SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
le jeudi 15 décembre 1977
Un écrivain célèbre inconnu
Messieurs,
Que, d’un homme célèbre, on puisse oublier qu’il a été aussi un écrivain, la chose est encore ordinaire. Elle l’est moins lorsqu’il s’agit d’un homme dont le nom, la réputation ne sont parvenus jusqu’à nous que parce qu’il a écrit, d’un homme dont les aventures, s’il n’avait pas écrit, ne nous seraient connues que par quelques allusions dans les Mémoires ou les correspondances de son temps.
Première singularité. Ce n’est pas la seule. Cet homme dont je veux vous parler, cet homme qui a écrit, on l’a souvent comparé à d’autres. Mais à d’autre quoi ? À d’autres écrivains ? Jamais ou rarement. Quand on le compare, c’est presque toujours non à des écrivains mais à des héros de pièces ou de romans et comme s’il était lui-même non un écrivain mais un héros de roman. Quand on le compare, c’est à Gil Blas, non à Lesage, à Figaro, non à Beaumarchais, au Valmont des Liaisons dangereuses, non à Laclos, à Lovelace, non à Richardson, à Don Juan, non à Molière. C’est oublier ceci qui me paraît pourtant de quelque conséquence : que, pour exister, Figaro a eu besoin de Beaumarchais, Gil Blas a eu besoin de Lesage. L’homme dont je vous parle, pour exister, n’a eu besoin de personne, si ce n’est de ses parents. Il a existé vraiment, en chair et en os, il est né et il est mort, il a pesé de ses deux pieds sur la terre. Et, pour accéder à cette existence plus haute de héros, de personnage, il n’a eu besoin de personne non plus. Il l’a fait lui-même. Sans prétendre ici que son talent égale celui des écrivains que je viens de nommer, on peut cependant dire ceci : qu’il a été Figaro et Beaumarchais à lui seul, qu’il a été tout ensemble Gil Blas et Lesage, Valmont et Laclos, couvert d’aventures comme les premiers, mais rivé à sa table à écrire comme les seconds. Cela lui donne déjà, on en conviendra une dimension particulière.
D’autres écrivains, il est vrai, ont parlé d’eux-mêmes ou ont créé des personnages qui leur ressemblaient comme des frères, le René de Chateaubriand, le Werther de Goethe, l’Adolphe de Benjamin Constant ou même le Bloom de Joyce. C’était encore au prix de quelques transpositions ou de quelques alibis. Ici, point d’alibis, point de ressemblances, C’est bien sur lui-même que l’homme dont je vous parle a écrit. Il y a identification complète entre le personnage et l’écrivain, entre le héros de roman et son scribe, au point que le héros a fini par faire un peu oublier le scribe. Cela est si vrai que, dans le Larousse, à côté de son patronyme, figure non sa qualification d’écrivain, mais la qualification qui convient à son personnage.
D’autres écrivains aussi ont écrit leurs mémoires. Il n’en est pas émergé un héros de roman. Malgré Les Confessions ou les Mémoires d’Outre-Tombe, nous ne songeons pas à dire, de tel de nos amis ; c’est un Jean-Jacques Rousseau ou c’est un Chateaubriand. Alors que nous dirons facilement : c’est un... Attendez, le nom va venir. Nous ne sommes pas encore au bout de nos singularités. D’autres écrivains, et souvent moins célèbres, ont donné leur nom à une rue ou à un boulevard. Celui-ci, sauf erreur, n’a sa rue nulle part. Mais son nom a brillé en plus grosses lettres, en lettres de feu, aux frontons des cinémas. Et pas au titre de scénariste, de dialoguiste au d’auteur de l’ouvrage original, au titre de héros, de personnage principal. Et pas seulement une fois mais, si je ne me trompe, dans sept films différents, ce qui est moins que Jeanne-d’Arc ou Carmen mais ce qui est plus que Manon Lescaut et autant que la Dame aux Camélias. Trouvez-moi un autre écrivain qui ait eu un destin si rare. Et lorsque tombe la nuit, lorsque les plaques des rues s’estompent et ne se déchiffrent plus qu’avec peine, lorsque, un peu plus tard, les tableaux lumineux des cinémas s’éteignent à leur tour, le nom de notre homme, lui, résiste encore. Messieurs, je voudrais vous parler du seul écrivain, à ma connaissance, qui ait donné son nom à des boîtes de nuit, à ces boîtes qu’il serait plus juste peut-être d’appeler des boîtes contre la nuit, à ces lieux clos où, sous le feu des projecteurs roses ou lilas, des couples exténués récusent la nuit et rament désespérément pour gagner les rives plus rassurantes de l’aube. Ainsi, au soir de sa vie, en exil, sans ressources, recueilli par charité dans un château étranger, réduit à de mesquines colères parce que ses spaghetti n’étaient pas cuits al dente, l’homme dont je vous parle a refusé l’obscurité qui tombait autour de lui, il a voulu lutter contre l’oubli auquel tout le destinait, il a écrit ses Mémoires et ce sont eux qui ont porté jusqu’à nous son souvenir. Mais assez de ce jeu de cache-cache dont, sans doute, vous avez maintenant deviné l’objet. Messieurs, je voudrais vous parler de Casanova.
Je sais. Peut-être plus particulièrement encore sous cette Coupole, le nom peut faire sursauter. Ni Casanova, ni ses Mémoires n’ont une réputation irréprochable. C’est le châtiment de ceux qui, leur vie durant, leur œuvre écrivant, se sont trop occupés des corps. Ils attirent aussi les mauvais lecteurs et les éditeurs à couvertures trop bariolées. Tous ces corps forment comme un poids qui tire les œuvres vers les bas rayons des bibliothèques, vers les compartiments qu’on ferme à clef pour les enfants, qui les enfonce même dans ces abîmes où les historiens littéraires et les faiseurs d’anthologies renoncent à s’aventurer. La postérité est volontiers sourcilleuse. Reste à savoir si, en l’occurrence, elle a tout à fait raison.
Que, dans les Mémoires de Casanova, l’alcôve occupe une grande place, il est difficile de n’en pas convenir. Mais il y a tout le reste, dont la place est plus importante encore. À première vue, et sur la foi de sa réputation, on pourrait avoir l’impression que la grande affaire de Casanova, c’est de séduire les femmes. À y regarder de plus près, on s’aperçoit que, dans sa vie, les femmes ne sont guère qu’un ornement, une guirlande. Une guirlande dont l’auteur s’attarde volontiers à décrire les volutes. Guirlande quand même et rien de plus.
Cette proposition pouvant surprendre, il me faut peut-être la justifier. De Casanova, souvent, on a fait une manière de Don Juan. Je tiens qu’il en est le contraire, même si leurs itinéraires parfois se croisent. Se croisent comme deux routes qui, par définition, si elles se croisent, ne sont pas parallèles. Je ne parle pas ici seulement du Don Juan classique, je parle aussi de ses héritiers, le Valmont des Liaisons dangereuses, le Lovelace de Clarisse Harlowe, qui sont les contemporains de Casanova, qui vivent dans les mêmes conditions historiques que lui et, à peu près, dans les mêmes milieux. Notons déjà ce premier trait : Valmont et Lovelace sont méchants. Il y a dans leur démarche quelque chose d’implacable. Parce que, pour eux, l’amour est un combat et que leur plaisir est de vaincre. Pour Casanova, l’amour n’est qu’une complicité et le tout est de s’entendre. Il y a mille défauts à lui reprocher. La méchanceté ne figure pas au tableau. Chez les Don Juan, les ruptures sont cruelles. Chez Casanova, elles se font à l’amiable. Il quitte rarement une femme sans se préoccuper de son sort, sans lui laisser de l’argent, une voiture, un remplaçant. Quand il peut la marier, bien entendu avec un autre, il est aux anges et il essuie une larme. « Quel plaisir pour moi, écrit-il, de me voir le ministre du bonheur que le sort destinait à cette charmante créature. » (VI, 151 .) Parce que, pour les Don Juan, l’amour est un combat, ils cherchent les conquêtes difficiles. Valmont s’attaque à Mme de Tourvel qui est une dévote. Lovelace s’en prend à une fille pieuse. « Non, mon cher, s’exclame un autre Don Juan, celui de Restif de la Bretonne, les femmes que tu as eues ne sont rien, une jolie prude les surpasse toutes. » Point de prudes chez Casanova. Il y a bien, dans sa liste, deux religieuses. Mais l’une, sur le chapitre, est déjà plus délurée que lui, et l’autre est incrédule. Mme de Tourvel, elle, est une dévote véritable et, dans les plis de sa robe, c’est la défaite de Dieu qu’elle entraîne. Don Juan — Molière l’a fort bien vu et c’est ce qui fait encore la grandeur déroutante et sulfureuse de sa pièce — Don Juan est foncièrement un ennemi de Dieu. Il ne se conçoit que dans une société où la morale est forte, où il y a quelque plaisir à la défier. Rien de tout cela, mais pas l’ombre, chez Casanova. Les femmes faciles, voilà son affaire, ce qu’il appelle les rieuses, souvent même des femmes qui vivent de leurs charmes et, dans la guirlande que j’évoquais, ce sont elles qui dominent. Là où Lovelace s’écrie : « I love opposition », Casanova, comme en écho, répond : « Je détestais les Pamélas. » La moindre résistance, il prend son chapeau et s’en va. Don Juan marche sous le pavillon du désespoir et c’est le désespoir qu’autour de lui il répand. Casanova marche sous le pavillon de la bonne humeur et c’est elle qu’il suscite. Don Juan veut la femme entière, âme comprise. Casanova ne lui demande que sa peau. Dans la démarche de Don Juan, il y a une sorte d’ascétisme. Valmont peut parler de la pureté qui naît de l’excès même du plaisir. Aucune pureté chez Casanova et moins encore d’ascétisme. Casanova aime les femmes comme il aime les autres plaisirs de la vie, le théâtre, le jeu, la table, les bijoux, les tabatières. Valmont peut dire : « Je ne veux rien devoir à l’occasion. » Pour Casanova, toute occasion est bonne à prendre. Bien plus, cette rage de vaincre, ce plaisir de séduire, ces marches et ces contre-marches du désir, tout cela qui est si évident chez les Don Juan, pour Casanova n’offre guère d’intérêt. Ce plaisir de séduire, dès qu’il en a les moyens, nous le verrons le déléguer à son portefeuille. « Je lui offris six francs. » Au tarif près, cela devient un refrain. Imagine-t-on don Juan payant ? Où serait sa victoire ? Casanova, lui, se moque bien de la victoire. Un moment de plaisir, c’est tout ce qu’il demande. La méthode des six francs lui paraissant encore trop lente, souvent il s’adresse directement au père, à la mère, voire au mari : « Je ne vous prêterai pas les mille sequins, dit-il, au comte A.B., je vous en ferai présent dans la personne de votre femme, tête-à-tête ; mais en les recevant, il faut non seulement qu’elle soit bonne et complaisante, mais encore douce comme un mouton. » (V, 521.) À une maman de cinq filles, il dit : « Vous avez besoin de vingt guinées pour ne pas aller en prison : elles sont à votre disposition dès que l’une de vos cinq comtesses aura passé une nuit joyeuse avec moi. » (VII, 32.) Où le séducteur ? Casanova ne choisit même pas : « Une des cinq... » Il n’y a plus qu’un jouisseur brutal. Il n’y a plus que le client qui fait descendre ces dames au salon. Un signe encore qui achève de nous éclairer : dans les Liaisons dangereuses, enlevons les entreprises amoureuses, il ne reste rien ou pas grand chose. Enlevons-les des Mémoires de Casanova, nous y perdons certes beaucoup de pages, mais le dessin général de cette vie n’en est guère modifié.
Parce que la grande affaire de Casanova n’est pas là. Sa grande affaire, sa préoccupation principale, son mobile essentiel ou, comme on dit maintenant, ce qui le fait courir, c’est qu’il doit gagner sa vie. Ou, si on préfère des termes plus relevés, c’est qu’il lui faut s’insérer dans la société, en tirer sa subsistance, et ce sans disposer d’aucun de ces points fixes, naissance, fortune, profession, qui lui permettraient d’y trouver son point de chute ou son échelon exact.
Encore quand il vivait à Venise, disposait-il de quelques références, de quelques relations. Après son évasion, il devient un exilé, c’est-à-dire un homme dans le vide. Cette évasion a fait du bruit, elle lui a donné un certain lustre, on l’invite volontiers pour la lui faire raconter. Cela constitue une carte de visite, non un moyen de subsistance. Et, d’autre part, nous sommes là devant un homme que tout à la fois son tempérament, son énergie, son intelligence, sa culture, son aplomb, son manque de scrupules poussent à ne pas se contenter des moyens ordinaires ou de ressources modestes. Il lui faut briller, parader, dépenser, gesticuler, occuper le devant de la scène. Il lui faut l’habit brodé, les chaînes d’or, le chapeau à plumes et un carrosse pour contenir le tout. D’où la tournure que va prendre sa vie. D’où cette impatience qui le fait sans cesse courir d’une ville à une autre. Un de ses commentateurs a calculé qu’en moyenne il n’était resté dans chaque ville que trois mois. C’est du galop. D’où aussi cette démarche d’équilibriste, de funambule, le pas qui se veut assuré, mais longeant des précipices. D’où aussi, d’une ville à l’autre, ces étonnantes variations, ces différences du tout au tout que l’on peut constater dans l’accueil qui lui est fait et dans les milieux qu’il fréquente. Ici, il est fêté. Ailleurs, il est expulsé ou il doit partir plus tôt qu’il ne l’avait pensé. Ici, il fraie avec la meilleure société, il dîne chez les ministres, il est reçu par le souverain. Ailleurs, il doit se contenter de la clientèle des maisons de jeux. Ici, des marquises. Ailleurs, des catins. D’où aussi, dans ses Mémoires, ces zones d’ombre, ces épisodes pas très clairs, ces personnages surgis on ne sait trop où, soit parce que cela le gêne de préciser, soit parce qu’il a été mêlé à des secrets, soit encore parce que, comme tout aventurier, il aime assez laisser planer quelque pénombre. D’où enfin l’intérêt de ses Mémoires. Planté en diagonale à travers l’Europe et traçant une autre diagonale à travers la société de son temps, ayant parcouru l’une de long en large et l’autre de bas en haut, Casanova a beaucoup vu et il a vu ce que d’autres ne pouvaient pas voir. Après le Président de Brosses et avant Stendhal, il a écrit ce qu’on pourrait appeler Les Mémoires d’un Touriste. Mais là où le Président et Stendhal se bornent à l’Italie et à la France, Casanova a enjambé dix autres frontières. Premier élargissement. Là où le touriste se contente de débarquer, d’admirer, de se promener, de repartir, Casanova, lui, lorsqu’il arrive dans une ville, c’est pour en tirer pied ou aile. Il lui faut forcer les portes, fréquenter l’habitant, se faire recevoir, trouver quelque dupe, faire son nid, creuser sa galerie. Deuxième élargissement. Autre connaissance, plus intime, connaissance de, l’intérieur. C’est ce qui rend son témoignage précieux et peut-être irremplaçable.
Témoignage, bon. Mais la première vertu qu’on demande à un témoignage, c’est la vérité. Cette vérité, Casanova la dit-il ? Est-il toujours digne de foi ? Dans ses Mémoires, à ce sujet, il se met volontiers la main sur le cœur : « J’ai dit vrai jusqu’ici, écrit-t-il, sans considérer si la vérité m’était favorable ou non. » (VII, 471). Ou encore : « J’ai fait bien des sottises dans ma vie, je le confesse avec autant de candeur que Rousseau et j’y mets moins d’amour-propre que ce grand homme. » (V, 368.) Jolies déclarations. Ce qui nous retient un peu d’y croire, c’est que, de toute évidence, nous sommes devant un menteur. Je veux dire devant un homme qui, toute sa vie, a beaucoup menti. Passons sur ses mensonges à l’égard des femmes. Lorsque, à l’une d’elles, il dit : « Tu es la première femme qui... » et qu’elle répond : « Tu es aussi le premier amour de mon cœur. » (I, 253.) on peut encore penser qu’ils ne sont dupes ni l’un ni l’autre et que ce sont là ce qu’on pourrait appeler des mensonges de courtoisie. Il y en a de plus graves. À l’occasion, Casanova ne recule pas devant l’imposture et il en convient sans embarras excessif. Rencontrant un autre imposteur, il n’a garde de le démasquer. « J’aurais eu mauvaise grâce, écrit-il, à me déclarer l’ennemi des aventuriers, sentant que je l’étais passablement moi-même et que je devais lui passer ses mensonges puisque, du plus au moins, tous les aventuriers sont imposteurs. » (V. 45.) À part le jeu où, trop souvent, à tort ou à raison, ses partenaires ont tendance à surveiller ses cartes, une de ses grandes ressources est le charlatanisme. Il joue au mage, au fakir, il a recours à des sciences occultes dont il ne croit pas le premier mot. Avec la vieille marquise d’Urfé, il se livre à des opérations dont il faut bien dire qu’entre elles et l’escroquerie, la différence est mince. Ajoutons-y le goût de la mystification, forme joviale du mensonge. Chez Casanova, d’ailleurs, les deux souvent se rejoignent. Au début de leurs relations, Mme d’Urfé raconte qu’elle a eu une fille du divin Horosmadis. Casanova : « Vous êtes bien sûre que Monsieur d’Urfé n’était pas son père ? Mme d’Urfé : Monsieur d’Urfé ne m’a plus connue depuis qu’il m’a vue couchée à côté du divin Anaël. — C’est le génie de Vénus. Louchait-il ? — Extrêmement. Vous savez donc qu’il louche ? — Je sais aussi que dans la crise amoureuse il délouche. — Je n’y ai pas fait attention. » Pour compléter la galerie, voici même le mensonge par omission. Frédéric II le prenant pour un architecte hydraulique, Casanova ajoute : « Je baissai la tête, ce n’était ni oui ni non. »
Bien entendu, tout cela ne prouve pas encore que, dans ses Mémoires, Casanova ait menti. Aventurier charlatan, homme à femmes, il avait mille raisons de mentir. Au moment où il écrit, ces raisons ont disparu. « Comme ces Mémoires ne verront le jour que lorsque je ne serai plus de ce monde, écrit-il, je n’aurais aucun intérêt à farder la vérité. » (IV, 27.) L’ennui, c’est que, de temps en temps, nous l’avons vu aussi mentir sans raison. Relatant un de ses mensonges, il ajoute : « Cette fable que je débitai sans préméditation et par cette manie de mon esprit qui se servait souvent à mon insu du ministère de ma langue... » (V, 34.) Notons les termes : sans préméditation... à mon insu... À la lettre, Casanova ment comme il respire, avec le même naturel. Ou encore on a l’impression que, pour lui, la vérité et le mensonge, la version exacte et la version fausse se présentent à égalité, sur le même plan, et que le choix entre les deux est tout à fait libre. Bien plus, on a l’impression que ce léger effort que nous devons faire pour choisir le mensonge, chez lui c’est à propos de la vérité qu’il en a besoin et qu’il lui faut se raisonner pour la dire. Il lui échappe à ce propos une phrase singulière : « J’ai toujours trouvé des gens qui se sont intéressés à mes déboires et qui m’ont aidé. L’artifice que j’employais pour cela était de conter la chose simplement et telle qu’elle était. » (I. 148.) La vérité devenue artifice, la vérité transformée en duperie, on conviendra que la conception est originale. Ailleurs encore, il écrit : « J’ai toujours aimé la vérité avec tant de passion... » Voilà un début prometteur. La suite nous fait déchanter : « J’ai toujours aimé la vérité avec tant de passion que souvent j’ai commencé par mentir afin de parvenir à la faire entrer dans des têtes qui n’en connaissaient pas les charmes. » (Préface, p. XXVII.)
Nous voici ici devant deux propositions qui ne sont pas sans rappeler les sophismes des rhéteurs grecs ou, plus près de nous, les pièces de Pirandello. Dans la mesure où Casanova nous avoue que, dans sa vie, il a beaucoup menti, nous serions tentés de croire que, dans ses Mémoires, il est sincère. Mais dans la mesure où il a toujours menti, nous pouvons aussi bien nous demander s’il ne continue pas, ou même s’il est encore capable de démêler la vérité. Cela aussi, il le dit lui-même : « À force de répéter un mensonge, on finit par croire que c’est la vérité. » C’est que c’est une étrange mécanique, le mensonge, et dont le menteur ne se dégage pas si aisément.
Reste à essayer de délimiter jusqu’où vont ces mensonges ou à chercher sur quoi il a menti. Que, dans le récit de ses aventures galantes, il ait parfois embelli, rajeuni, anobli ou ennobli ses conquêtes, c’est probable. Que, relatant ses entretiens avec les grands de ce monde, il se soit parfois prêté ces répliques si spirituelles que généralement on ne trouve que le lendemain, c’est probable aussi. Ce sur quoi il n’a pas menti, parce qu’il n’avait aucune raison de le faire, parce qu’on ne voit même pas comment il l’aurait fait, c’est le décor de ces aventures, ce sont les circonstances, ce sont les usages et les états d’esprit, ce sont les milieux où tout cela se passe, c’est cette sorte de radiographie de cette société que, même sans y penser, il projette devant nous. Et c’est là qu’il peut être excellent.
Un aventurier. C’est le terme par lequel lui-même se définit. Apostrophant un individu, « Infâme gazetier, lui dit-il, je suis ce Casanova aventurier... » Aventurier dans le meilleur sens du terme, mais aussi dans le pire. L’homme qui prend des risques, à cheval sur l’événement, toujours disponible, toujours prêt à saisir la balle au bond et l’occasion par le plus mince de ses cheveux, l’homme qui jamais ne s’arrête, qui bouillonne, qui se mêle de tout, l’homme enfin selon la définition de Sainte-Beuve, « qui ne dit jamais non aux choses ». Voilà pour le meilleur sens. Il y a aussi l’autre, le pire : l’homme dont les ressources ne sont pas toujours avouables, l’homme qui doit songer au lendemain, l’homme souvent à la lisière des lois. Se prolonge ici sa différence avec Don Juan, avec Valmont, avec Lovelace. Aventurier, ce n’est pas tout à fait un métier, mais cela s’en rapproche. Don Juan et Valmont n’ont aucun métier du tout. En face de ces aristocrates à qui la naissance tient lieu tout ensemble de carte d’identité et de ressource, Casanova est le roturier, il est déjà le représentant de cette autre classe qui la cherche encore, son identité, qui commence à s’affirmer, qui affronte son siècle les mains nues. À peu près dans le même temps, nous voyons, au théâtre, s’amorcer les revanches de ce qu’on a appelé jusque-là les valets. Nous entendons le valet-fripon de Turcaret s’écrier : « Le règne de M. Turcaret est fini. Le mien commence. » À certains égards, Casanova est de la famille. Nous avons vu avec quelle brutalité il lui arrivait de traiter les maris-comtes et les mamans-comtesses. On peut penser que le fils de deux obscurs comédiens, que le petit-fils du cordonnier vénitien y trouvait quelque plaisir. Et, comme dans le triomphe du valet de Turcaret, on peut voir là se dessiner tout ensemble le déclin d’une classe et les revanches d’une autre qui, en attendant une plus violente explosion, déjà dupe, défie et malmène la société avec une si insolente désinvolture.
Un Figaro, a-t-on dit. À condition, ici encore, de rectifier immédiatement. Un Figaro mais qui aurait son bachot. Casanova connaît le latin et le grec. « C’est un puits de science » nous dit le prince de Ligne qui ajoute : « Je n’ai jamais vu personne de plus fort que lui sur les auteurs classiques. » Cet aventurier s’intéresse aux choses de l’esprit. Quand il arrive dans une ville, son premier soin — et avant même d’y chercher une femme — c’est de demander le Journal des Savants. Passant à Wolfenbüttel, il s’empresse d’y visiter la bibliothèque, y reste toute une semaine et ajoute : « Je puis compter ces huit jours au nombre des plus heureux de ma vie. » (VII, 84.) Un Suisse, Bernard de Muralt, qui l’a rencontré, nous dit : « Il sçait beaucoup. Il parle de tout avec beaucoup de feu, paraît avoir prodigieusement veu et leu. » En ajoutant ceci qui nous laisse plus sceptiques : « On dit qu’il sçait toutes les langues orientales. » Tout Casanova est là : il sait beaucoup et son toupet fait croire qu’il en sait davantage. Catherine II lui parle de la réforme du calendrier, Frédéric II l’interpelle sur les forces militaires de Venise, le roi de Pologne l’entreprend sur Horace. Chaque fois, notre homme répond avec pertinence. Son aplomb le sert beaucoup, c’est entendu. Mais il y a des hommes à aplomb qui se couvrent de ridicule. Casanova rarement — il est vrai que c’est lui qui raconte. C’est l’homme qui demande une entrevue à un ministre en disant : J’ai une idée. Il n’en n’a aucune mais il la trouve au cours de l’entretien. Il a des notions de tout. Sur chaque pays qu’il visite, il a quelque chose à dire. Charlatan, nous l’avons vu, mais le charlatanisme demande encore quelque teinture. Entre deux parties de pharaons, il écrit. Il écrit même beaucoup. Citons entre autres choses une Histoire de la Pologne, une traduction de l’Iliade et L’Icosameron, qui est déjà un roman de science-fiction. Et enfin, il y a ses Mémoires dont Sainte-Beuve a pu dire qu’ils étaient écrits dans le français, « le meilleur et le plus facile » et auxquels il trouve « comme je ne sais quelle grâce des Sévigné, des Choisy et des Bussy ». Grâce à ces Mémoires, le charlatan se sauve de la vulgarité. Grâce au charlatan, et parce qu’il a vécu d’abord ce qu’il raconte, l’écrivain prend de l’accent.
Tel est l’intérêt de Casanova. Héros, témoin et narrateur, il nous donne en sa personne un exemple, en la personne des gens qu’il a connus, une description de cette classe si particulière au XVIIIe siècle, cette classe d’intermédiaires, d’aventuriers, de beaux esprits, de femmes du monde qui ne le sont qu’à moitié et d’abbés qui ne le sont qu’au quart, à mi-chemin entre les grands seigneurs et les domestiques, usant et abusant du laisser-aller, de la paresse d’une classe qui peu à peu leur passe les rênes. De ces intermédiaires qui, parallèlement aux valets-fripons, sont peut-être les vrais meneurs de jeu de ce siècle curieux, de ce siècle qui se défait parce se creuse un précipice entre les institutions et l’esprit public, de ce siècle à la fois si sec et si sensible, où alternent si étrangement le rire bref de Voltaire et la larme à l’œil de Rousseau, de ce siècle où tout ensemble, quelque chose pourrit et quelque chose commence à naître.