450e anniversaire de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts

Le 28 septembre 1989

Alain PEYREFITTE

450e anniversaire
de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts

discours prononcé par M. Alain Peyrefitte
Directeur en exercice

dans la séance du jeudi 28 septembre 1989

    Ouverture de la séance

par M. Alain Peyrefitte

Mesdames, Messieurs,

Avant de donner la parole aux orateurs qui nous font l’honneur d’intervenir dans cette séance solennelle, je ne crois pas mieux faire que d’en rappeler l’objet. L’Ordonnance de Villers-Cotterêts, enregistrée par le Parlement de Paris le 6 septembre 1539, voici quatre cent cinquante ans, est sans doute l’acte le plus important du règne de François Ier. Le plus important, en tout cas, avec la victoire de Marignan : ce fut le Marignan du droit français et de la langue française.

Nombre des articles de cette Ordonnance ont été insérés dans des textes ultérieurs ; ou bien, dans le silence des lois nouvelles, ils servent toujours de base aux jugements des cours et tribunaux. C’est elle qui a établi les registres d’état civil pour constater les naissances et les décès. Elle qui a déterminé les limites précises entre la juridiction ecclésiastique et la juridiction séculière. Elle qui, en matière pénale, a décidé que l’accusé répondrait lui-même aux interpellations qui lui seraient faites, qu’il pourrait entendre les dépositions avant de proposer ses répliques. Elle qui a institué les « amendes de fol appel », pour dissuader les plaideurs d’interjeter des recours abusifs.

Et surtout, c’est elle qui a ordonné que les actes notariés, procédures et jugements se feraient en français. Elle l’a prescrit en deux articles, sur cent quatre-vingt-douze qu’elle contient. Deux articles véritablement fondateurs.

« Article 110 : Afin qu’il n’y ait cause de douter sur l’intelligence des arrêts de justice, nous voulons et ordonnons qu’ils soient faits et écrits si clairement, qu’il n’y ait, ni puisse avoir, aucune ambiguïté ou incertitude, ni lieu à demander interprétation. »

« Article 111 : Et pour ce que telles choses sont souvent advenues sur l’intelligence des mots latins contenus dans lesdits arrêts, nous voulons dorénavant que tous arrêts, ensemble toutes autres procédures, soit de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soit de registres, enquêtes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques actes et exploits de justice, ou qui en dépendent, soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties, en langage maternel français et non autrement. »

L’intelligence, c’est-à-dire la compréhension ; la clarté, c’est-à-dire l’absence d’ambiguïté :voilà posés les principes et définies les qualités qui fondent l’universalité de la langue française.

C’est ce texte immense et foisonnant que nous allons célébrer, sous quelques-uns de ses multiples aspects. Je donne d’abord la parole à M. Bernard Chenot, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques, ancien garde des Sceaux, ancien vice-président du Conseil d’État.

Allocution

de M. Alain Peyrefitte

Cinq orateurs viennent de nous détailler excellemment les richesses de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts. Puisqu’il m’appartient de conclure, je m’attacherai seulement à préciser la portée de ce texte pour ce que Rivarol appellera « l’universalité de la langue française ».Cette Ordonnance s’inscrit, en effet, dans l’histoire de notre langue, comme une étape importante, après les Serments de Strasbourg de 841, ou la Cantilène de Sainte Eulalie de 880, avant la Défense et Illustration de la langue française de Du Bellay en 1549, avant la création de l’Académie française en 1635, avant l’adoption du français comme langue diplomatique au traité d’Utrecht de 1713, avant les lois de la Convention sur l’enseignement public, avant la fixation, au début du règne de Louis-Philippe, de notre orthographe (avec un th et un ph).

Il arrive souvent que l’importance d’une date historique ne soit comprise que longtemps après. Les contemporains, puis les générations immédiatement suivantes n’ont pas aperçu dans cette Ordonnance un maillon majeur de la chaîne linguistique française. On l’appela benoîtement guillelmine, du prénom de son auteur, le chancelier Guillaume Poyet. La monumentale Histoire des Chanceliers de France, par Du Chesne, parue en 1680, ne fait aucune référence aux articles 110 et 111 sur la langue française. Mieux (ou pis) : le Grand Dictionnaire de Moreri, publié en 1674, ne souffle mot, dans son article sur Guillaume Poyet, de l’Ordonnance de 1539, à laquelle il préfère les démêlés de ce chancelier avec la duchesse d’Étampes, toute-puissante favorite, et la disgrâce qui s’ensuivit pour lui. Et Michelet ne cite même pas l’Ordonnance. Cependant, comme les grandes choses, l’acte de François Ier finit par s’imposer. À la fin du XIXe siècle, les progrès de la linguistique permettent de mesurer son apport dans l’affirmation du français face au latin et face aux parlers locaux.

Quels furent les mobiles de François Ier de Guillaume Poyet ? L’Ordonnance de Villers-Cotterêts apure une situation (qui redevient chroniquement celle de l’institution judiciaire) : un imbroglio inextricable. Le Bridoie de Rabelais, comme le Brid’oison de Beaumarchais, est un juge qui s’abrite derrière un jargon latinisant, inaccessible au profane et propice à de nouvelles procédures. François Ier essaie aussi de décourager de plaider ces Français qui ne respectent plus la justice, mais qui (paradoxe durable) persistent à encombrer les juridictions. Pour éviter d’inutiles litiges, il veut que les arrêts de justice soient intelligibles à tous et ne prêtent pas à exégèses multiples. L’Ordonnance précise les droits des justiciables. Elle tente de pourfendre la chicane, en supprimant ces causes sans cesse renouvelées de rebondissement des procès, que sont l’ambiguïté des jugements et l’incertitude de leur interprétation. Elle favorise la promptitude et l’efficacité de la justice pénale, que ne doit plus retarder l’encombrement de la justice civile, puisque « le criminel tient le civil en état »... « La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes », dira bientôt Montaigne. Pour les réduire en France autant que se peut, il faut désormais parler et écrire français.

Ferdinand Brunot, dans sa mémorable Histoire de la langue française, réfute l’interprétation courante, suivant laquelle cette mesure serait due au caprice d’un roi lettré, agacé par les manies ridicules du président du Parlement de Paris, Lizet, défenseur acharné d’un latin de cuisine : au lieu de « nous déboutons », debotamus ; au lieu de « nous avons débouté », debotavimus. Sur ce point, on ne peut que donner raison à l’illustre linguiste : François Ier poursuivait des buts plus élevés. Là où on a plus de mal à suivre Ferdinand Brunot, c’est quand il refuse le motif évoqué dans l’Ordonnance même – le besoin de se faire comprendre clairement. Il fait remarquer que, pour les plaideurs de toute une partie du royaume, le français était aussi incompréhensible que le latin.

Pourtant, l’idée de la plus grande clarté du français, qui apparaît lumineusement dans l’Ordonnance, fera son chemin. Elle sera développée dix ans après par Du Bellay. Et deux siècles et demi plus tard par Rivarol dans son célèbre discours, primé en 1784 par l’Académie de Berlin, De l’universalité de la langue française. En voici la phrase clé : « Ce qui n’est pas clair n’est pas français. » Ce discours est imprégné de la satisfaction de disposer d’un instrument efficace et précieux. L’autre jour, j’entendais un écho de cette satisfaction à Hongkong. L’Alliance française était submergée de milliers de demandes d’inscription. De jeunes Chinois de ce territoire, inquiets pour leur avenir après la fin tragique du Printemps de Pékin, se proposaient d’émigrer au Canada. Or, ils avaient appris que la maîtrise du français, s’ajoutant à celle de l’anglais, multipliait leurs chances de s’insérer dans la société canadienne.

Le caractère révolutionnaire de l’Ordonnance tient au fait qu’elle prétendait renverser un formidable obstacle à notre langue : le latin était seul admis pour enseigner. Rappelons-nous le récit de Montaigne. Son père le donna « en charge à un Allemand ignorant de notre langue et très bien versé en la latine »... Jusqu’aux « valets et chambrières qui ne parlaient en ma compagnie qu’autant de mots de latin que chacun avait appris pour jargonner avec moi ». Et Montaigne concluait : « Nous nous latinisâmes tant, qu’il en regorgea dans nos villages tout autour. » Cas exceptionnel ? Nullement : Henri Estienne, par exemple, décrit la même éducation dans son ouvrage La Précellence du langage françois (1591).Il y raconte que « les domestiques eux-mêmes s’accoutumaient au latin et finissaient par en user », et que ses frères et lui « n’auraient jamais osé employer devant leur père un autre idiome que le latin ».

C’était la langue obligée du savoir et des études sérieuses comme le droit, la théologie, la médecine, toutes les sciences. Ce sera encore le cas au XVIIe siècle, où le mauvais latin, recouvrant l’ignorance et la prétention, sera la cible de Molière. Les gens cultivés situaient bien au-dessous du latin ce qu’on appelait le « vulgaire » (« il parlait en son vulgaire » signifiant : « il s’exprimait en français »).

Naturellement, les facultés étaient fermées aux « profanes », qui ne maniaient pas le latin. De toutes les traverses que le français trouvait devant lui, la plus redoutable était la tradition de l’Université. Se servir du vulgaire, c’était, aux yeux des lettrés, s’avouer d’un rang et d’une science inférieurs, c’était se déclasser.

À quoi s’ajoute la tradition latine dans l’Église, pour qui toute traduction de l’Écriture en vulgaire a un relent d’hérésie. En effet, le français est invariablement utilisé par l’Église réformée dans les pays francophones. On tente aussi, du côté catholique, de traduire le Nouveau Testament en français, tel Lefèvre d’Étaples en 1523, et on met sous presse cette traduction sur le commandement du roi. Mais la Sorbonne, contre laquelle François Ier vient de créer le Collège de France, s’alarme. Aidée du Parlement, elle sévit : réprobation publique, arrestations, condamnations pleuvent. On démontre l’infériorité, par rapport aux langues anciennes, du français — « instable », « pauvre », « manquant de majesté ». On démontre qu’une lecture de la Bible par des hommes sans instruction, qui croyaient comprendre, a été à la source de la plupart des hérésies.

Curieusement, Montaigne fait chorus : il est déraisonnable de mettre les « saintes et divines chansons que le Saint Esprit a dictées » à la portée d’un « garçon de boutique ». L’Écriture sainte « n’est pas l’étude de tout le monde ; c’est l’étude des personnes qui y sont vouées... Plaisantes gens, qui pensent l’avoir rendue palpable au peuple pour l’avoir mise en langage populaire ! »

Ainsi, tandis que le pouvoir royal impose le français comme langue d’État, l’Église, le Parlement, les juristes, l’Université, soutenus par de grands écrivains dont l’éducation a été toute latine, refusent toute concession à la langue vulgaire. Défense de vulgariser !

Entourer la science, et notamment la science juridique, du rempart d’un jargon hermétique aux profanes, c’est une tentation toujours renaissante. Il n’a fallu rien de moins qu’un arrêté impératif du garde des Sceaux, en 1978, pour proscrire la réapparition du latin et pour exiger qu’on remplaçât le de cujus par le « défunt », res nullius par « bien sans maître », in limine litis par « au début de la procédure », ou encore affectio societatis par « intention de s’associer ».

L’Ordonnance de Villers-Cotterêts comporte un second coup de force : contre les dialectes, en particulier contre la langue d’oc, en usage dans toute la partie méridionale du royaume.

L’Ordonnance guilhelmine impose sans réserve, même au pénal, que tout acte de justice soit désormais rédigé en « langage maternel français et non autrement ».Précédemment, on pouvait plaider en langage maternel ou français. L’Ordonnance instaure audacieusement l’identité du langage maternel et du langage français. Pour un Français, il n’y aura plus qu’une langue maternelle, le français.

Les députés de Provence, qui ne voulaient pas plaider en français, vinrent réclamer auprès de Sa Majesté. Le roi leur fit savoir qu’il « ne prenait point plaisir à entendre une autre langue que la sienne ». Ils préparèrent donc leur harangue en français. « Lors, dit un chroniqueur du temps, ce fut une risée de ces orateurs qui étaient venus pour combattre la langue française et néanmoins, par ce combat, l’avaient apprise, et avaient ainsi montré que, puisqu’elle était si aisée aux personnes d’âge comme ils étaient, elle serait encore plus facile aux jeunes gens. » Le roi remontra ironiquement à ces Provençaux qu’étant notables et gens de robe, ils devaient avoir une supériorité sur la « populace » (qui ne parlait que le provençal) et que le français leur assurerait cette « prééminence ».

L’Ordonnance de Villers-Cotterêts n’est qu’un épisode, mais un épisode essentiel, d’une politique de soutien à la langue du pays. Le roi ne veut parler que français, comme la plupart de ses sujets, contre les grands corps qui entendaient garder le privilège du latin et contre les provinces rétives. C’est la grande tradition royale étendue à la linguistique. Le roi s’unit au peuple contre de grandes féodalités. Plusieurs écrivains comme Du Bellay, Clément Marot, Amyot, Henri Estienne ont exprimé leur enthousiasme à la royauté pour cet appui. Jusqu’à déclarer que c’est du nom de François Ier que notre langue a pris le nom de françoise ! Étymologie sujette à caution.

Ce qui est plus sûr, c’est que le roi avait compris que l’intérêt de l’État commandait l’unification de la langue, qui devait faciliter l’unification de la justice, de l’administration et du royaume. Le premier lien des Français, c’est bien leur langue. Elle est la part la plus précieuse de leur patrimoine commun. Avec l’Ordonnance de Villers-Cotterêts, nous arrivons à l’époque où la nécessité de cette union apparaît. C’est par la langue qu’on entreprend cette œuvre. Légitimement : au commencement était le verbe.

Nous parlions de Marignan et le Premier président Drai a parlé de Valmy. C’est plutôt Bouvines qu’il faudrait évoquer. De même que Bouvines a marqué l’effacement des grands féodaux devant le roi, de même Villers-Cotterêts a marqué l’effacement, au profit de la langue du roi, des dialectes provinciaux embusqués dans leurs forteresses — ainsi que du latin, forteresse des grands corps. Villers-Cotterêts a été le Bouvines de notre unité linguistique. Les Anglais font remonter la diffusion de leur langue moderne au succès de Chaucer. Les Allemands, à celui de la Bible de Luther. En bons Français, nous avons préféré un règlement.

Villers-Cotterêts a été le symbole d’une autre forme d’unité : en veillant à uniformiser son appareil judiciaire, le roi de France cherchait à mettre le commun de ses sujets (comme déjà son illustre ancêtre Saint Louis) à égalité devant sa justice. Villers-Cotterêts, c’est un pas vers l’égalité devant la loi.

Tel est le lent cheminement, au long des siècles, d’une langue et d’un droit qui peu à peu s’imposent en renversant la tour de Babel des idiomes locaux ou savants et des jurisprudences contraires.

Il n’y a qu’une histoire de France. Il n’y a qu’une histoire de la langue française. Il n’y a qu’une histoire du droit français. C’est l’histoire longue d’un grand peuple.

Ni la nuit du 4 Août, ni la Déclaration des droits du 26 août 1789 ne sont sorties toutes casquées de la tête de leurs acteurs. La France moderne ne s’est pas faite en une nuit et un jour. Le quatre cent cinquantième anniversaire d’une Ordonnance royale trop longtemps négligée le rappelle opportunément.