La passion du curieux
par M. Maurice Rheims
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DES CINQ ACADÉMIES
le mardi 24 octobre 2000
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Comment ne serais-je pas saisi d’étonnement, en songeant que c’est en ma qualité de cancre que je prends la parole devant cette prestigieuse assemblée ?
Dès ma prime jeunesse en effet, à la désolation des miens, je préférai les billes d’agate et les timbres de nos colonies aux rigueurs de l’étude. Si d’autres objets ont remplacé ces premiers trésors, je n’ai jamais cessé de me livrer à cette passion qui m’a valu d’être élu parmi vous, doyen des cancres !
Ainsi, je suis devenu académicien grâce à mon nez, à ce flair qui définirait d’un mot la curiosité, guidant le chasseur à l’écart des sentiers battus. Sur ce point, il me semble que nombre d’entre nous, aussi érudit et savant que chacun s’avère dans sa discipline, se sont distingués par leurs intuitions singulières : chercheurs, créateurs, inventeurs de ce que leurs pairs n’avaient pas songé à imaginer.
Il en va de même dans le domaine des objets, de la Beauté, de cette curiosité où entre une large part d’imaginaire, de rêve.
La réduire à une affaire de nez semblera, à l’égal des affres de Cyrano, un peu court. En quoi le curieux est-il différent de l’amateur ou du collectionneur ?
Ce dernier s’apparente à une espèce obsessionnelle et boulimique qui entendrait détenir tout ce qui a été créé dans les limites qu’il s’est fixées. Le collectionneur aura la vision du but à atteindre, une sorte de garde-fou, tel ce philatéliste qui ne recherche que les " enveloppes ballons " oblitérées en 1870 lors du siège de Paris. Avec de l’obstination, de la chance, de l’argent et une parfaite connaissance de la bande de terre à ratisser, il peut parvenir à ses fins, réussir, sinon que sa fin propre risque de le battre au poteau d’arrivée.
L’amateur, quant à lui, se méfie des objets singuliers. Ennemi de l’aventure, il est plus soucieux d’harmonie que de rareté. Par-dessus tout, ce sont les paires qui l’enchantent : paires de consoles, paires de fauteuils. À celui-ci s’adresse le mot de Marie-Laure de Noailles, sortant d’un appartement arrangé dans le bon goût de l’époque, et clamant : "Tu vois, cela aurait pu être curieux, hélas, comme si souvent, c’est trop propre !"
Il est vrai que chez elle, on trouvait aussi bien des cartes postales épinglées aux tentures, que des Balthus ou des Goya, mélange de grâce, d’audace et d’excentricité.
Excentricité ! Cet "éloignement par rapport à un centre", selon M. Larousse, cette originalité et, sans doute, un attrait certain pour le bizarre, l’inattendu, forment, avec un zeste d’extravagance, la personnalité du curieux.
Le curieux véritable a une âme de célibataire. Les familles d’objets ne lui plaisent guère. Au contraire, il se penche plus volontiers sur les orphelins. Aventurier, naufrageur, il s’éprendra de glorieuses épaves, rescapées de quelque aventure hasardeuse. Mappemondes et compas, le font rêver à Vasco de Gama, dagues et masques à Casanova.
Déjà, quelque peu perfide, La Bruyère propose la définition de ces gens qui regardent les choses de l’art à travers des trous de serrures que chacun entend déverrouiller avec sa propre clé : "La curiosité n’est pas un goût pour ce qui est bon ou ce qui est beau, mais pour ce qui est rare, unique, que les autres n’ont point ; ce n’est pas un amusement mais une passion." Qu’il me soit sous cette Coupole, permis d’évoquer le dictionnaire de Furetière, dont l’importance de la rubrique souligne l’intérêt qu’on porte alors à la curiosité : " On appelle les sciences curieuses celles qui sont connues de peu de personnes, qui ont des secrets particuliers, comme la chimie, une partie de l’optique qui fait voir des choses extraordinaires avec des miroirs et des lunettes et plusieurs vaines sciences où l’on pense voir l’avenir, comme l’astrologie judiciaire, la chiromancie, la géomancie, la cabale, la magie, etc"
Longtemps, les occupations esthétiques sont affaire de princes et d’Église, hormis quelques personnages surprenants. Jacques de Beaune, "bourgeois marchand" qui vécut au début du XVIe siècle, est l’archétype de ceux qui, trois siècles durant, auront compris que les objets d’art donneront, faute de patine, du lustre à leur fortune, généralement puisée sans gêne dans les finances de l’État. Ce Beaune finira pendu, victime de l’odeur de soufre que répandait sa superbe. N’aurait-il pas fricoté avec le démon ?
Témoin, cette racine de mandragore que rêvaient de posséder les curieux. Présente aussi bien dans les officines que dans les cabinets de curiosité, elle symbolise la complexité et l’étroitesse des liens entre l’astronome et l’astrologue, l’alchimiste et l’orfèvre, le sorcier et le confesseur.
Observé avec le recul des siècles, pour nous autres, éperdus de précisions, repus d’informations, ce monde de la curiosité semble composé de charlatans et de naïfs, comme si l’univers entier était réfugié sur la Nef des fous. En réalité, naviguant alors dans un océan de questions non résolues, privés d’instruments de mesure exacts et de nos sources d’énergie, nos vaillants amateurs tâtonnaient d’inquiétude en incertitude.
Au XVIe siècle, l’Occident fourmille de délirants, qui se plaisent à vivre dans la fantasmagorie, science et poésie mêlées. Ils s’entourent d’objets et d’hommes étranges, autant d’enseignes de leur fascination pour l’inexpliqué. On songe à Rodolphe II, qui, à Prague s’entiche de l’astronome Tycho Brahe, à l’Archiduc d’Autriche Ferdinand II, qui transforme Ambras en Babylone de l’insolite, tous deux modèles de ces grands qui excitent la verve des artisans. Pionniers, explorateurs de savoirs encore dans les limbes, ils usent de leur curiosité comme d’une sublime drogue pour l’esprit.
Par les planches éditées entre 1480 et le début du XVIIe siècle, on aura un aperçu de la profusion d’objets étonnants qui abonde dans ces prodigieux capharnaüms.
À l’orée du Grand Siècle, la curiosité s’associe à l’humanisme. À cet égard, l’Aixois Peiresc est exemplaire, qui inonde l’Europe de sa correspondance, à l’affût de toutes les connaissances, d’un éléphant aux inscriptions antiques, des plantes les plus rares aux dessins de Rubens, son ami intime. Enrôlé dans la cohorte des découvreurs, il se défie toutefois du surnaturel. Il inaugure le temps où, à la quête de l’étrange, succède la recherche de la beauté.
Comment, ici, ne pas évoquer Mazarin ? Son Excellence n’était pas le seul à être piqué par la curiosité. À la fin de son siècle, Le Trésor des almanachs, publié à Paris en 1691, détaille les possessions de plus de cent trente "fameux curieux". Il donne leurs noms et adresses, sans que nul ne songe à protester. Le fisc ignore ce genre de richesses, la "cote" n’existe pas davantage que le vol organisé. De plus, entre grands curieux, il est d’usage de se recevoir, afin de s’instruire et de se divertir.
Les décennies passant, la curiosité change de visage, préfigurant le "siècle des Lumières". Beauté, rareté, connaissances, pourrait bien être la devise de Joseph Bonnier de la Mossan, mort en 1745, l’un des fleurons les plus amusants et les plus mordus de notre petite histoire. Né coiffé, Bonnier va transformer son immense héritage et, accessoirement, les revenus de la trésorerie du Languedoc en un extraordinaire bric-à-brac. Muséologue avant la lettre, il le présentait au public avec fierté et passion. On peut en mesurer la magnificence et l’originalité grâce aux planches de l’époque conservées à la bibliothèque Doucet. Outre tableaux, porcelaines et bronzes, on y trouve un laboratoire de chimie, une apothicairerie, un tour de précision, l’outillage d’un orfèvre. Plus loin flottent des animaux aquatiques en bocaux. Là, sont conservés des accidents de la nature : squelettes de bossus, serpents à deux têtes. L’ethnographie, qui n’a pas encore conquis son nom, est présente, prémonitoire, sous la forme de deux sauvages Indiens grandeur nature. Cinq armoires sont aujourd’hui au Muséum d’Histoire naturelle, animaux desséchés acquis par notre confrère Buffon à la dispersion des biens de Bonnier.
Moins de trente ans plus tard, en 1772, est démantelé l’ensemble non moins glorieux de M. de Choiseul. Lui aussi aurait mérité d’être conservé en pied dans un bocal, vêtu de ses précieux atours. Dire qu’il eut le sens du faste et un goût prononcé pour la peinture ne serait que pâle litote. Pour ce duc et pair, ministre et, ajouterai-je, Grand Maréchal de la Curiosité et de la Haute Brocante, il n’importait pas de croquer la fortune de son épouse, de plonger la main dans les caisses publiques, pourvu qu’il embellît ses résidences ! Tombé en disgrâce, privé de ses bénéfices et rentes, Choiseul fut contraint de se retirer dans son domaine de Chanteloup, sans renoncer toutefois à son faste éclatant. En décembre 1771, la duchesse écrit : "La résolution qu’il a prise de vendre ses tableaux, nos diamants, une grande partie de la vaisselle et quelques objets à moi, pour payer une partie de ses dettes, représente un sacrifice énorme, mais il le fait de bonne grâce." La vente de 1772 n’allait pas combler le déficit, d’autant que Choiseul, comme si tout perdurait le mieux du monde, ne retrancha rien de son budget ni de son train. Les créanciers frappèrent à sa porte jusqu’à sa mort, en 1785. À sa femme, après qu’elle eut cédé à l’encan ce qui restait d’un ensemble sublime et d’un mari épris de beautés, il ne resta qu’à se retirer au couvent. Une preuve de plus que les vrais curieux, comme les ecclésiastiques, devraient choisir le célibat !
La sélection opérée par Choiseul se révélait remarquable par son originalité, comportant, entre autres, des Rembrandt, de cette peinture du Nord qu’on avait jusqu’alors écartée avec dédain. Avec Choiseul, disparaît ce que je nommerais la "curiosité aristocratique", insoucieuse de la valeur négociable des choses. Sébastien Mercier, dans son Tableau de Paris paru en 1790 évoque crûment la spéculation : "Nos seigneurs, sous le nom de curieux, sont le plus souvent des brocanteurs magnifiques qui achètent sans besoin, sans passion. Ces vases, ces bronzes, ces chefs-d’œuvre dont ils se montrent idolâtres, appartiendront à qui voudra les en débarrasser pour de l’or."
Si beaucoup de possédants furent engloutis dans la tourmente, ce n’est pas la Révolution qui a sonné le glas des cabinets de curiosité, mais bien plutôt le progrès, les halètements de la machine à vapeur, les craquements de l’arc électrique. Dorénavant, c’en est fini des baquets de Messmer et de l’ancienne curiosité. Pourtant, ces tentatives pour retenir, exposer en une seule maison ce que l’homme a produit en sciences, en technologie, en œuvres d’art, sont les pierres angulaires taillées pour lier la curiosité du passé à celle du temps présent. Au contact des Vinci et des Raphaël, les machines ont acquis de la noblesse, démontrant qu’elles sécrétaient leur propre grâce. L’idée est, pourrais-je dire, très moderne, qui associe la science à la beauté.
Il va de soi que, jusqu’ après la Révolution, ces sujets n’excitaient la passion que d’un très petit nombre. Les entreprises individualistes de quelques raffinés furent bientôt remplacées par de vastes établissements, sorte de conservatoires, mausolées de la beauté et de la culture : les musées !
C’est, sans doute, grâce à la plume des écrivains que les décors, leurs objets et les passions qu’ils enflamment commencent à pénétrer dans le coutumier. L’homme de lettres, sortant du "placard" où se résignaient à vivre Diderot et ses pareils, entend rivaliser avec ses modèles du tabellionage, du haut commerce, de la banque. N’est-il pas révélateur que Balzac, Stendhal, Flaubert, Mérimée, Zola, Baudelaire se prétendent férus d’objets ?
Balzac est particulièrement déchaîné. Sa correspondance en dit long sur un esprit en proie au feu de la brocante, un rêveur qui baptise sûrement quelques croûtes du nom prestigieux de Sebastiano del Piombo ou de Bronzino. Il est vrai que l’époque se prêtait aux trouvailles insensées, tant semblaient inépuisables des mines encore inexploitées.
La voici loin, la curiosité de jadis ! En subsiste seulement une sorte de nostalgie à l’égard des instruments anciens. C’est à prix d’or qu’on se dispute désormais astrolabes ou clepsydres, dont on serait généralement incapable de préciser l’usage. Trompe-l’œil, anamorphoses aux formes étranges sont vidés de leur contenu, de cette vie souterraine qui irriguait les cabinets d’autrefois, palpitant à la cadence des ailes d’anges ténébreux.
Les curieux ont-ils pour autant disparu à jamais ? Ont-ils cédé le pas aux collectionneurs qui, forts de leur fortune, acquièrent par fax, sans l’avoir vu, ce qui avait exigé tant d’invention et de fantaisie ?
Je crois plutôt que, si la curiosité a changé d’apparence, son âme demeure bien vivace. Elle n’a que l’embarras du choix, parmi la floraison d’objets nouveaux aux pouvoirs infiniment plus mystérieux que nos racines de mandragore. Sinon qu’il y manque trop souvent la main de l’homme, l’extravagance parfois déroutante dont étaient chargés jusqu’aux objets usuels.
Présentés chaque jour par l’actualité, sous toutes leurs faces, chanteurs, rouleurs de ballons, princesses sont devenus des objets de curiosité. Il n’est plus nécessaire que ce petit monde pose devant un Holbein, une Vigée-Lebrun, un Winterhalter ! A moins qu’il ne se reconnaisse dans une Nana de Niki de Saint-Phalle, un mobile de Calder, une machine de Tinguely, séduisants, inquiétants, empreints, eux, de la "gratuité" du geste.
À ceux qui ne se résolvent pas à trouver leur bonheur dans ces Encyclopédies contemporaines que sont les images diffusées à tout-va, il ne reste que l’homme. Ils seront toujours une poignée qui, à chaque génération, auront assez de génie, d’humour et d’esprit d’observation pour interpréter les connaissances à leur manière, émouvante, sensible, fût-elle la plus insolite. Le curieux retrouvera toujours les enfants des excitantes chimères d’autrefois. Dans le sombre cabinet du docteur Freud, parfumé aux cigares à trois pfennigs, toute une faune d’antiques trottait qui, au temps de Rodolphe, eût été peinte par Jérôme Bosch. Il suffisait à André Breton de toiser des moules à gaufres pour qu’enflés par ses charmes, ils se prennent pour les presses de Gutenberg. Quant aux guidons de vélos, Marcel Duchamp les éleva au rang des esclaves de Michel-Ange.
J’en reviens à nos Académies. De la française, on affecte volontiers de sourire. Mais, existe-t-il semblable institution qui, en guise de règlement, se réfère à ses propres traditions ? Qui, ouverte aux progrès des savoirs, se dérobe sagement aux avances de cette personne pâle, jolie un soir, ridée le lendemain : la mode ?
En conclusion, il me suffit d’observer mes confrères, au sein de cette maison, pour trouver à définir la curiosité. Son essence, sa substantifique moelle est faite de diversité, d’originalité, de singularité. Ses fidèles se fient à leur sensibilité, à leurs passions propres, sans s’arrêter au temps qui passe. Des feuilles mortes qui se ramassent à la pelle, ils ne garderont que la plus rare, fragment de leur herbier d’éternité.