Réception de Jean François Deniau
Monsieur,
Il y a quarante-trois ans, presque jour pour jour, en gare de Bonn, un grand garçon maigre, aux yeux rieurs, descendait allégrement du train de Paris. Vous veniez d’être reçu à l’École nationale d’administration et vous arriviez pour effectuer votre « stage de dépaysement ». André François-Poncet, haut commissaire de la République, qui se flattait d’être un découvreur de jeunes talents, vous avait lui-même retenu sur une liste de candidats à ce stage prestigieux. Celui que nous appelions « l’Ambassadeur », l’interlocuteur un peu légendaire d’Hitler et de Mussolini, avait chargé Claude Cheysson et moi, vos aînés de quelques promotions, de vous entourer pendant votre stage. Nous allâmes prendre un ersatz de café dans cette gare à peine dégagée de ses ruines. Vous étiez déjà charmant et drôle, pétillant d’humour, coruscant d’anecdotes ; et, déjà, habité par la vocation – on ne savait pas très bien laquelle, mais elle était là.
Peu de temps après, je vous invitai à dîner avec quelques amis : outre Cheysson, le directeur politique du haut commissariat Louis de Guiringaud, le chef du service des Affaires allemandes au Quai d’Orsay Jean Sauvagnargues, le fils du haut commissaire Jean François-Poncet, qui se préparait à cette même ENA, ainsi que Jean d’Ormesson, venu prononcer une conférence. De ces sept convives, trois seront entrés dans notre Compagnie (sans parler de celui dont l’ombre sévère s’étendait sur nous). Six auront été ministres. Le seul qui ne l’a pas été (jusqu’à présent), devait s’acquérir, par ses œuvres, plus de gloire qu’aucun des six qui l’ont été ; il siège aujourd’hui à votre droite. Quant à vous, vous cumulez désormais ces deux titres.
Pourquoi André François-Poncet vous avait-il choisi ? Pourquoi, depuis lors, sommes-nous restés tous deux fraternellement liés ? Pourquoi la vie nous a-t-elle si souvent rapprochés ? Pourquoi, en somme, m’avez-vous désigné pour vous recevoir ?
Vous aviez sollicité le privilège de demeurer à Bonn, non pas trois mois, ou six, comme les autres stagiaires, mais toute l’année. « Pour faire un séjour utile, m’expliquiez-vous, il faut au moins une année » Anticonformiste et déterminé, mais déjà judicieux, tel vous nous étiez apparu : tel vous êtes demeuré.
C’est ainsi que vous aviez décidé aussitôt de fluidifier votre épais allemand scolaire. L’ambassadeur était un maître exigeant. Devant la première note que vous lui présentâtes, il vous dit, en se lissant les moustaches : « Jeune Deniau, vous vous donnez le mal d’apprendre à parler allemand. Il serait bon aussi que vous vous donniez la peine d’apprendre à écrire le français. »
Trotte-globe
De votre personne et de la réputation qui déjà vous précédait, il émanait quelque chose de singulier et d’attachant. Vous qui veniez pour un « stage de dépaysement », vous en aviez besoin moins que tout autre : vous ne vous sentiez dépaysé nulle part. Vous étiez déjà trotte-globe et citoyen du monde. Tel vous étiez, tel vous êtes resté. On vous croit à Dubrovnik avec Jean d’Ormesson. Erreur : vous êtes reparti pour l’Érythrée, invité aux fêtes de la Libération par vos amis les maquisards d’hier, vainqueurs d’aujourd’hui. À moins que vous ne traversiez les mers sur votre voilier avec votre plus ancien ami, Bertrand Poirot-Delpech, votre autre parrain (comme vous avez le sens de l’équilibre, vous l’avez placé à votre gauche, naturellement).
C’est à Saigon que vous veniez de subir les épreuves écrites du concours, seul de votre espèce. Comme les règlements sont les règlements, on vous avait enfermé de 10 heures du soir à 4 heures du matin, à cause du décalage horaire et des sujets sous scellés. Vous étiez rentré à Paris en avion pour y passer l’oral.
Nous n’apprîmes que beaucoup plus tard ce que vous étiez allé faire en Indochine. Nous ne savions rien, parce que vous ne disiez rien. Vous aviez déjà vérifié la force que donne le secret. Les mauvaises langues insinuent que vous en dites plus que vous n’en faites. Je fus souvent témoin que vous en avez fait plus que vous n’en avez dit.
Plus tard, on racontera sans doute votre vie en bandes dessinées. Déjà, par moments, on a l’impression de feuilleter les aventures de Tintin. Vous me pardonnerez, Monsieur, cette comparaison facétieuse, en vous souvenant que le général de Gaulle, si l’on en croit Les Chênes qu’on abat, aurait déclaré à André Malraux : « Mon seul rival international, c’est Tintin. » De Gaulle, Malraux : vous voyez que je vous place en honorable compagnie.
Votre frère Xavier, chef de district dans les hauts plateaux moï, vous avait écrit : « Je monte des unités de partisans, parce que la guérilla se gagne par la contre-guérilla. » Il ajoutait : « J’ai besoin de gens comme toi pour encadrer mes partisans. Viens ! »
Vous nous estimiez sans doute incapables de comprendre l’exaltation que vous aviez ressentie à disposer d’un éléphant de fonction dans la jungle indochinoise, et à modeler votre comportement sur le bréviaire que vous portiez dans votre besace : Les sept piliers de la sagesse. Plus tard, quand l’amitié devint moins précautionneuse, je pus mesurer quelle faculté d’adaptation il vous avait fallu, pour passer du maquis moï aux approches diplomatiques, tasse de thé à la main. Trois semaines avant votre arrivée à Bonn, vous bivouaquiez dans le secteur tenu par le 4e bataillon de marche d’Extrême-Orient, chef libre de vingt-quatre libres « partisans montagnards », à épier le moindre bruit, à risquer la balle ou la flèche sur chaque embuscade évitée ou montée, sur chaque renseignement vrai ou faux – la guerre la plus intelligente du monde.
Vous aviez vingt ans... La nuit, quand il y avait un moment pour rêver, vous arrivait-il de songer au faisceau de destins qui vous avait amené là ? Non, sans doute. Ce n’est pas à vingt ans qu’on pense à ces choses.
Vous avez la chance, Monsieur, d’être né d’un croisement : un père solognot pure laine, une mère australienne d’ascendance irlandaise. Oui, quelle chance que le métissage, quand on est fort ! (Et quel péril pour les faibles, qui risquent d’être rejetés par les deux lignées à la fois !) Vous étiez du côté des forts, aussi à l’aise dans une langue que dans l’autre, dans une culture que dans l’autre, celle de la prudence paysanne comme celle du grand large.
Votre mère, qui avait fait ses études chez des religieuses à Melbourne, n’a eu nulle peine à comprendre que vous cédiez à l’appel des lointains. Mais tous les Deniau qui se sont dissous depuis le Moyen Âge dans la terre du Blésois auraient été bien étonnés de vous voir partir sur un coup de tête, au lieu de continuer sagement vos études. Treize générations repérées en quatre siècles dans le même canton, entre Chambord et Blois. Vos ancêtres paternels sont, depuis François Ier, de modestes officiers royaux, des « gardes-marteau » – le marteau dont ils marquent, aux armes du roi, les hautes fûtaies (gardes avec s mais marteau sans x, joli cas de ces noms composés à pluriel énigmatique, dont vous viendrez désormais fixer ici, le jeudi, l’orthographe subtile, si subtile que sa réforme soulève parmi nous d’âpres discussions). D’autres aïeux – et parfois les mêmes – sont viticulteurs : dans ce coin de Sologne, bois et vignes s’entremêlent, forestiers et vignerons s’entre-épousent.
Après un surplace qui a duré tant de siècles, les enracinés se déracinent. Si peu, pour commencer : en 1860, votre grand-père va vivre à Tours, puis à Paris. Employé modèle, employé médaillé, il ne rêve que de revenir au pays. En 1902, à 65 ans, l’y voici de retour. Il porte bientôt l’écharpe enviée de maire de Huisseau-sur-Cosson. C’était l’époque des ambitions patientes. On ne montait pas les escaliers quatre à quatre. À son fils de gravir un nouvel échelon : ce sera Polytechnique, promotion 1911.
À la sortie, votre père opte pour les Ponts et Chaussées : encore une façon de ne pas s’éloigner de la terre. Mais vous avez peu de souvenirs de lui. Il mourra quand vous aurez sept ans. On vous a dit qu’il était fier que la victoire de 1918 eût apporté la preuve que la République pouvait gagner des guerres et sauver le pays. On vous a dit qu’il avait courageusement servi pour que cette guerre fût gagnée ; qu’il lisait Tacite dans le texte pour se délasser. On vous a dit que, pour lui, « un fonctionnaire dont on parle est un fonctionnaire qui est parti avec la caisse ». Ce modèle vous a inoculé le goût du service austère de l’État, le goût d’être « aux affaires «, dans le sens où l’on employait ce mot il y a trente ans, et l’horreur des « affaires », dans le sens où on l’emploie aujourd’hui.
Une tradition rebelle
Votre lignée maternelle est d’abord flamande. Vos aïeux ont acheté en 166o le droit de bourgeoisie à Lille. Ce sont des sayettiers, fabricants de sayette, serge de laine mêlée de fils de soie : deux siècles d’industrie et de négoce, d’aisance et même d’opulence. Or les voici soudain ruinés, quand Louis XVI, rompant brusquement avec plus d’un siècle de colbertisme, signe le premier traité de libre-échange avec l’Angleterre, après la guerre d’Amérique. Protectionnisme ou libre-échangisme, ce sera plus tard votre pain quotidien. De ce désastre familial, vous retiendrez l’idée qu’en matière économique, il est essentiel de ménager de prudentes transitions, pour éviter les à-coups dévastateurs.
Votre arrière-grand-père, Arthur Loth, est le premier aventurier de la famille. Il se lance dans le journalisme, aux côtés de Louis Veuillot, ce formidable combattant. Ultramontain et légitimiste, il pense que le combat politique et le combat religieux sont indissociables ; il encourage le comte de Chambord à brandit le drapeau blanc : pas de monarchie, plutôt qu’une monarchie de compromission ! Quand la politique du ralliement se profile, il ne s’y rallie pas. Pour lui, même le concours des catholiques ne peut sauver la République de son péché originel. Il est l’homme du non. Ses chromosomes doivent être à l’œuvre en vous, lorsque, dans votre beau Ce que je crois, vous définissez la liberté comme le courage de dire non.
Quand l’anticléricalisme du gouvernement lui donne raison, quand on arrache les crucifix des salles de classe, des prétoires et des casernes ses fils rejettent l’État « sans Dieu » : votre grand-oncle agrégé abandonne sa chaire ; un autre, officier, brise son sabre. Tous deux se sacrifient sans phrase sur l’autel de leurs convictions.
Votre grand-père, lui, quitte cette France qui se renie. Il entend l’appel du grand large. C’est la belle époque des compagnies de navigation : leurs agents dans les grands ports sont des personnages importants. Il devient celui des Messageries maritimes à Ceylan, puis à Hong Kong, enfin à Melbourne, où il épouse une jeune fille qui descend d’Irlandais déportés après la rébellion de 1848 – des convicts. Vous possédez encore le livre de messe de votre grand-mère, en anglais ; on n’y trouve, pour toute image pieuse, que la photographie jaunie de Mac Swiney, lord-maire de Cork, mort d’une grève de la faim pour l’indépendance et l’honneur de son peuple. Votre enfance, Monsieur, a été bercée de l’épopée des patriotes irlandais. Vous avez hérité cette tradition rebelle.
Hérité ? Le mot est impropre. Dans le caractère, au sens de La Bruyère, que j’essaie de dessiner – comme pour la formation de tout caractère –, les gènes comptent sans doute beaucoup moins que les mythes. Votre imaginaire enfantin a été imprégné des fabuleux exemples de vos aïeux. On vous les a répétés et ressassés jusqu’à ce qu’ils vous aient modelé l’âme pour toujours. Ce n’est pas une hérédité, c’est un façonnage spirituel.
Madame Mère
Oui, métis – mais l’ascendance maternelle l’emporte en intensité. Votre père n’est plus là. Vous êtes le fils de votre mère – votre mère, cette jeune fille venue des antipodes, en laquelle s’étaient rejoints deux lignages de témoins d’une même foi.
Quand elle arrive de Melbourne en France, à seize ans, en 1917, votre père, jeune officier, la rencontre à Versailles chez des amis, au cours d’une permission. Avec un accent délicieux, elle emploie des expressions qui dérapent. Voulant parler de moustiquaire, elle déclare innocemment : « J’ai l’habitude de coucher avec un mousquetaire » ; ce qui, dans la bonne société versaillaise, fait son effet. Elle sait nager – une curiosité, en France, surtout pour une fille ; un jour, devant votre père, elle traverse la Seine. À elle seule, elle est un « stage de dépaysement ». Votre père est séduit.
L’horizon de cette grande voyageuse se resserre. Après quatorze années heureuses, il s’assombrit soudain. La voici veuve, presque sans moyens, avec quatre enfants ; Hélène a treize ans, vous êtes à mi-chemin entre Xavier qui en a douze et Mona qui tient à peine sur ses jambes.
Comme pour redresser la tête, votre mère reprend sa citoyenneté britannique. C’est sa façon de reprendre la barre pour défier les océans. « Règne, Britannia, règne sur les flots. » Rule, Britannia, rule the waves.
À la maison, « c’est la dèche », comme vous aimez à dire (sans y attacher une importance excessive). Vous recevez de votre mère une éducation d’une exceptionnelle qualité. Sévère ? Non. « Je n’ai, dites-vous, jamais reçu un ordre. » Durant toutes vos études, on ne vous a jamais demandé votre carnet de notes. On vous a expliqué une fois pour toutes que, si vous travailliez bien, ce n’était pas pour faire plaisir à vos parents ; mais parce que c’était de votre responsabilité de bien travailler. Une éducation qui sait communiquer l’exigence intérieure n’a pas besoin d’être sévère. Elle peut s’offrir le luxe de la tendresse et de la gaieté.
Votre mère, jusqu’à ses derniers jours en 1988, sera l’âme de votre cercle familial : Madame Mère. L’admiration et la tendresse qu’on porte à une mère sont presque incommunicables. On en dit toujours trop pour être cru, pas assez pour ce qu’on sait de la science très certaine du cœur. Nous croyons de confiance que ce fut un personnage extraordinaire. Vous avez retenu son enseignement. Avoir le goût de l’indépendance d’esprit. Savoir faire partager une conviction. Prendre systématiquement le parti de l’underdog, comme elle disait, le chien qui dans la bagarre a le dessous. Respecter l’esprit d’aventure, même chez ses fils. Savoir ne pas leur dire : « Sois sage », mais seulement : « Si tu ne peux pas être sage, tâche au moins d’être prudent. »
Aventurière, elle le fut à sa façon. Elle avait une dévotion pour saint François-Xavier, dont elle a partagé le nom entre votre frère et vous : coureur des mers, fondateur de chrétientés neuves, européen trop à l’étroit en Europe. Elle s’est rendue plusieurs fois en pèlerinage à Goa, sur la tombe du saint jésuite. Elle ne voulut jamais y aller que par mer et refusait les paquebots. À soixante-dix ans passés, elle s’embarquait pour de longues semaines sur un cargo, en qualité de lingère. Elle poussait le panache jusqu’à la sainteté.
Vous l’aurez remarqué, Monsieur, nous prenons soin de vous recevoir avec le cortège de ceux qui vous ont fait ce que vous êtes. Et c’est assez naturel, de la part d’une institution qui témoigne depuis trois siècles et demi, à sa bizarre manière, pour le dogme de la communion des saints. Ainsi sommes-nous fiers de recevoir, avec vous, quelques gardes-marteau, un compagnon intransigeant du comte de Chambord, des Irlandais faméliques et tenaces ; un ingénieur républicain ; et Madame Mère.
Je n’aurai garde d’oublier votre frère Xavier. Parce qu’il est l’aîné, il se substitue au père si tôt disparu. Quand on a dix ans, un frère de quinze c’est un grand, auréolé de prestige. Il suit ses songes à haute voix devant vous. Vous l’écoutez, captif. Il vous entraîne dans la complicité de cette Résistance à laquelle il adhère très tôt... C’est le rêve héroïque de votre frère qui vous conduit à douze ans à fabriquer, avec une imprimerie-jouet, des tracts anti-allemands que vous allez glisser dans les boites à lettres. Il n’aura qu’un mot à dire, en 1949, pour que vous le rejoigniez en Indochine ; c’est le monde tel que vous l’aviez rêvé ensemble, quand il vous lisait Kipling.
On a prétendu que votre mère se demandait lequel, de lui ou de vous, serait un jour Napoléon. Vos proches démentent catégoriquement ce propos. Mais qui dira ce que l’amour prophétique des mères a pu faire pour nourrir les ambitions les plus insensées – ou les plus juste ?
L’ethnologie de terrain
Je m’attarde dans ce hall d’aérogare où, avant d’embarquer avec vous, nous faisons connaissance avec la famille venue vous accompagner. Je retarde le moment du décollage, parce que je sais ce qui nous attend : une navigation folle. Messieurs, attachez vos ceintures, tenez bien vos épées !
Pour un gamin de onze ans qui rêve de « la plus grande France », la débâcle, c’est insupportable. Réfugié à Granville, avec des Allemands sur toute la côte, et les Français libres de l’autre côté de l’eau, être gaulliste va de soi. Inutile de vous en excuser en arguant qu’étant à moitié britannique, cela vous était facile.
Mais à cet âge, le patriotisme consiste d’abord à faire de bonnes études. Vous vous y employez. Vous voilà, en 5e, dans un cours privé. Un de vos condisciples s’appelle Bertrand Poirot-Delpech. Vous aimez prolonger vos bavardages dans la maison de ses parents, qui domine la mer, face à Jersey, et dont le nom vous a frappé : « La grâce de Dieu ».
Votre famille retourne à Paris l’année suivante. Votre mère n’ayant pas les moyens de s’offrir une TSF, vous allez, le soir, écouter « Ici Londres » chez un voisin – qui, pourtant, milite dans un parti collaborationniste s’il en fut, le PPF de Doriot... Insondables âmes de chez nous ! La France, ce n’est pas simple.
Vous passez votre premier baccalauréat en 1943 : latin, grec, allemand. Vous avez la coquetterie de ne pas présenter l’anglais, alors que vous êtes bilingue. Après, commence le parcours mouvementé de vos orientations successives. Vous voilà bachelier math’élem à quinze ans et demi, lauréat du concours général (vous en retrouverez d’autres ici). L’École navale concilierait assez bien les mathématiques et l’aventure. Mais un de vos maîtres jésuites vous convainc que les officiers de marine naviguent peu ; il n’a pas tort. Bientôt, vous vous tournez vers le musée de l’Homme et l’ethnologie. Vous êtes reçu au « Club des explorateurs ». Vous avez dix-sept ans.
Deux professeurs vous marquent : Leroy-Gourhan et Marcel Griaule. Ce dernier vous fait entrer à la Société des africanistes et vous envoie dans le Sud marocain. Vous y observez un rite de l’eau qui avait échappé à vos devanciers. Vos maîtres sont enchantés, mais vous vous soustrayez à vos maîtres. Vous goûtez à diverses nourritures universitaires et empilez sur votre jeune tête des couronnes de lauriers, un peu en désordre : une licence de sociologie, une autre de lettres, le diplôme de sciences politiques, un doctorat en droit.
Il est connu que ceux qui collectionnent le plus de diplômes sont ceux qui y consacrent le moins de temps. Les semaines qui précèdent l’examen vous suffisent. Affaire de concentration, dites-vous. Déjà, en math’élem, dans l’hiver 43-44, vous passiez plus de temps à brancarder les victimes des bombardements qu’à potasser dérivées et paraboles.
Début 1946, vous voilà en Allemagne occupée, sur le conseil de votre oncle, le général Bertrand, spécialiste du Deuxième Bureau et grand maître du secret. Il vous a trouvé un emploi fascinant, dans une unité de combat contre les wehrwolf, les loups-garous – cette organisation de partisans dont Hitler avait annoncé à ses vainqueurs qu’elle se dresserait partout sur leur passage. Dans l’Allemagne exsangue, point de wehrwolf ; pour justifier l’existence de cette unité, il convient de faire comme si les wehrwolf existaient. Pour chasser ces résistants aussi fantomatiques que des dahus, vous vous initiez à toutes les techniques de la guerre secrète : pseudonymes, rendez-vous clandestins, boites à lettres mortes. Ainsi se forge un aspect mystérieux et, aux yeux de certains, un peu inquiétant de votre personnage.
C’est là que vous apprenez à être bavard pour tenir votre langue, à raconter des choses sans importance pour protéger des informations dangereuses. Vous avez compris que cela vous serait utile jusque dans notre Compagnie. Vous venez d’ailleurs de nous en faire une démonstration convaincante.
Durant l’été 1946, une fois les examens réussis, vous faites le pari de vivre deux mois dans les Îles britanniques, en n’arrivant à Douvres qu’avec une demi-couronne en poche. Les cinq sous de Lavarède ! Pour gagner le pari, vous exercez tous les métiers : garçon de ferme, serveur de pub, matelot sur un chalutier. Vous dormez dans les granges et, deux fois, en prison. C’est de la théologie de terrain, la seule qui vaille.
Voilà pourquoi, en 1949, vous irez si naturellement rejoindre Xavier sur les hauts plateaux moï. L’étonnant, au point où vous en êtes, n’est pas que vous y soyez monté, mais que vous ayez songé à en descendre, et pour passer quel concours ! Vous rêvez d’être diplomate et là-haut aucun père jésuite n’a su vous révéler que la meilleure façon de courir le monde n’était pas plus d’être diplomate que d’être officier de marine.
Triste métier
Vous vous ennuyez deux ans à l’ENA, dont la vie estudiantine, vous semble bien fade. Vous n’hésitez pas à sécher les cours, ce qui est banal, voire à les siffler, ce qui est plus original, mais qui ne vous empêche pas de sortir dans la botte.
Qu’allez-vous faire ? La fonction d’ambassadeur vous attire, mais les lentes progressions dans les ambassades, les consulats ou les couloirs du Quai – non, trois fois non ! Vous songez à deux exemples illustres : Hervé Alphand et Maurice Couve de Murville. Vous choisissez d’être inspecteur des finances pour être plus sûrement ambassadeur.
Pourtant, il faut commencer par inspecter ; ce que vous faites, de 1952 à 1955. Triste métier ! Vous lui trouvez un petit côté sadique qui vous déplaît.
Vous vous initiez aux mystères et aux rigueurs du « rapport à colonnes », procédure contradictoire par laquelle l’inspecteur, l’inspecté, l’inspecteur à nouveau, l’Inspection générale, le service concerné se répondent d’une colonne à l’autre. Il vous en restera quelque chose : réserver son jugement jusqu’à ce que la partie adverse puisse se faire entendre.
Quitte à inspecter, autant vaut le faire au loin. Vous êtes toujours volontaire pour franchir la mer : vous ferez une dizaine d’inspections en Algérie, où vous arrivez pour la première fois à l’automne 1954, juste avant la Toussaint sanglante.
Ce qui vous frappe d’abord, c’est que, sauf exception, aucun administrateur civil, aucun officier ne parle arabe ou berbère. Au Maroc, au contraire, quiconque s’occupe des affaires indigènes, parle la langue des indigènes : c’est le système de Lyautey. Vous êtes scandalisé que sur dix étudiants, un seul soit un musulman, alors que sur dix habitants, neuf sont musulmans. Mais vous n’aviez pas encore senti que des haines inexpiables étaient nées.
Vous n’imaginiez pas que la dégradation irait aussi vite. Même le jour où, dans les Aurès, le fils d’une grande famille, amie de la France, vous tint ce tragique discours : « Nous sommes en train de vivre un chapitre d’Autant en emporte le vent. Je suis du Sud. Le Sud perd toujours, face au Nord. » Le Nord, pour lui, c’étaient les gens du FLN. Vous apprendrez un jour qu’il a été assassiné.
À cette époque, vous publiez un premier roman, Le Bord des larmes, sous le pseudonyme de Thomas Sercq – clin d’œil du marin à l’île altière dont vous aimez longer les côtes. Mais l’Inspection des Finances perce le pseudonyme. Sa hiérarchie vous sermonne sévèrement : inspecter ou écrire, il faut choisir.
« Déserteur »
Ce ne sera ni l’un ni l’autre. Vous remettez d’écrire à plus tard, mais vous cessez d’inspecter dès que les trois années obligatoires sont passées. Jacques Donnedieu de Vabres, alors secrétaire général du Comité interministériel pour la Coopération économique, vous demande de rejoindre son équipe. Le SGCI rassemble des hauts fonctionnaires qui gouvernent en fait la IVe République. C’est à ses réunions du vendredi, auxquelles vous assistez, que se traitent les grandes questions : « Combien de dollars avons-nous pour faire la semaine ? » C’est là qu’on décide s’il est temps d’envoyer le président du Conseil à Washington solliciter des dollars, ou des délais.
En 1956, les négociations européennes se renouent à Bruxelles. Le ministre Maurice Faure a besoin que s’installe à Bruxelles un secrétaire général permanent de la délégation française qu’il préside. Chacun se dérobe. « Aller s’enterrer à Bruxelles, pour un truc qui n’a aucun avenir », non. Vous avez alors une de ces impulsions qui orientent toute votre vie. Vous expliquez à Donnedieu qu’il peut accepter le poste et que vous assurerez la fonction, s’il vous la délègue. Vous êtes célibataire ; quatre jours par semaine dans la capitale belge ne vous effraient pas. Vous devenez le permanent à Bruxelles de la délégation française. (Comme les hasards de la Carrière m’y avaient placé pour le compte du Quai, nous retrouvons, chaque semaine, dans le château néogothique de Val Duchesse et, le jeudi soir, faisons ensemble le trajet du retour.)
Vous avez ainsi vu naître le traité de Rome. Vous avez travaillé à sa négociation, à sa ratification, à son application, pendant sept années. Dans votre vie mouvementée, ce septennat offre une exception de stabilité.
Le projet ne fut pas confié aux chancelleries. Deux hommes ont dominé cette entreprise. Jean Monnet, en marge des diplomates et de la haute administration, en usant de circuits personnels, poussait, animait, téléphonait. À Bruxelles, Paul-Henri Spaak est votre interlocuteur quotidien. C’est avec lui que vous déjouez les pièges de la délégation hollandaise, manœuvrée par les Anglais. Un soir, il nous dit, après avoir suspendu une séance orageuse : « La grande faute politique de ma vie a été de refuser en 1954 les protocoles additionnels que Mendès France demandait pour la Communauté européenne de défense. Nous n’aurions pas eu la CED que nous voulions, mais c’eût été une CED quand même. »
Dans les débuts de la négociation, un fonctionnaire britannique assistait aux séances de travail. Jamais il n’ouvrait la bouche, sinon pour y insérer sa pipe. Un jour, enfin, il demande la parole, à la surprise générale. C’était pour tenir un bref discours d’adieu, qu’il conclut en caractérisant ainsi notre ouvrage : « On y parle de droits de douanes, ce que nous récusons ; d’agriculture, ce que nous n’aimons pas ; d’institutions, ce qui nous fait horreur. Au revoir et bonne chance ! » C’était le signe que les choses avançaient.
Vous avez gardé de belles photos de la signature à Rome, en mars 1957, des deux traités : l’Euratom, que l’on croyait essentiel et qui a été enterré ; et le Marché commun, qu’on estimait insignifiant et qui commande aujourd’hui notre existence.
Après les traités, le plus ardu était de déjouer la contre-offensive anglaise : la grande zone de libre-échange. Comme tous ces combats sont à la fais lointains – et actuels !
La même angoisse nous étreignait tous deux, dans les premiers mois de 1958, de voir notre pays, en débandade, incapable d’honorer sa signature. Le 23 mai, notre chef, Maurice Faure, avertit loyalement nos cinq partenaires que la France, en raison de l’état de son économie et de ses finances, ne pourrait entrer dans le Marché commun le 1er janvier suivant, comme prévu par le traité : il en demandait donc l’ajournement sine die. Il n’y avait plus qu’à se rallier à la grande zone de libre-échange anglaise. Huit jours plus tard, arrivait à Matignon un hôte inattendu, le général de Gaulle, qui nous évita, en somme, à tous deux, d’avoir perdu deux ans de notre vie pour un traité mort-né. Et quand, à la séance historique de décembre 1958, au château de la Muette, Maurice Couve de Murville rompt les négociations avec l’Angleterre, vous lui avez fourbi les armes...
Robert Marjolin, devenu vice-président de la Commission de Bruxelles, vous demande de rester auprès de lui. Vous ne me cachez pas alors que vous prenez un risque de carrière. La haute administration française tient pour déserteurs ceux des siens qui vont à Bruxelles.
Vous resterez à Bruxelles de 1958 à 1963 ; vous êtes directeur, puis directeur général, chargé de négocier avec l’Angleterre qui a posé sa candidature.
Au bout de deux ans, de Gaulle met un terme à cette négociation ambiguë. Vous n’êtes pas déçu ; vous ne nourrissiez aucune illusion. Il est temps de quitter Bruxelles.
Vice-roi
De retour à Paris, vous demeurez six mois sans poste ni traitement. « Européen » ? L’administration française vous punit. Maurice Couve de Murville vous convoque enfin. Il dispose de deux ambassades qui n’ont pas de candidat, le Tchad et la Mauritanie. Vous choisissez la Mauritanie.
Ambassadeur à trente-cinq ans, alors que vos camarades de promotion qui avaient préféré le Quai ne le seront que dix ans plus tard : votre pari de 1952, à la sortie de l’ENA, était donc justifié.
Dans cette période de transition entre colonie et indépendance, vous avez été en somme gouverneur – une sorte de vice-roi. « Ce métier, m’avez-vous confié un jour, j’ai été élevé dedans. Mon frère et moi formés dans le culte de l’Empire... »
À Nouakchott, vous résidez avec quelques Français, au milieu d’une population qui habite sous la tente. Vous vivez revêtu de vastes voiles bleus, comme Lawrence d’Arabie. C’est un monde du désert, violent et subtil. Il faut savoir, quand on entre dans une tente, les parentés de ceux qui sont là, pour trouver, sans erreur, à quel interlocuteur s’adresser. Mais que diable alliez-vous faire sous ces tentes ? Ne suffisait-il pas de rester à l’ambassade ? Vous ne voulez pas vous contenter d’observer et de rendre compte. La Mauritanie sombrerait ; ses voisins ne songent qu’à la dépecer. Si, au contraire, vous agissez, vous savez que les voisins n’y toucheront pas.
Vous êtes chef civil et militaire, mais aussi pilote d’avion et d’hélicoptère. Vous faites vous-même des évacuations sanitaires. Vous transportez des ministres sur le terrain, où ils sont censés venir arbitrer un conflit tribal. D’ailleurs, il arrive que vos passagers s’en remettent à vous pour l’arbitrage, préférant rester dans la carlingue. N’étiez-vous pas, vous, l’Occidental, le seul qui fût vraiment neutre ?
Et quelle joie pour vous, quand, en décembre 1965, à la nouvelle que de Gaulle est en ballottage, des foules de Maures viennent s’amasser devant l’ambassade. De Gaulle a besoin d’eux ; ils répondent « présents ». Ils veulent voter !
Déjà, il vous est arrivé de disparaître. Votre passion de la mer servait de couverture. Vous preniez votre voilier et vous éclipsiez quelques jours. Alliez-vous régler un différend entre le Sénégal et la Gambie ? Qui sait ? La mer vous rendait à la côte quelque temps plus tard. On disait : « Il est fou, Deniau, il a passé la barre. »
Ce talent de M. Bons Offices sera bientôt connu et vous vaudra par la suite bien des missions officieuses. Par exemple, il vous faudra réconcilier avec la France le Shah, mortellement offensé que le président Pompidou ne se fût pas rendu lui-même aux fêtes de Persépolis. Quand Georges Pompidou, devant se rendre à Djibouti, veut éviter la réédition des émeutes qui, à l’instigation de la Somalie, avaient fait couler le sang, en 1966, au passage du général de Gaulle, il vous expédie à Mogadiscio chez Syad Barré. La visite présidentielle se déroulera dans le calme.
Sous toutes les couvertures possibles, vous êtes allé partout, en secret : au Cambodge, en Afghanistan, en Yougoslavie...
Contentons-nous de cet exemple : la France et la paix ont encore besoin de vos services. Il ne faut pas risquer de vous brûler... Et, bien sûr, comme vous le disait Georges Pompidou : « Pas un mot de tout cela au Quai d’Orsay ! »
En 1966, retour de Nouakchott, vous venez me raconter plaisamment, au ministère de la Recherche scientifique, que vous craignez d’entrer dans la catégorie des quadragénaires sans emploi qui commencent à se soucier de leur avenir. Étant responsable au gouvernement du dossier de la télévision en couleurs, je vous fais nommer délégué interministériel pour la promotion du procédé français, auquel le général de Gaulle attachait une grande importance, comme symbole de libération par rapport à la domination technologique d’outre-Atlantique. SECAM, sigle mystérieux, que nous traduisions malicieusement : Système Élégant Contre les Américains.
Ce n’était qu’une mission d’attente. De Gaulle vous renvoie à Bruxelles, cette fois comme commissaire, tandis que M. Raymond Barre est vice-président de la Commission. Mais c’est pour mieux utiliser votre expérience africaine. Il tient à ce que le dispositif que la France a fait inscrire dans le traité de Rome en faveur des pays d’outre-mer ne reste pas lettre morte. Vous serez le négociateur très averti des accords de Lomé.
Quelque temps plus tard, vous serez chargé de la politique de développement et de coopération : cela vous incitera à inventer le STABEX – fonds de stabilisation des matières premières – malgré les diplomates et malgré les Américains. Mais ce n’est pas vous qui le mettrez en place ; ce sera votre successeur Claude Cheysson, de nouveau lui. Car, alors, le président Pompidou vous aura rappelé à Paris.
Marathonien
En mars 1973, vous entrez dans le second cabinet Messmer, comme secrétaire d’État à la Coopération. Vous connaissez les dirigeants africains, « comme si vous les aviez tricotés », selon une de vos expressions familières. Nous nous retrouvons une fois de plus, cette fois autour de la table du Conseil des ministres. Vous y rencontrez aussi notre secrétaire perpétuel d’aujourd’hui.
Vous voici ministre avant d’avoir été député, comme vous serez élu député du Cher, en 1978, avant d’être élu conseiller général en 1979. La Ve République a du goût pour ces circuits inversés.
Vous auriez dû rester ministre de l’Afrique pendant de longues années ; ce portefeuille était fait pour vous. Mais Deniau l’Européen prend la relève de Deniau l’Africain. Car Raymond Marcellin, passé du ministère de l’Intérieur à l’Agriculture, souhaitait que vous l’aidiez à courir le marathon agricole. Vous le doublerez donc à Bruxelles. Là-dessus, Georges Pompidou s’éteint.
Le président Giscard d’Estaing vous sacrifie momentanément à la recomposition du paysage politique. Cette année sabbatique bien involontaire, vous la consacrerez à votre passion du large – une passion qui, pour dire les choses comme elles sont, vous permet de gagner, tout simplement, votre vie, comme convoyeur de voiliers, au tarif d’un dollar le mille nautique : un métier de plus à votre actif
En 1975, le Président se rappelle vos talents et vous confie, auprès de son ministre de l’Agriculture Christian Bonnet, le même rôle de secrétaire d’État marathonien. Mais là encore, ce n’est que pour peu de temps. En 1976, vous prenez l’avion pour Madrid.
Cette ambassade sera un moment fort. Franco disparu, l’Espagne s’ébroue dans la démocratie, sans trop savoir jusqu’où elle peut y aller trop loin. Elle s’interroge sur le roi que le Caudillo lui a donné.
Va-t-elle réussir à passer d’un régime à un autre – ce qu’on appelle la transition démocratique ? Les commentateurs de l’époque ne voyaient que deux hypothèses : ou bien le maintien du franquisme sans Franco – ou bien la guerre civile. Pourtant, le roi et l’Espagne vont construire la démocratie dans la paix. Vous y avez pris, à votre place, votre part.
Le toi partage avec vous la passion des bateaux : les embruns bronzent votre amitié. Il l’a si peu oublié, qu’il vient de vous faire l’honneur de présider votre Comité de l’épée et de déléguer, pour vous la remettre, sa sœur aînée.
Vous revenez de Madrid, pour entrer, en septembre 1977, dans le deuxième cabinet Barre. Vous voici secrétaire d’État auprès du ministre des Affaires étrangères, Louis de Guiringaud, de nouveau lui. Six mois plus tard, après les élections législatives de mars 1978, vous êtes promu dans le cours des honneurs : vous devenez ministre – du Commerce extérieur. Voilà qui convient assez bien à votre tempérament d’expert du contact planétaire. Ce talent, le président Giscard d’Estaing le met à contribution systématiquement. Vous êtes toujours le dernier ministre à rencontrer les chefs d’État que le président de la République doit recevoir, ou par qui il doit être reçu.
Courant 1980, vous devenez ministre des Réformes administratives. Peut-on, de ce poste, réformer l’administration ? Cette question, vous ne vous la posez pas longtemps, car l’élection présidentielle approche. Vous préférez vous démettre de vos fonctions de ministre, de façon à vous consacrer dans la clarté à la campagne du Président-candidat.
Plus on sent que l’affaire se présente mal, moins il y a de volontaires pour affronter la presse et l’opinion. Le soir du 10 mai, vous êtes le seul à apparaître sur les écrans, en face des vainqueurs. On vous coupe brutalement au milieu d’une phrase, pour passer l’antenne à M. Georges Marchais. Vous avez juste le temps de dire : « Ça commence. »
Une période commence, en effet. Une autre s’achève, qui aura été, me semble-t-il, plutôt décevante pour vous, malgré l’enthousiasme mis dans chaque action, chaque entreprise, chaque journée : en huit ans, six semi-maroquins ou maroquins, une ambassade et une année de congé – instabilité dont on s’étonne qu’elle ait été le fait d’une République conçue pour instaurer la stabilité dans l’État.
Face à la mer
Mais votre vérité n’est pas là. Pour la connaître, il faut revenir en arrière. Nous en avons laissé, en chemin, tout un pan. Le Deniau qui, à Nouakchott, « passait la barre » et s’échappait, c’était, peut-être, pour accomplir une mission discrète ; c’était, sûrement, pour se retrouver face à la mer. Autant dire, face à lui-même.
Notre Compagnie a accueilli quelques amiraux ; et, récemment encore, un commandant célèbre. Je ne crois pas qu’aucun ait été plus marin que vous.
Vous avez chanté ces amours dans un livre savoureux, qui, avant votre Ce que je crois, constitue votre « Ce que je suis ». Vous avez écrit La Mer est ronde pendant cette année de loisir forcé que l’élection présidentielle de 1974 vous offrit. Vous auriez pu appeler votre bateau « l’Atlantique est mon désert ».
Ce livre était votre première œuvre, si je laisse de côté votre premier roman (qui n’est qu’un premier roman) et un « Que sais-je ? » sur Le Marché commun. Entre la fiction et l’administration, il y avait place pour vous.
Comment faire partager votre plaisir aux terriens que nous sommes ? Parbleu, vous avez « appris à écrire le français », comme vous l’avait recommandé André François-Poncet. C’est la justesse de l’écriture qui vous fait trouver la passe entre le récif de l’Ésotérique et l’écueil du Banal. Vous avez su exalter le geste quotidien et atténuer jusqu’à la litote les situations extrêmes. Votre style se nourrit d’un vocabulaire plein d’épices rares. Il nous berce sur sa houle : « J’aime la mer, j’aime être en mer. J’aime partir, larguer l’amarre et passer les feux ; j’aime naviguer, voir le vent tourner, le ciel changer, la mer se former et se déformer ; j’aime l’étoile qu’on prend, un temps, pour cap dans la nuit ; j’aime quitter la côte de vue et, après un jour, huit jours, un mois, en voir apparaître une autre qu’on attendait ; j’aime arriver, entrer, mouiller et, quand tout est en place, fixé, tourné, amarré, ferlé, rabanté – être à terre. »
On aime que vous disiez si bien ce que vit le corps de l’homme quand il est sous voile. Comme les poètes de la Renaissance blasonnaient le corps féminin, vous blasonnez les cinq sens de l’homme de mer.
L’œil, qui s’y exerce sans cesse. L’ouïe, jamais en repos, la reine de la nuit. Le toucher – « On en a tout le temps plein les mains », dites-vous. L’odorat, qui distingue chaque mer, chaque bateau, chaque temps en mer. Le goût ? On sent la mer sous la langue, dans la gorge, dans le palais.
C’est un livre-sirène, fait pour entraîner tous les terriens vers les abîmes de Moby Dick.
Au détour d’une page, j’ai découvert un trait qui n’est pas sans rapport avec notre cérémonie. Vous estimez que la navigation de plaisance est une affaire d’hommes (comme nous l’estimions, jusqu’à une date récente, de l’Académie). C’était avant que Florence Arthaud ne confirmât la règle par son exception. Cependant, vous admettez qu’« une femme à bord qui aime la mer est une vraie bénédiction ! » Vous le voyez, il y a, sur la participation du beau sexe, une analogie frappante entre la plaisance et l’Académie.
Votre livre suggère d’autres rapprochements. Ainsi, quand vous affirmez que « la meilleure façon de survivre est quand même de rester à bord », votre maxime s’appliquerait parfaitement à la vie politique. Vous avez toujours su éviter d’être jeté par-dessus bord.
Le paladin des causes étouffées
Pourtant, en 1981, les rôles sont interrompus : ancien ministre député battu. Il faut improviser. Il faut être soi. Vous allez écrire, Monsieur, la plus belle page de votre vie. Vous allez devenir le paladin des causes étouffées.
L’aventure commence un soir de 1982. Un chef de la résistance érythréenne est venu vous dire : « Aidez-nous en parlant de nous. Cela fait trop longtemps que nous nous battons ! Vingt-trois ans ! » Vous vous entendez répondre à ce combattant clandestin : « Si je dois parler de vous, il faut que j’aille chez vous, avec vous. »
– Mais, objecte-t-il, l’Érythrée, c’est pire que la face cachée de la lune.
– Alors, va pour la face cachée de la lune. »
Nafka est en plein cœur de l’Érythrée. Vous vous y rendez la nuit : elle protège la guérilla de l’aviation éthiopienne qui, de jour, tient le ciel. Le convoi roule tous feux éteints. Le territoire libéré est creusé de dépôts souterrains : essence, munitions, eau, vivres, tout est enterré. La nuit enveloppe les maquisards. « Combattants de l’ombre » : jamais l’image n’a été si juste. Vous apprenez un nouveau métier, celui de journaliste : écrire vite et clair, aller droit au but. En rentrant en France, vous témoignerez dans Le Figaro : « Le Front érythréen est seul ; il mériterait de ne plus l’être... »
Vous aimez à dire que la Kabbale a enseigné depuis des siècles la faiblesse de Léviathan : c’est un petit ver qui s’accroche aux ouïes du grand monstre marin. La Kabbale révèle son nom : KILBITH. Aujourd’hui, dites-vous, il faudrait l’appeler « NON ». Répéter non, assez haut, assez souvent, dans les oreilles de Léviathan : cela l’effraie, cela l’affole, cela finit un jour par lui faire lâcher prise.
Je ne vous suivrai pas sur tous ces chemins, que vous avez retracés dans Deux heures après minuit. Retenons seulement quelques images.
Dans le Cambodge occupé par les Vietnamiens, vous gagnez à moto un village, à partir de la Thaïlande. À l’arrivée, la population s’assemble : « Qui est ce long nez ? – Un Français »... Alors, écrivez-vous, « une rumeur qui est un mot, seulement un mot, commence à courir le village. Partie des anciens, elle est reprise par les femmes, par les jeunes, jusqu’aux enfants qui répètent sans comprendre. Elle est d’abord une risée, un souffle sur la mer calme, puis elle s’enfle comme une vague, et déferle : France, France. Les plus âgés pleurent, les enfants rient. » Comment ne pas être bouleversé de ce qu’au-delà de tant d’erreurs et d’horreurs, « France » demeurât un mot magique ?
Entre l’Indochine et l’Indonésie, à bord de la Jeanne d’Arc, croisant sur cette mer de Chine qui est devenue le plus grand cimetière marin, vous rencontrez une barque à la dérive, avec ses passagers affamés : mais à quoi bon arracher ces hommes, ces femmes, ces enfants à la mer, si c’est pour les interner dans un camp aux Philippines ? Or, la Jeanne doit relâcher à Singapour. Vous allez plaider leur cause auprès du président Lee Kuang You lui-même. Il n’a pas su vous dire non : vous êtes autorisé à emmener en France vos boat-people. Ce n’est pas une solution politique. Ce n’est qu’un geste d’homme.
La forêt d’Amérique centrale : quelques dizaines de milliers d’Indiens Miskitos vivent, dans l’« enfer vert », la vie de simplicité évangélique que des disciples de Hüss, réfugiés chez eux, leur ont enseignée.
Les Miskitos sont pacifiques, mais quand les communistes ont prétendu transformer leurs chapelles en permanences du Parti, leur agriculture communautaire en kolkhozes, ils ont décroché leurs fusils. Ils ne veulent pas renverser les Sandinistes de Managua. Ils veulent qu’on les laisse tranquilles. Ils n’intéressent donc personne. Si, vous ! Vous allez les voir, les écouter : cela suffit pour porter témoignage. Sans doute n’étiez-vous pas seul à pouvoir le dire, mais c’est votre honneur d’avoir été celui qui l’a dit.
Un « maquis » de plus qui ne coïncide pas avec des présupposés idéologiques : celui de l’UNITA, dans la République populaire d’Angola. Vous allez vérifier que le docteur Savimbi n’est nullement un chef de bantoustan. Cette résistance ne parle pas afrikaans, elle a même le respect du latin actualisé : Russi carnifices populi Angolae sunt, « les Russes sont les bourreaux du peuple de l’Angola ». Non, les hommes de l’UNITA ne sont pas les bandits que décrit la propagande soviétique ou cubaine.
L’attentat
Vous retrouver au Liban est moins inattendu. Ce pays ami, ce pays menacé de mort, a suscité en France beaucoup de solidarité.
Noël 1985 : Vous avez voulu le fêter avec les chrétiens de là-bas. Le père maronite du couvent de Notre-Dame-du-Puits vous dit : « J’appartiens à la race de ceux qui savent mourir pour survivre. La race d’Adonis, divinité phénicienne dont le sang est semence de printemps. Et la race du Christ ressuscité. »
1987 : en mission au Sud-Liban, vous rendez visite à l’élément français de la FINUL. Vous aviez demandé que la visite fût brève et discrète. On vous organise deux prises d’armes et une conférence de presse. « C’est pour quand, l’attentat ? », demandez-vous au général qui vous accompagne. Vous montez dans l’hélicoptère qui doit vous emmener. L’appareil décolle. Vous êtes à deux cents mètres d’altitude. Soudain, rafales de fusil-mitrailleur. L’hélicoptère tombe comme une pierre. Le pilote a le réflexe de le basculer dans le vide, pour provoquer un phénomène d’autogiration. Vous comptez les secondes : il s’en écoule vingt-huit jusqu’à ce que vous ouvriez les portes, juste avant que l’hélicoptère ne percute le sol. Vous et vos compagnons sautez à terre indemnes. Ce n’était pas votre jour.
Novembre 1989 : la menace syrienne sur le réduit du général Aoun, à Baabda, se précise. Tout un peuple soutient son chef et son armée. Hommes et femmes, par dizaines de milliers, se relaient et campent autour des postes militaires. Ils viennent de la ville ; ils viennent des montagnes. Damas fourbit ses armes et le monde se tait.
Avec une poignée de députés, vous vous rendez à Baabda. Une banderole vous accueille, mi-incantation, mi-admonestation : « France, souviens-toi de ta gloire ! » On vous porte des fleurs, des milliers de petits drapeaux s’agitent, aux cris de « Vive la France ». Des cars bondés montent vers Baabda ; des camionnettes surchargées de grappes de jeunes qui, d’une main, s’accrochent aux portières et de l’autre font le « V » de la victoire.
Quelques semaines après, la paix syrienne s’installe. La France d’État reste impuissante. Au moins, la France du cœur a-t-elle, par vous, envoyé un message.
Votre chère Frédérique a adopté votre passion pour le malheureux peuple du Cèdre. Elle a pris le relais et s’est dépensée sans compter pour les enfants du Liban. Il est juste qu’elle vous soit associée dans l’éclat de ce jour.
Six fois, vous avez franchi clandestinement les frontières de l’Afghanistan : une façon de faire comprendre qu’un musulman qui se bat pour chasser les Soviétiques de ses vallées a la même dignité qu’un chrétien qui se bat pour sa montagne du Liban.
Là encore, vous partez sur un défi. L’ambassadeur soviétique au Pakistan avait déclaré à l’AFP que l’affaire Abouchar devait servir de leçon : le prochain Français qui passerait la frontière serait abattu sut place. Aussitôt, vous décidez que vous serez ce « prochain Français ». La seule réponse à l’interdiction d’aller, c’est d’aller. Comme votre mère vous l’avait demandé, à défaut d’être sage vous êtes prudent. Vous préparez minutieusement les passages, les relais, les contacts. Tous les cols sont minés. Vous franchissez donc une ligne de crête à près de 4 000 mètres d’altitude, la nuit qui suit celle de Noël, à l’endroit précis où Kipling, votre maître, faisait passer L’homme qui voulait être roi. Vous vous souvenez surtout de la descente, à l’aube, sur le sentier rocailleux.
Quelle émotion, pour votre âme habitée par les images de Kim, quand la vallée se mit à résonner de votre arrivée, à se renvoyer les échos des salves et des pétarades qui propageaient au loin la nouvelle ! Un étranger venait de passer la frontière dans la neige et la nuit, au cœur de l’hiver, pour venir chez eux. La nuit pouvait durer, eux n’étaient plus oubliés.
La camarde
Ce que ne savent pas les moudjahiddin qui tirent en l’air pour vous faire fête, c’est que vous venez de ressentir, pour la première fois, un coup de poignard dans la poitrine, un début d’asphyxie. Vous serrez les dents et vous répétez : « Pas maintenant ! » Vous prenez sur vous et parvenez à marcher.
Rentré à Paris, vous ne dites rien. La seconde attaque vous surprend, alors que vous présidez le conseil général du Cher. La médecine et la chirurgie ont tout fait pour vous conserver à vos amis (et à vos adversaires). Mais vous êtes votre propre guérisseur. Votre remède : le refus de laisser la maladie prendre le dessus.
Comme en toutes choses, vous avez commencé très tôt. La camarde avait tenté son coup une première fois quand, à vingt ans, vous étiez en Indochine. Blessé et terrassé par une crise de paludisme, vous aviez entendu le sous-officier infirmier déclarer que vous ne passeriez pas la nuit, s’inquiéter de prévenir votre famille, d’organiser les obsèques... Vous entendez cela dans un brouillard, vous vous glissez hors de votre lit, hors de l’infirmerie, marchant, tombant dans la boue, continuant à quatre pattes, marchant à nouveau – réaction salvatrice...
Un jour, dans un congrès politique, vous entendez deux de vos collègues parler de vous. Ils ne vous ont pas vu. « Ce pauvre Deniau, assurent-ils, pour en être réduit à ce qu’il fait, il faut vraiment qu’il n’ait plus d’espoir. » Ces collègues vous connaissaient bien mal. Vous avez ressenti le contraire ; vous avez découvert mieux que l’espoir : l’espérance. Elle oblige à faire un tri, à reclasser toutes les hiérarchies. Moins vous êtes sûr de votre existence, plus vous avez envie de vous consacrer aux êtres et aux choses qui en valent la peine. Vous n’arrivez plus à prendre au sérieux un certain jeu politique.
Rien ne vous plaît plus, désormais, que de passer vos fins de semaines dans votre demeure du Vivier, près de Chambord, au cœur de ce canton où les Deniau se sont perpétués depuis le fond des âges. Vous y savourez l’art d’être grand-père. Vous consacrez aux petits Thomas, Nicolas, Marie et Vincent plus de temps que vous n’aviez pu en consacrer à votre fille Maureen et à votre fils Grégoire. Vous exercez votre don étincelant de conteur en imaginant pour eux des histoires, qu’ils vous font répéter inlassablement. Les préoccupations de carrière vous paraissent tellement dérisoires, auprès des riches heures passées avec ces quatre enfants.
Il ne s’écoule guère de saison, sans que vous retourniez à l’hôpital pour vous livrer aux mains des chirurgiens. À votre réveil, Frédérique est là, près de vous, qui vous tient la main, et qui plonge, dans vos yeux encore voilés, son regard anxieux.
Vous avez accepté d’être le cobaye d’un nouveau traitement de choc, qui, combiné à l’effet des rayons, a lésé votre moelle épinière. Il vous a fait perdre le contrôle de vos jambes ; votre voix aussi, un temps. On a craint pour vous le fauteuil roulant.
Les médecins vous ont dit : « Vous allez travailler comme une bête pour sauver vos jambes ! » Vous tomberez pour vous relever, vous vous appliquerez jusqu’à recouvrer votre mobilité... Et vous repartirez : le Liban à nouveau, le Kurdistan, Sarajevo...
On meurt, vous en avez la conviction, parce qu’on s’arrête de lutter.
Ecrire
La maladie vous a ramené à l’écriture. Vous avez toujours pratiqué cet exercice : nous avons eu l’occasion de rencontrer quelques-uns de ces écrits. Mais il va se passer quelque chose de nouveau. Entre l’écriture qui parle de votre expérience – comme La Mer est ronde, Deux heures après minuit ou Ce que je crois –, et celle qui parle des faits – comme Le Marché commun ou L’Europe interdite –, vous trouvez le ton juste de la fiction. Trois romans délicieux sont sortis de ces longues nuits où vous demandiez aux infirmières de vous installer les perfusions au bras gauche, pour vous permettre d’écrire.
La Désirade, je l’ai lu d’une traite, dans un train qui m’a paru rouler sur la mer. En savourant mon plaisir, j’imaginais le vôtre. Les livres les plus aimés sont ceux où l’on aime l’auteur autant que son œuvre.
Votre héros, Nicolas-Jean Lafitte, a existé : « fameux pirate français né à Bordeaux en 1781. Il était courageux, rusé, sobre et se montrait souvent humain et généreux », disait le vieux Larousse. La Désirade est donc à classer sur le rayon des romans historiques. Il a l’avantage que la réalité ne gêne pas trop la fiction, ni la fiction la réalité. Ce Lafitte est si peu connu, qu’il aurait mérité d’être inventé. Plutôt que pirate, votre Lafitte est un Mandrin des Océans, un Robin des Vagues.
Et sous les apparences du roman picaresque, La Désirade est un conte philosophique, mais écrit par un philosophe qui est bien revenu des Lumières.
Votre deuxième roman, Un héros très discret, fut une surprise. Avez-vous senti que faire une autre Désirade était trop facile et un peu dangereux ? Les forbans sympathiques ne manquent pourtant pas. Ni les auteurs qui refont sans cesse le même livre. Ils « fidélisent » ainsi, comme on dit, leur public. Vous avez préféré le déconcerter.
Votre héros est un anti-héros. Albert Dehousse naît dans une famille qui ressemble à ce qu’aurait pu être la vôtre, sans l’exigence intérieure. Une famille bourgeoise ruinée du nord de la France, une mère veuve, une maison qu’huissiers et antiquaires vident peu à peu, un univers d’aigreur, de grandeurs mal rêvées. Tout sonne un peu faux dans cette famille.
Dehousse va de succès en succès, en évitant sans cesse d’affronter la vérité. Il ne ment pas vraiment, mais il ne détrompe pas non plus. Le hasard, l’erreur, les apparences le servent. Il se laisse faire. Le voici marié, ancien résistant, colonel, décoré, médecin, bigame. Quand il faut fuir la France pour éviter des révélations trop gênantes, il ne pourra, dans sa retraite latino-américaine, éviter de devenir consul de France honoraire.
« Que peut-on me reprocher ? », lui faites-vous dire à la fin. « D’avoir trop souhaité que l’histoire soit aussi belle dans la vie que dans les livres ? Existe-t-il dans le code pénal un délit de rêve, un crime d’espoir ? Le bonheur que je trouvais en lisant, ce bonheur est-il interdit, passé l’enfance ? » J’ai l’impression que vous ne souhaitez pas le condamner. Dehousse aura réussi, Monsieur, à vous séduire.
L’Empire nocturne, en tout cas, est proche de vous. Il vous ramène, ou à peu près, sur les lieux de vos vingt ans. Ce n’est pas l’Indochine, mais la Birmanie. Ce ne sont pas les Moï, mais les Katchen. C’est Velle, un journaliste, mais il vous ressemble comme un frère. Il rêve de devenir le Prince des Katchen. Face à lui, les représentants de la société coloniale britannique finissante. Velle, c’est « l’homme qui voulait être roi », mais autrement désintéressé que le héros de Kipling. Peut-être parce qu’il est français ?
Les Katchen ont déserté la ville. On les croit retirés dans leurs forêts. Puis soudain, ils s’emparent de la ville, avec Velle à leur tête. C’est le drame cent fois imaginé, parfois vécu, toujours amer, sinon tragique, dans son épilogue : la constitution d’une société idéale. La même idée agite Claude Velle et Nicolas-Jean Lafitte : créer un monde d’équité. « Est juste celui qui ne ment pas, ni à lui ni aux autres. Est juste celui qui est son maître sans avoir d’esclave. Est juste celui qui, quand il parle au nom de son peuple, ne perd ni un homme ni une parole. » Claude Velle voudrait que tout, dans son royaume, fût sincère : « Pour redonner à l’homme sa dignité, il veut prendre les hommes au mot et les mots à la lettre... Il aimerait même que, quand quelqu’un déclare : " je me tue à vous répéter... ", on l’oblige à se tirer une balle dans la tête. »
On le devine aisément, cet idéal de sincérité va si loin, que, très vite, rien ne va plus. Tout ce qui constitue le monde organisé se ligue contre l’entreprise : les Occidentaux, les fonctionnaires, les marchands chinois, les notables. Le Prince, bientôt, n’est plus qu’un fugitif ; notables, marchands et fonctionnaires reprennent leur place, restaurent leur pouvoir et les Katchen retrouvent leurs chaînes.
Velle, pas plus que Dehousse ou Lafitte, n’est parvenu à faire prendre corps à son rêve. Chez tous, le rêve se fracasse. Aucun n’a eu assez de pouvoir pour que le monde pût être menacé d’une apocalypse ; mais aucun d’eux, non plus, ne se supprime pour ne pas survivre à l’échec. Tous retournent à leur état premier : Velle redevient journaliste ; Lafitte retourne au Yucatan, d’où son aventure est partie ; Dehousse se retrouve enfant et revendique, en enfant, son droit à rêver.
Le rêve
Mais sans rêve, qui oserait entreprendre ? Le rêve est un droit, qu’à juste titre vous revendiquez au-delà de l’âge de raison ! De lui procèdent la volonté, l’amour, la création, toute réalisation de soi-même. Lucifer, sans doute, se rêvait Dieu. Et la Création n’est-elle pas un songe de Dieu ?
La puissance du rêve : votre prédécesseur, qui est si présent parmi nous aujourd’hui, n’en a-t-il pas toute sa vie donné le témoignage ? Quand il décida d’interrompre une éblouissante carrière d’ethnologue, pour suivre un général inconnu qui prétendait « traverser l’océan à la nage » ? Quand, après avoir pris sa part de l’épopée, il consacra énergie et intelligence à ramener au pouvoir le chef de la France libre ? Quand il s’imaginait que dix millions d’Algériens musulmans pourraient s’intégrer à la France ? Quand il entra soudain dans la clandestinité ?
Avant de l’accueillir, notre Compagnie a pris le temps de la réflexion. Mais quand elle décida de l’élire, il devint, selon notre règle, l’élu de tous.
Je ne crois pas téméraire de supposer qu’il eût été heureux de vous savoir son successeur. L’attrait pour l’ethnologie de terrain, l’insatiable curiosité d’esprit, le goût du risque, l’appel de l’aventure, la foi dans ses convictions : que de choses vous unissent !
Rêve et Honneur, Monsieur, vous ont toujours habité. Votre itinéraire aura réconcilié plus d’un de nos contemporains avec notre époque. Vous avez illustré une autre manière de faire le métier d’homme, de vivre la politique, de penser, d’écrire et d’agir dans la cité. C’est une leçon qui mérite notre reconnaissance à tous, à nous autres qu’on dit plaisamment immortels, et à ceux, beaucoup plus nombreux et non moins considérables, pour qui la générosité, le courage et la pureté sont les signaux de l’espérance.