-on y ajouter que notre amitié à nous ne fut pas seulement une chance mais peut-être, et même bien plus, un art de vivre dans la complexité des jours et leurs déroutants désordres.
Te retrouver les étés sur la côte amalfitaine a été une des grandes chances de nos jours heureux, comme ta venue dans mes terres d’exil, en Grèce, en Irlande, au Portugal. Je n’ai pas oublié la panique de ta chère Bianca à l’idée de passer une latitude nord au-delà de Paris. Elle n’avait connu que l’Italie et te la faisait aimer plus que tout.
Certes, peu à peu, nous étions de moins en moins jeunes, mais, avoue-le, nous l’avons souvent oublié. C’est une bénédiction de ne pas en être obsédé. Je te vois encore nager tout droit dans les eaux de la mer Égée, sous ma fenêtre, la tête bien levée, méprisant ou ignorant les bancs de méduses comme tu ignorais les critiques de théâtre, les soirs de générale. Dans le film de la série des « Un siècle d’écrivains », on t’a vu à la barre d’un bondissant hors-bord dans les vagues de Capri. « Brièvement, m’as-tu avoué, car j’ignorais comment l’arrêter. » Souvent, dans tes livres comme au théâtre, je t’ai vu avec le même innocent courage prendre des risques bien tentants.
Reste presque un mystère au sujet duquel tu es toujours resté évasif : au début des années 1960, tu t’es mis à peindre... oh... peu de temps, prétends-tu, par modestie ou par cette pudeur qui a laissé plus d’ombres que de clartés sur ta vie intérieure. Ces quelques toiles lumineuses capturent les ciels, l’architecture et l’indicible que tu as tant aimés dans notre chère Italie. À peine aperçoit-on de furtives silhouettes qui semblent fuir la scène, les rues désertes, les galeries silencieuses, l’enchevêtrement de belles et arrogantes colonnades sous des ciels pâles et muets. Est-ce là, mon cher Félicien, que tu t’es retiré après avoir prétendu nous quitter, ce que j’ai toujours peine à croire ? Depuis que j’ai découvert ces tableaux, j’ai toujours eu envie de les habiter, et de t’y retrouver aux croisements de leurs rues désertes sous leur ciel angélique. Maintenant... plus que jamais.
[*] Décédé le 7 mars 2012.