DISCOURS
DE
M. Félicien MARCEAU
délégué de l’Académie française
pour l’inauguration de la Place Marcel-ACHARD
à Paris, le 17 juin 1985
S’il est vrai, comme on l’a souvent dit-il y a même tout un début de chapitre de Balzac là-dessus — s’il est vrai que les lieux où nous habitons peuvent avoir sur nous une certaine influence et qu’il n’est pas indifférent d’habiter ici ou là, il n’est peut-être pas indifférent non plus que nos adresses nous rappellent quotidiennement ou évoquent à nos correspondants le souvenir d’une victoire, l’image d’une capitale lointaine ou l’exemple d’un flambeau de la science. Si cela est, cette place — outre l’idée de fraîcheur qu’implique l’idée de baptême — cette place ne peut trouver qu’une grâce bénéfique à se trouver placée sous le parrainage, sous le patronage, dans le sillage enfin de quelqu’un qui fut à la fois un grand auteur dramatique et un homme de cœur, de quelqu’un dont le nom seul déjà rappelle l’allégresse, la gaîté de ses pièces, de quelqu’un qui était l’incarnation même de l’amitié, de quelqu’un qui savait penser aux autres - et c’est bien pourquoi il a su si admirablement les décrire et les faire revivre sur la scène, de quelqu’un — beaucoup ici en peuvent témoigner - de quelqu’un qui ne laissait jamais passer une de nos joies ou une de nos peines sans y prendre part aussitôt par une lettre, une visite, un coup de téléphone. Fusion du talent et de la générosité dont je vois en quelque sorte le symbole dans le double sens ou le sens entier que, dans la vie de Marcel Achard, avait pris le mot œuvre. Œuvre, les pièces qu’il a écrites et toujours vivantes, toujours présentes. Et œuvre aussi, cet Orphelinat des Arts auquel son nom et celui de Juliette restent attachés.
Voulez-vous jouer avec moâ ? Si je reprends ce titre du premier triomphe de Marcel Achard, c’est parce que c’est un de ces titres miraculeux comme il arrive parfois aux auteurs d’en trouver et qui, ici, résument à la fois tout le théâtre et toute une œuvre. Tout le théâtre tant il est vrai que, même austère ou porteuse d’un message, comme disent les gens qui savent parler, toute pièce est d’abord un jeu où l’auteur dispose devant nous et doit nous faire accepter ses rois et ses dames, ses fous et ses cavaliers. Et toute l’œuvre de Marcel Achard où de titre en titre, de Domino à Auprès de ma blonde, de Turlututu aux Compagnons de la Marjolaine, nous allons si souvent retrouver la référence à ce qu’il y a de plus libre et de plus dégagé de la langue du sérieux : le jeu et la chanson. Voulez-vous jouer avec moâ ? Dans cette forme interrogative, reconnaissons la modestie de l’auteur, sa timidité, son trac même. Il ne S’impose pas, il propose, il invite, il nous tend sa pièce comme un cadeau. Voulez-vous jouer avec moâ ? Ce n’est pas le moi dont on a dit qu’il était haïssable, ce qui d’ailleurs se discute, ce n’est même pas le moi sûr de lui et qui se carre, c’est un moi pudique, déguisé, qui n’ose se présenter que derrière son grimage de clown, avec son faux-col jusqu’aux oreilles et ses chaussures pointure soixante. Voulez-vous, nous dit Marcel Achard, voulez-vous entrer avec moi dans cet univers bariolé où, tout en jouant, en nous amusant, j’essayerai de vous montrer la vie et ses lignes de crête ou ses lignes de force.
Lignes de force dont, dans tout le théâtre de Marcel Achard, la principale, l’essentielle est l’amour. Pour lui, c’est simple, l’amour, c’est tout et un de ses personnages nous le dit : Qui n’a pas d’amour n’a rien à perdre. Marcel Achard le sait bien pourtant, qu’il y a aussi d’autres passions et d’autres forces. Il a trop baigné dans ce siècle et, comme immergé dans ses profondeurs, derrière les hublots de ses énormes lunettes, il l’a trop observé pour ne pas savoir que la haine et l’envie, ça existe, que l’argent, ça existe. Mais si impassible que soit un auteur et si acérée que soit son observation, il ne peut pas empêcher sa propre passion de faire irruption dans son œuvre et de gouverner sa vision du monde — et c’est même ce qui en fait l’originalité, la saveur et le prix. C’est la passion de l’auteur qui, loin de lui brouiller lé regard, lui donne ce don de double vue ou de vue plus loin sans laquelle il n’y a pas de grand écrivain. Dans Patate, l’envie et la rancune sont bien là mais, de réplique en réplique, elles s’effilochent. Ailleurs, l’argent est là et son pouvoir est redoutable. Mais ce pouvoir reste court et bientôt, plus ou moins vite, il rend les armes à l’amour, à l’amitié quand, plus simplement encore, il n’est pas submergé sous la brusque marée de l’insouciance. S’il m’est permis d’utiliser ici un vocable brutal, dans l’œuvre de Marcel Achard, les salauds, on dirait que, d’être salauds, ça les fatigue. Ou qu’ils s’aperçoivent que cela ne les mène pas loin. Entre tous ces personnages, entre ces amants qui refusent de voir les mensonges de leur partenaire, ces photographes de foires voués à des gains hasardeux, ces escrocs qui demandent trois cent mille francs et qui repartent en n’ayant obtenu qu’un ticket de métro, reconnaissons le trait commun et j’ose dire la vertu commune : l’ingénuité, par quoi nous retrouvons l’amour, cet amour qui, lui aussi, chaque fois et pour chacun de nous, est neuf, inédit, reparti à zéro, qui nous ramène chaque fois à Adam et Ève et à la fraîcheur des premiers jours du monde.
Ingénuité mais attention ! Une ingénuité si résolue, si entêtée, si fermement retranchée en elle-même comme une forteresse qu’elle devient armure, carapace, moyen de défense, voire moyen de conquête. Pris entre une Marceline qui le trompe et un Clo-Clo qui le gruge, le héros de Jean de la Lune s’obstine à ne voir en eux que l’amour le plus vif et l’amitié la plus désintéressée. Sa force de conviction est telle qu’il réussit à les amener à cette image qu’il s’est faite d’eux, qu’il les oblige à devenir ce qu’il veut que, tous les deux, ils soient. L’élan du cœur est une flèche qui va droit à la cible. Comment s’étonner alors qu’il arrive plus vite que la ruse ? L’ingénu est quelqu’un qui n’a qu’une idée en tête. C’est un assez sûr moyen de triompher de ceux qui en ont plusieurs et qui s’y prennent les pieds. Ces ingénus, le monde les appelle des idiots. Marcel Achard relève le mot comme un défi, il l’inscrit en lettres de feu au fronton d’un théâtre et il en fait une de ses plus belles pièces.
Cette ingénuité porte encore un autre nom : c’est le don d’enfance, c’est cette part d’enfance qui reste en nous et qu’il nous faut sauver parce qu’elle nous sauve. Dans une des dernières pièces de Marcel Achard, sa Lucrèce Borgia, au milieu des machinations et des scélératesses de cette redoutable famille, nous entendons, comme proférée dans un songe, cette parole étrange : « Nous avons commis un crime contre notre enfance ». D’une seconde à l’autre, ces palais romains s’effacent et il n’y a plus qu’un grand jardin où deux enfants se regardent, où ils se retrouvent non au bout mais à l’aube de leur vie et où, je crois, j’espère, ils ont fini par sourire.
C’est sur ce sourire que je voudrais finir cette trop brève évocation de Marcel Achard. De là où il est, il ne comprendrait pas, j’en suis sûr, que cet hommage lui soit rendu sans que passent aussi ce sourire’ et même ce rire, ce sourire et ce rire qui courent tout le long de son œuvre et qui l’éclairent. En vous remerciant, Monsieur le Maire, en vous remerciant au nom de l’Académie française, au nom de la Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques, au nom de l’Orphelinat des Arts, au nom des amis de Marcel Achard et de ses spectateurs, au nom du théâtre enfin, je voudrais ajouter un remerciement particulier pour l’heureuse inspiration qui vous a fait choisir, pour l’honorer, non une rue où les voitures auraient imposé leur loi, mais cette place. Sur une place, et sur celle-ci particulièrement, il est encore permis de jouer. Sur cette place, un enfant pourra venir et dire aux autres : Voulez-vous jouer avec moi ?