Ces objets ... Objets de la passion des écrivains
Séance publique annuelle des cinq Académies
PAR
M. MAURICE RHEIMS
délégué de l’Académie française
La passion qui dévore souvent, depuis leur adolescence, ceux qui aiment les objets, va de pair avec le désir d’en connaître toujours un peu plus sur l’origine de ces choses et sur l’identité de ceux qui les ont conçus. En même temps, à force d’écouter et d’observer amateurs et experts jouer aux objets dans leur préau, et interpréter à leur manière : Mascarille, l’Avare, le Cocu, Turcaret ou le Bourgeois gentilhomme, le curieux voit de nouveaux chemins s’ouvrir, et les mille détours qu’empruntent tant de chefs-d’œuvre lui donnent à croire que c’est à plaisir qu’ils brouillent les pistes. Alors, quelle joie d’en retrouver ! Ainsi telle plaque d’évangéliaire en ivoire du Xe siècle, belle par elle-même mais rendue plus séduisante encore parce qu’après avoir appartenu à Othon Ier, Empereur d’Allemagne, puis saisie au vol par le Duc de Berry, on l’a retrouvé sur le bureau du Pape Jules II au lendemain de sa mort. Caressée au passage par François Ier voilà que la semaine dernière un milliardaire pétrolier, après l’avoir humée afin de vérifier si elle sentait encore l’encens des prêtres et des princes, l’a payée au prix de la rançon que Charles-Quint eût exigé du Roi de France pour le libérer. Mais tout cela n’est qu’artifice. À peine notre Texan aura-t-il exhalé son dernier souffle que, sous ses paupières encore ouvertes, sa jolie plaque jouera la danse des sept voiles en l’honneur de quelque nouveau voyeur.
C’est pourquoi nous compatissons au récit que le chroniqueur nous a laissé du périple de Mazarin lorsqu’égrotant, se traînant devant ses vitrines, pleurant à l’idée de jouir pour la dernière fois de ces visions enchanteresses, certains l’entendaient murmurer : « Mes chers enfants, bientôt je ne vous verrai plus. »
Qui a lu la correspondance de Stendhal, celle de Chateaubriand, ou bien encore le Cousin Pons, À Rebours, Manette Salomon et À la recherche du Temps perdu, en sait aussi long que le plus grand antiquaire, que le psychiatre le plus pénétrant, sur les motifs qui animent les hommes confrontés avec les objets.
Cette curiosité des romanciers est chose ici nouvelle. Le Sage est muet à ce propos. Fontenelle fréquentait-il le Salon et en parlait-il en rentrant chez lui ? Rousseau, si prolixe lorsqu’il s’agit de sa vie quotidienne, Diderot, l’inventeur de la critique contemporaine, ne se livrent guère non plus. S’il arrive à Voltaire de brocarder le Roi de Prusse qui, prétend-il, a acquis deux Watteau faux, il n’en dit pas plus sinon qu’il orthographie Watteau : V.A.T.O.
Si ces écrivains n’éprouvaient pas le désir passionnel de posséder des meubles de Crescent, des reliures de Derome ou des coupes en cristal de roche, s’ils semblaient ignorer ces rapports tactiles, en quelque sorte sensuels, avec les beautés qui ornent les palais et les églises, c’est certainement parce qu’étant artisans, et traités comme tels, en butte aux difficultés matérielles de la vie, ils n’avaient guère la possibilité d’en acquérir. La plupart vivaient modestement ; les privilégiés demeuraient à Versailles, au château, mais relégués dans quelque réduit. D’autres, employés à morigéner les moutards bien nés, étaient logés dans des communs comme l’étaient le chapelain ou le chef de cuisine. Nous ne savons rien de la manière dont était décorée la maison de La Fontaine ou celle de Boileau. Le mot même de décor aurait peut-être fait sourire ces hommes si on l’avait prononcé devant eux à propos de leur logis. Quelquefois, l’un des grands peintres de ce temps, convaincu de son génie, offrait à l’un d’eux, de le portraiturer. Ainsi, des toiles de La Tour et de Chardin, iront jeter un éclat insolite dans le petit appartement parisien de Diderot, meublé d’une table, d’une horloge, de quelques sièges. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, il n’est jamais question de la collection d’un homme de lettres, et si on pouvait affirmer que Beaumarchais était entouré de pendules, c’est parce qu’il en avait perfectionné le mouvement et que, affirme la légende, son père également en avait trafiquées. Si nous en savons un peu plus sur la psychologie des amateurs sous l’Ancien Régime, c’est grâce aux Mémoires des collectionneurs, aux comptes des artisans, aux correspondances des artistes, aux catalogues des ventes publiques.
Aucun des romanciers ne s’étend sur le décor de la vie, aucun d’entre eux n’a fixé pour la postérité Rubens proposant à Lord Aron-duel d’échanger quelques-unes de ses toiles contre une Vénus du ive siècle, l’abbé de Saint-Non poursuivant Watteau au M. de Caylus, attentif à enrichir sa collection de momies. Seuls des peintres nous révèlent de quelle façon on les collectionneurs, monde clos d’initiés, se réunissaient pour visiter une galerie d’art, nous donnant, ainsi, une idée du fascinant capharnaüm qui régnait chez le Prince de Salm ou chez le Grand Electeur, bazar de la beauté et du savoir où les Rembrandt voisinaient avec les mappemondes, les torses avec les écorchés. Combien devaient être insolites ces collections qui étaient le plus souvent une sorte de répertoire en chair et en os de ce que l’univers recélait de plus beau et de plus rare.
La caractéristique commune à ces gens, était en même temps que la plus authentique passion, le désintéressement, car, s’il était aisé de se procurer des chefs-d’œuvre à bon compte, il n’était pas pour autant facile de les revendre. Le monde des curieux était alors restreint comme l’étaient la fortune et la puissance. Si donc aucun romancier, aucun homme de théâtre, n’a jugé intéressant de puiser quelques sujets dans ce monde où on aimait les objets, c’est parce que les mobiles qui animaient ces gens étaient simples : ils aimaient la Beauté pour la Beauté.
Jusqu’à la Révolution française, les amateurs et les curieux, espèce rare, se connaissaient presque tous entre eux. Comme chacun avait ses manies, ils ne se disputaient guère. D’ailleurs, les objets abondaient, la spéculation sur les œuvres d’art était inexistante et le marché restait aux mains de quelques courtiers d’occasion : consuls, abbés de cour, folliculaires qui, au lever de quelques jolies dames, disaient des poèmes, rapportaient les potins de la ville et à l’occasion, proposaient de jolis bibelots. Si, par la suite, de Balzac à Proust, foisonnent des portraits d’amateurs, c’est que non seulement les mœurs ont profondément évolué, mais aussi la conjoncture économique et financière. Alors, le roman, miroir de la vie quotidienne, va enregistrer à ce sujet mille images. Ainsi, dans le roman, dans l’essai, dans les correspondances, nous constatons l’apparition de ces rapports sensibles de l’homme avec l’objet.
Quant à ceux qui se destinent à des carrières artistiques, il leur faut lire : Le Cousin Pons, Le Chef-d’œuvre inconnu, la Vendetta, la préface de Notre-Dame de Paris et celle de Mademoiselle de Maupin, l’Œuvre et Jean Santeuil. Ainsi, découvriront-ils chez la plupart des grands écrivains du siècle dernier, une telle passion pour ces choses qu’on se demande parfois si Balzac, les Goncourt n’ont pas choisi d’écrire sur les objets, faute de n’avoir pu être antiquaire si Proust n’a pas écrit À la recherche, quelque peu désespéré de n’avoir pas été Elstir en personne.
Des chroniques italiennes aux Mystères de Paris, de Madame Bovary à Aimé de son concierge, de Vingt mille lieues sous les mers à Nana, il est si souvent question d’objet, d’amour des vieilles pierres, de nostalgie du passé, d’épisodes relatifs à la vie des créateurs, des diableries qui naissent dans l’esprit des hommes lorsque la passion des objets les saisit, que le lecteur verra là, autant de preuves que la curiosité est devenue pour les hommes du XIXe siècle aussi importante que la religion, le rang social, l’avarice, la fête l’avaient été au siècle précédent pour une fraction de la population française.
Balzac, possédé par le goût des objets, est le premier à déceler dans cette passion des motifs inquiétants. Monsieur de Watteville, l’un de ses héros « comme complément à son existence, s’était donné la fantaisie des collections. Pour les médecins philosophes adonnés à l’étude de la folie, cette tendance à collectionner est un premier degré d’aliénation mentale, quand elle se porte sur les petites choses. Le baron de Watteville amassait les coquillages, les insectes, les fragments géologiques du territoire de Besançon ».
De même Balzac, passionné par les œuvres d’art, atteint de boulimie à leur égard, égratigne la surface de la pellicule humaine, et s’aventure dans le subconscient. Analyste impitoyable des travers humains, il fait de Pons un personnage de chair, de sang et de souffrance, tantôt pitoyable, tantôt déshumanisé, si vive est sa passion pour les choses inanimées. Notre auteur a d’autant moins d’efforts à faire pour donner vie à son personnage qu’il mesure par lui-même l’étendue du mal qui le ronge : posséder tout ce qu’il y a de plus rare et de plus beau, c’est son rêve, son obsession. Pons et Magus sont à Balzac ce que Bouvard et Madame Bovary sont à Flaubert, des gens dont il partage les phantasmes. Chaque fois que Balzac, qu’il s’agisse du Cabinet des Antiques ou du Cousin Pons, décrit par le détail quelques coins d’un salon, ses cheminées, ses flambeaux, ses toiles, on a l’impression qu’il dresse le plan de sa propre demeure et l’inventaire des objets qui forment son musée imaginaire. Ce qui intéresse le romancier n’est pas tant Pons, l’homme-objet, que les luttes qu’il doit sans cesse entreprendre contre un monde atroce et dérisoire. Il hait la Cibot et la Présidente Camuzot, il est fasciné par le marchand Magus, tant celui-ci a fait de son stock le plus sublime qui soit au monde.
Au reste, Balzac et le Narrateur de Proust ne sont pas toujours tendres pour ces gens, des êtres à part, pas méchants mais par certains côtés assez inquiétants. Des originaux, des asociaux, comme on dit, généralement avares tant ils ont besoin de tout ce qu’ils possèdent pour animer leur passion. Pauvre Swann, élégant, fier de son intérieur, humilié par Odette à propos d’une de ses amies dont il critique le goût : « Tu ne voudrais pas qu’elle vécût comme toi au milieu de meubles cassés, de tapis usés. » Entraîné dans les passions romanesques qui traversent l’univers littéraire, l’objet assume alors son rôle de substitut. Chez Stendhal, Balzac ou Proust, l’idée se fait jour qu’à l’origine d’une collection se trouvent des échecs irrémédiables. Tout cet amour que l’on a destiné à une femme qui n’en a pas voulu, on le reporte sur l’objet, objet-remède... Hugo nous en offre un saisissant exemple dans Les Misérables. Mabœuf, un vieil homme épris d’horticulture et de bibliophilie, qui possédait, dit Hugo, « comme tout le monde, sa terminaison en « iste » sans laquelle personne n’aurait pu vivre en ce temps-là ». Il n’était ni royaliste, ni bonapartiste, ni chariste, ni orléaniste, ni anarchiste, il était bouquiniste. Peu à peu, réduit à l’indigence, Mabœuf est contraint de se débarrasser des livres qu’il a collectionnés, aimés. 1848, le bibliophile rejoint les révolutionnaires. Pourquoi Hugo en a-t-il fait un insurgé ? Pourquoi Mabœuf se porte-t-il volontaire pour aller planter un drapeau sur la barricade face aux douze cents fusils invisibles ? Pourquoi s’écrie-t-il : « Vive la Révolution ! vive la République, Fraternité, Égalité et la mort », jusqu’à ce qu’une décharge lui réponde et qu’il s’abatte sur la barricade ?
Victor Hugo laisse planer un doute sur les mobiles de Mabœuf. S’agit-il d’un souvenir parental brusquement ressurgi ? Un des siens qui jadis, se serait battu sur d’autres barricades, ou bien ne s’agirait-il pas davantage du désespoir d’un collectionneur contraint de se priver, peu à peu, de ses livres aimés et qui aurait choisi ce moyen de se faire tuer ?
Plus on avance dans le siècle et plus collectionner devient un attribut du snobisme. « Odette », la belle Odette, avait la prétention d’aimer les antiquités et prenait un air ravi et fin pour dire qu’elle adorait passer la journée à bibeloter, à chercher du bric-à-brac, « des choses du temps ». Ce dernier terme en dit long sur les aspirations de la jeune femme et de ses pareils. « Etre du temps », c’est être comme cette amie qui avait invité Odette et chez qui tout était « de l’époque ». Swann amusé et intrigué pousse Odette. Que veut-elle dire par là, « de l’époque » ? « Moyenâgeux » répond la jeune femme après avoir réfléchi.
Ainsi apparaît aux yeux du lecteur de quelle manière Stendhal, Balzac, les Goncourt, Proust, jaugent l’épaisseur du jugement esthétique de toute une classe de la société, son manque de finesse, son indigence dans le domaine de la création, mais également à quel point tout geste accompli à l’égard de ces choses physiquement inertes peut être révélateur de troubles profonds.
Messieurs et Mesdames, un après-midi au milieu de vous ne suffirait pas à vous parler de Balzac, insensible aux reproches de sa mère. Pauvre Madame de Balzac qui, après avoir boursicoté, perdu beaucoup d’argent, a dû engager au Mont de Piété ce qu’elle avait de plus précieux ; elle écrit à Honoré : « Je suis arrivée au moment où il faut que je te dise : « Mon fils, du pain. ». » Pendant ce temps, Balzac vit la grande vie, voyage, spécule, imagine des affaires mirifiques, des histoires de mines d’argent en Sardaigne. Balzac, ce vieux mal-aimé par sa mère, du moins le croyait-il, écrit à Eve Hanska : « Tu seras à Beaujon comme une reine que tu es. Beaujon sera pour toi une ravissante bonbonnière. Je fais pour toi toutes les folies que Hulot et les Crevel font pour les Marneffe. » Beaujon, c’est cet hôtel particulier que Balzac décore et enrichit comme s’il était César Birotteau. Tout de même, il envoie quelques francs à sa mère, et puis, l’héberge, la chargeant de surveiller les travaux et les fournisseurs, alliant ainsi l’utile et la satisfaction. Il connaît le caractère vétilleux de Madame de Balzac : les fournisseurs se sentiront surveillés, la maison sera gardée pendant son absence. Enfin, peut-être ne déplaît-il pas au fils d’exhiber fièrement sous le nez de la pauvre femme qui mit tant de temps à reconnaître son génie,... les chefs-d’œuvre qui garnissent sa maison. De même, Baudelaire se sert des bibelots comme pour punir sa mère de trop l’aimer. Il lui emprunte de l’argent ; muni de ce viatique, il va chez le brocanteur, acquiert quelques objets puis lui écrit : « Il y avait là une ravissante jardinière, elle t’aurait plu infiniment, j’en suis sûre, mais que veux-tu, j’avais tout dépensé pour moi. »
Que dire de Marcel Proust qui va jusqu’à offrir à une maison de tolérance le canapé qu’il avait reçu en héritage de sa mère tant vénérée ?
Il me faudrait des pages et des pages pour évoquer la passion de Nodier pour les bouquins. Déjà en 1810, il se plaint de la hausse : « Jamais, écrit-il, les livres ne se vendront à des prix aussi extraordinaires, à moins que les riches ne deviennent encore plus bêtes et les libraires plus effrontés, ce qui est impossible. » Les années passent et la passion de Nodier ne fait que croître. Il écrit à son vieil ami Weiss : «J’attends avec impatience les livres que tu m’as promis. Les livres sont ma passion exclusive. Tu es condamné à pâtir toute ta vie de mes folies. L’argent, ajoute-t-il, est devenu si commun chez ceux qui en ont, et ils ont si peu de peine à le gagner que tout le monde collectionne, bibelote et brocante. » Car c’est vrai, et c’est chose nouvelle, la bourgeoisie a pris goût à la brocante et à ses bénéfices. Balzac, riche et toujours besogneux, se mue, à l’occasion, en courtier. En 1846 il écrit au critique Théophile Thoré : « Je ne vendrai pas ma tête de Greuze à dix mille francs, je la garde, mais à douze mille francs, je suis ébranlé et je ne la donnerai qu’à regret. » Il reçoit d’Allemagne un service de porcelaine décoré par Watteau. «J’ai le pot à lait, écrit-il, qui est magnifique et les deux boîtes à thé. C’est encore un objet que je puis céder si vous trouvez chaland. L’argent qui en proviendra retournera en tableaux. » Cette maison de la rue Beaujon qu’il a meublée somptueusement pour l’amour d’Eve, il ne l’occupera que trois mois à peine, il s’y éteindra victime d’une gangrène, suite, aux dires de Hugo, d’un choc de la jambe contre une encoignure en bronze, un de ces meubles somptueux et riches qui évoquaient le temps de Louis XV et qu’on nomme aujourd’hui Louis-Philippe ou Napoléon III. Mais peu importe que tout soit disparu, dispersé. La collection Balzac est bien intacte, conservée dans La Comédie Humaine et dans la volumineuse correspondance que l’auteur de Nana entretint journellement avec les siens. C’est lui l’antiquaire du Quai Voltaire, c’est lui Pons le Saint, c’est lui Magus la Canaille. Des regrets lui viennent : s’il eut été sage, il se serait installé dans trois petites pièces-cuisine. Après tout, écrit-il à sa sœur : « Si les choses échouent complètement, je reprendrai la bibliothèque et ce qui m’appartient rue Fortuny et je recommencerai philosophiquement la vie d’antan. Je n’aurai qu’une chambre garnie et cette perspective n’a rien qui m’effraie. »
Pendant que les amateurs enfiévrés raffolent de toutes ces choses, Chateaubriand, lui, les regarde d’un œil froid. De temps à autre, il cède à cette mode de l’archéologie qui sévit à Rome, mais c’est parce que ces fragments de marbre ou de bronze sont peut-être dignes de garder en mémoire les hauts faits dont ils furent témoins. Entreprendre une campagne archéologique lui permet d’approcher les morts et de leur prêter l’oreille lorsque ceux-ci, par l’intermédiaire de quelques poussières illustres, comme il dit, suggèrent un peu plus que l’inanité de la vie et le vide après celle-ci. « Je vais aller m’asseoir tous les jours au milieu de ces débris. À quel siècle, à quel homme appartiennent-ils ? Nous remuerons la poussière la plus illustre sans le savoir. » Et puis voilà que l’homme pratique reprend le dessus. La journée du terrassier romain coûte bien cher. Alors, l’élégant Monsieur de Chateaubriand écrit à Madame Récamier, à l’issue d’une journée de fouilles : «J’ai découvert des fragments de marbre, les indices sont excellents et j’espère trouver quelque chose qui me dédommagera de l’argent perdu à cette loterie des morts. »
« Dès mes plus jeunes années, la possession réelle des choses n’a jamais été un désir pour moi. Jamais rien ne m’a fait envie, en fait de palais, de voitures, de bijoux et même d’objets d’art », écrit George Sand. Elle est de cette race qui a fait siens ces mots de Béranger : « Voir, c’est avoir. » « Je ne tiens qu’aux choses qui me viennent des êtres que j’ai aimés et qui ne sont plus. » Comme cela arrive à tant d’entre nous, plus le temps passe, plus ces petites babioles héritées du temps passé prennent de l’importance. Pendant la Commune, elle, écrit : « Tu me demandes si j’ai quelque chose de précieux à cacher rue Gay-Lussac. Tous mes bibelots me sont précieux car se sont des souvenirs. »
Une fois encore la position de Jules Renard se révèle, à ce propos, amusante, digne de l’homme à la fois désabusé et sensible. Chez celui-ci la passion pour la littérature exclut toute autre. Il écrit dans son journal : « Celui qui aime la littérature n’aime ni l’argent ni les tableaux, ni les bibelots, ni le reste. Au fond Balzac n’aimait pas la littérature. Balzac est vrai, il ne l’est pas en détail. » Pourtant, trois ans plus tard, Jules Renard, cet ennemi des objets qui met en cause le goût littéraire de Balzac, se mue soudain en fétichiste : « Je donnerais cent petits chapeaux de Napoléon pour un bonnet de nuit de Balzac », affirme-t-il tout de go. Ce fils de paysan se méfie des objets. La séduction qu’ils exercent sur certains hommes au point de leur tourner la tête lui fait peur. Au retour d’une promenade aux Tuileries, il note dans son Journal : « Pour la première fois peut-être je regarde la forme des statues. Est-ce que je deviendrais gâteux ? »
Il arrive, Messieurs, que l’on s’étonne de m’avoir vu quitter un métier, somme toute, assez divertissant. Mais comment continuer à juger les objets après ce que Mallarmé a dit des experts : gens, pour qui une date est un mérite — l’estampille le succès !... établissant, tout bien pesé, des réputations sans importance — découvrant la peinture à la marque qui est derrière — affirmant le torse d’après la jambe qui manque — remplissant les in-folios de doutes sur la position de ce membre... Commis avérés de la collection, ils mélangent les mémorandums et l’ambition, et, réduisant l’Art à la statistique, ils « mettent en liasse » le XVe siècle et rangent par casiers l’Antiquité.
Colliger, comparer, compiler, classifier, contredire, voilà ce qui ne cessait de m’attendre. Heureusement, grâce à l’atmosphère légère et porteuse qui soulève cette coupole au-dessus du commun, grâce à vous, Messieurs, embarqués dans cette nacelle, je ne range plus « le XVe siècle en liasses et l’Antiquité par casiers ».