Réponse au discours de réception d’André Frossard

Le 10 mars 1988

Robert-Ambroise-Marie CARRÉ

Monsieur,

Lors d’une séance solennelle de l’Académie, celui qui vous reçoit aujourd’hui occupait cette même place. Le lendemain, un journaliste facétieux prétendit que la présence d’une robe blanche donnait à la Coupole un petit air de tribunal de l’Inquisition. Vous n’êtes pas dupe, Monsieur, d’autant que cette robe, un des prêtres que vous vénériez entre tous la portait lui aussi. J’étais son ami.

Une personne, désireuse sans doute de votre bien, vous déclara que vous n’aviez pas été accueilli dans notre Compagnie sans quelque difficulté. « Madame, lui répondîtes-vous, comment voulez-vous qu’un gaulliste ait, le 18 juin, une élection de maréchal ? » Réplique digne d’un certain et célèbre « Cavalier seul ». Reconnaissons-le : les articles qui parurent après le 18 juin mirent surtout en valeur vos dons de polémiste.

Ils saluaient ainsi une part étincelante de votre œuvre, mais on aurait tort de s’y limiter. Il suffit de soutenir votre regard pour comprendre que la malice à laquelle volontiers on accole votre nom masque votre vraie personnalité. L’auteur des billets que tant de lecteurs abordent dans un journal du matin, après avoir regardé la caricature qu’ils attendaient avec la même gourmandise, cet auteur-là est l’un de nos écrivains les plus soucieux du respect que mérite tout homme en son mystère. Il met au plus haut rang le sentiment pudique et chaleureux qui se nomme la compassion.

Le public qui entendit votre témoignage pendant le procès Barbie fut bouleversé par vos paroles. Elles étaient celles d’un homme libre qui, sans haine, oubliant même sa propre expérience de la prison dans la joie de retrouver des camarades survivants, n’avait sous les yeux que « cet enfant de Varsovie aux bras levés devant des soldats, seul dans un espace vide avec ses mains ouvertes et déjà crucifiées ».

À la prison de Montluc, en 1944, dans cette sinistre « Maison des otages », certains détenus vous enviaient : « Et encore ! Toi, tu as de la chance ! Tu es croyant ! » Vous tentiez de leur expliquer qu’être croyant n’empêche ni le mal de mer ni la peur, car — je vous cite — le croyant n’est pas « un être surnaturellement blindé ». Je vous sais gré, Monsieur, de vous être refusé à une apologétique de bon ton. Vous étiez, comme les autres, usé par les abominables conditions de détention, par l’angoisse, par l’horreur de voir mourir ses voisins. « La torture physique, écrivez-vous, a des limites... Quand le corps en a assez, il sombre dans l’inconscience ou dans la mort. Mais l’âme peut souffrir sans fin, sans trêve, de plus en plus fort. [ ... ] On dirait que chaque souffrance nouvelle apporte avec elle un supplément de capacité de souffrir. »

Vous ne possédiez qu’un seul privilège : celui de la prière. « Certains moments, j’avais l’impression que toute la Baraque pesait sur mes épaules, que nous reposions tous sur un seul d’entre nous, à tour de rôle... J’étais chargé comme une pile, comme un transformateur... Je recevais du chagrin, de la peur, de la mort— Je rendais du sacrifice, de l’encens, de la folie... »

De telles heures marquent un homme à jamais. Pendant dix ans vous les avez revécues chaque nuit en rêve. Oui, en rêve, puisque se désignent ainsi les désirs de grande joie comme les réminiscences de l’horreur. J’ai dit que vous aviez parlé sans haine lors du procès où, pour la première fois dans l’histoire — parce qu’il était lui-même d’une nouveauté absolue —était jugé le crime contre l’humanité. Dans un livre saisissant, publié il y a quelques semaines, vous avez largement développé votre intervention. Avec une rigueur passionnée — car la rigueur appelle la passion pour accomplir toute sa tâche — vous définissez le crime contre l’humanité, crime commis lorsque, par système, par doctrine d’État, « l’on tue quelqu’un sous le seul prétexte qu’il est né ». Le nazi retire au juif et au tzigane la possibilité même d’échapper à la mort. Pas question d’apostasier sa religion ni de trahir ses idées et son pays. Nulle échappatoire. La seule pièce du dossier est l’ale de naissance. Aussi vous a-t-on fait remarquer l’ambiguïté du titre. Un système fondé sur la négation de l’humanité peut-il commettre un « crime contre l’humanité » ? Mais c’est que vous voyez là plus que la décision de biffer une race de la carte du monde, vous dénoncez un sacrilège, une tentative de déicide.

Aux jeunes qui demandent : « Comment devient-on Barbie ? », vous répondez par une analyse implacable du totalitarisme. Si l’on s’étonne que l’évocation des enfants juifs d’Izieu n’ait pas fait broncher le bourreau, vous expliquez l’attitude de ce dernier : « Le système s’était emparé de sa conscience, et ne la lui avait jamais rendue. Elle était ensevelie avec Hitler, dans les décombres du bunker de Berlin. » Aussi, aux jeunes qui ajoutaient : « Cela peut-il recommencer ? », vous répondiez oui, car tous les crimes de la frénésie raciste ont une seule et même origine : le mépris de l’homme. Parce que, sous une forme ou sous une autre, ce mépris de l’homme s’efforcera toujours d’exercer ses ravages, ne laissons jamais personne — sur quelque terrain que ce soit, psychologique, politique, biologique — ne laissons jamais personne voler notre conscience.

Avant de m’attacher à un autre aspect, capital, de votre vie, je ne résiste pas, Monsieur, au désir de louer votre style. Avec le même bonheur d’expression vous passez de la colère à l’émotion, de l’ironie à la sérénité. Vous être précis et limpide. Je me risquerai même à parler de raffinement, à condition de ne point entendre par là une excessive recherche, mais cette subtilité sans quoi nous échapperaient nombre d’éléments du réel.

Les titres de vos ouvrages profitent de ce don. La meilleure preuve m’est fournie par La France en général. En quatre mots vous faites tenir tout un monde : les Français dont vous vous faites une certaine idée, la France qui est plus que les Français, et l’homme qui assuma cette France pendant un temps de l’Histoire. Livre grave, qui commence par l’évocation nuancée de la Belle Époque avant de tenter le bilan de 1945 en des termes qui prennent à la gorge. De temps à autre — comment y résisteriez-vous ? — un trait d’esprit éclaire ces pages. Par exemple, si l’on compare le général de Gaulle à Napoléon, vous vous dépêchez d’ajouter : « moins la famille, plus l’orthographe ».

Au siècle dernier, dans son Discours de réception, monseigneur Dupanloup, évêque d’Orléans, déclarait : « On dit quelquefois : ce sont des querelles de mots, et on dédaigne. On a tort... Comme s’il pouvait y avoir entre les hommes des querelles où les mots fussent peu de chose 1 Comme si toutes les plus grandes révolutions humaines, bonnes ou mauvaises, ne s’étaient pas accomplies par la puissance des mots, c’est-à-dire par la puissance des idées et des choses que les mots expriment ! »

Je regrette que Monseigneur Dupanloup ne figure pas dans la liste de vos prédécesseurs. Car vous manifestez le même amour des mots, comme le manifeste aussi le pape Jean-Paul II. Dans La Baleine et le Ricin, vous vous plaignez, à juste titre, que les mots se soient vidés petit à petit de leur sens, qu’ils soient en train de mourir, les images venant aujourd’hui les remplacer. À quel beau combat vous voici donc appelé parmi nous !

Un jour, vers la fin de décembre 1934, notre confrère M. Jean Guitton rendit visite à Henri Bergson. Parmi les propos qu’il recueillit avec soin, je retiens celui-ci : « J’ai exprimé quelque part, dit Bergson, une pensée qui est bien simple, quoique souvent oubliée : on n’est jamais obligé d’écrire un livre. On est obligé à ne jamais écrire, quand on écrit, contre sa pensée. Et il arrive parfois que le devoir vous oblige d’écrire, par exemple quand c’est le seul moyen de sauver des âmes. »

En publiant Dieu existe, je L’ai rencontré, vous ne nourrissiez pas, Monsieur, une telle ambition. Converti depuis trente-quatre ans, vous n’aviez pas caché jusque-là votre appartenance au catholicisme. Mais sur la façon que Dieu avait choisie pour révéler son existence et son amour à un jeune homme athée, familier de Voltaire et de Rousseau, qui promenait — je vous cite — « un scepticisme désœuvré sur une sorte d’île intérieure environnée de brouillards », vous aviez gardé le silence. Alors, ce silence devant une réalité proprement ineffable, pourquoi le rompre ? Plus qu’une louange rendue à Dieu, n’allez-vous pas simplement susciter de l’étonnement, ou bien un sourire protecteur, voire provoquer un refus scandalisé ? La réponse est claire : à une certaine date de l’existence sonne, impérieuse, l’heure du témoignage. Elle sonne pour vous. -Si beaucoup d’hommes, venus de tous les horizons, éprouvent le besoin de livrer le fruit de leurs travaux ou de leurs recherches, aucune pudeur, aucune crainte ne doivent retenir celui qui fit l’expérience que vous nous contez.

Expérience rare. Saint Thomas d’Aquin admet le miracle en deux circonstances : rien ne laissait prévoir une telle irruption de la Grâce ; ou bien sur la foi de l’homme devenu autre au terme d’un long cheminement, rien ne jettera par la suite l’ombre la plus petite. Vous appartenez à la première famille : celle de Paul de Tarse et de ce Père Ratisbonne dont vous découvrirez, longtemps après votre baptême, qu’il connut au siècle dernier, et dans les mêmes conditions, le même émerveillement. Parlant de vous, c’est aussi lui que vous mettez en cause quand vous interrogez : « Comment a-t-il pu se faire qu’entré avec indifférence dans une église, athée placide et exempt de tourments, il en soit ressorti après quelques minutes hurlant — tout intérieurement — de joie, que la vérité fût si belle... ? » Car la vérité se dévoile de façon stupéfiante : elle est une Personne. Dans cette lumière vous en apprenez sur la religion chrétienne plus que le contenu de dix ouvrages de doctrine. À côté de tous les êtres qui cherchent, parfois désespérément, vous qui ne cherchez pas, vous trouvez.

Le portail de l’église était là, rue d’Ulm, très exactement en face de cette École des arts décoratifs où vous vous étiez inscrit après vos études au lycée Buffon. Mais vous n’aviez jamais traversé la chaussée. Vous voilà brûlant d’avertir les passants qu’ils marchent au bord de l’infini, et en même temps l’événement vous cloue au sol. « J’ai été aussi surpris de me voir catholique à la sortie de cette chapelle, que je l’eusse été à me voir girafe à la sortie d’un zoo. »

J’extrais ces lignes de l’ouvrage intitulé Il y a un autre monde, où vous faites état des réactions qui suivirent votre confession. Les risques entrevus n’étaient pas illusoires. On pasticha très vite l’affirmation volontairement provocante de votre titre. On haussa les épaules, comme l’avaient fait bien des années plus tôt, en apprenant que vous aviez changé de bord, des amis de votre père, onze fois ministre de la Troisième République et, pour un moment, premier secrétaire général de l’histoire du parti communiste français. Vous vous attendiez à des rebuffades, comme à ces plaisanteries. Les réticences manifestées par des catholiques, et même par des théologiens, visant d’ailleurs le titre du récit plus que son contenu, vous atteignirent au cœur. Dans ce nouveau livre vous revenez donc sur plusieurs points importants de votre récit. En particulier vous soulignez avec force la réalité de l’événement.

Des croyants attiédis, et même (je vous cite) « des faiseurs d’homélies » remplaçant le mot miracle par le mot merveille, vous avez besoin de quelqu’un pour contrôler vos dires et pour tirer au jour ce qui est encore enfoui dans votre conscience. Vous le trouvez sans peine. Il s’agit de ce religieux auquel j’ai fait allusion en commençant. Il s’agit de ce prince de l’esprit, dont notre regretté Georges Dumézil me vantait l’exceptionnel savoir : le Père jean de Menasce. Il vous avait poussé à écrire Dieu existe... Quelle chance ! — quelle grâce ! — de recevoir sur votre conversion les lumières d’un saint.

Monsieur, vous m’avez rapporté un mot de Bernanos affirmant que les gens de votre espèce étaient encombrants. Il visait principalement les écrivains, les orateurs qui, dans l’Église et dans la société, font état de leur retournement. Nous n’oublions pas pour autant les humbles, je veux dire les pauvres de culture qui manquent de vocabulaire pour s’exprimer. Les uns et les autres agissent ; or tout est là. Vous ouvrez donc un débat dont ni vous ni moi ne verrons la fin. Si, dans la Maison du Père, beaucoup peuvent trouver leur demeure, les chrétiens n’offrent pas toujours aux convertis le même accueil. Permettez-moi de ne pas m’appesantir sur le cas de ceux qui jalousent assez honteusement certains ouvriers de la onzième heure. Ils apprécient modérément cette ultime volte-face, cette adhésion, après une vie de plaisirs, à des vertus qu’ils pratiquent, eux, depuis longtemps et sans joie. Plus nombreux sont ceux qui regardent avec admiration et envie les hommes et les femmes qui, comme Henri Lacordaire, ont entendu un jour une voix qui leur disait : « Voilà Jésus-Christ... [Lui] seul a la mesure de notre être. » Ils déclarent au prêtre : « Nous sommes fidèles, mais des fidèles habitués. Il nous manque le souvenir éblouissant d’une rencontre personnelle. Nos vies n’ont pas été retournées comme on retourne un gant. » Le prêtre peut leur opposer les regrets de convertis dont il a été aussi le confident : « Nous avons ce souvenir, et il est inoubliable. Cependant nous manquons de racines. Comme un enfant qui ne sait pas encore de quelle manière se tenir à table, nous regardons les autres afin de les imiter. »

En tout cela je ne vois pas comment justifier le qualificatif « encombrants » rapporté plus haut. Il nous faut donc compléter l’analyse. Dans un roman dont le titre laisserait imaginer qu’il s’agit de la chronique du séminaire d’une grande cité de province, notre confrère M. Jean Dutourd introduit avec perspicacité la conversion d’une jeune femme. Depuis sa saisie par Dieu dans la cathédrale de Chartres une chaleur diffuse, « à moins que ce ne fût une lumière (oui, plutôt une lumière) », va émaner d’elle, lumière toute nouvelle qui semblait avoir « sa source dans les profondeurs de l’être ». Cependant son caractère ne variera pas. Or les convertis célèbres dont les noms se sont inscrits dans nos mémoires ne font guère penser davantage aux doux et aux humbles dont le Seigneur déclare qu’ils posséderont la terre.

Leur tempérament joue son rôle. Ne nous étonnons donc pas s’ils ont la volonté opiniâtre de changer le plus de choses possible là où ils arrivent. Admettons même l’incompréhension dont quelques-uns témoignent devant d’autres itinéraires que celui dont ils ont bénéficié. Ils ne cherchent pas tous comment l’on se tient à table. Certains l’ont appris de Dieu lui-même.

Une question se pose pourtant, et je la formule dans un sentiment de reconnaissance : encombrants, ne le seraient-ils pas aussi à notre profit ? Nous avons tous croisé des automobilistes partant en vacances dont le comportement nous laissait ahuris. Au lieu de prendre leur repas dans une clairière, ils s’installent au bord de la route. Combien de croyants leur ressemblent ! Les convertis les empoignent alors pour leur rappeler que l’air des cimes ne se respire pas au bord d’une route. Du jour où Maurice Clavel décida de rompre avec les dépressifs qui, disait-il, soignaient Dieu en eux « avec des tranquillisants », il apporta à nombre de chrétiens ce que le supérieur de mon collège appelait avec joie « une dilatation de l’âme ».

Dieu existe, je L’ai-rencontré date de 1969. À ce jour, seize traductions en ont été faites, dont trois dans les pays de l’Est : deux clandestines et une écrite à la main en Russie soviétique. Un an plus tôt, en mai 1968, le pays connut les secousses que nous savons ou plutôt dont les adultes et les anciens se souviennent. Car les jeunes gens et les jeunes filles d’aujourd’hui n’en ont souvent qu’une idée fort vague. Vous attendez 1982, Monsieur, pour publier La Baleine et le Ricin, au titre insolite pour ceux qui n’ont pas lu, dans l’Ancien Testament, les relations que Dieu établit entre le prophète Jonas et la grande ville de Ninive.

Dès le seuil de l’ouvrage vous dévoilez votre thèse : Mai 68, « ce ne fut pas une révolution, mais quelque chose de beaucoup plus rare : un tremblement d’histoire accompagné d’un grand ébranlement de structures et d’un vaste remous de barricades ». La violence, la fête, la liberté ont joué dans le tumulte un scénario indéchiffrable. Au long d’une sorte de dialogue avec vous-même, vous tentez de déchiffrer le scénario. Tremblement d’histoire ? Oui, car dans l’esprit de Mai, vous voyez « la revendication essentielle de la personne en état de réclamation contre Babel ». Le diagnostic, dira-t-on, n’est pas nouveau. Ce qui me parait l’être vient de la rencontre en vous du souvenir que vous avez des luttes ouvrières auxquelles fut mêlé votre père, et de la certitude que le meilleur moyen de sauver le monde est de se changer soi-même. Aussi pouvez-vous déclarer : « Mai, pour moi, a été un phénomène religieux ». L’essence même de la religion, ajoutez-vous, est liberté : elle empêche l’homme de se refermer, de « s’incarcérer en lui-même ». L’explosion de Mai, sous des formes authentiques ou aberrantes, vient de là. « L’âme avec sa transcendance, dites-vous encore, est un élément perturbateur pour toute organisation politique. Dieu lui-même étant, si j’ose dire, un perturbateur né, ne supporte pas les sociétés fermées. »

On cherche souvent dans l’œuvre d’un écrivain l’ouvrage où — sans toujours en avoir conscience — il se livre le plus profondément. La Baleine et le Ricin aborde tant dé sujets que j’aurais tendance à désigner ce livre-là au chercheur en question. En face de tout ce qui meurt aujourd’hui, et à l’approche des catastrophes que tous pressentent, vous condamnez durement notre monde absurde et glacé, vous souhaitez pour la fin de ce siècle la grande peur d’il y a mille ans, car l’angoisse d’alors fut féconde. Sans elle le XIe et le XIIe siècle n’eussent point connu leur essor spirituel. Et en même temps, passant de l’anathème à l’espérance, vous trouvez des accents superbes parce que l’homme étant à l’image de Dieu, « cette parcelle en lui de lumière, de divinité, ne peut pas périr ». À peine a-t-on décelé chez vous les traces du scepticisme de vos dix-huit ans, que l’on est tiré de ces zones sombres de l’être et de la vie par un élan de joie. « C’est encore une bizarrerie de mon cas, constatez-vous, cette espèce d’enthousiasme saugrenu qui m’a valu d’ailleurs pas mal de conflits dans mon propre journal avec mes lecteurs et avec mes chers confrères. Raymond Aron (que j’admire) et d’autres (que j’admire moins) m’ont traité de dingo, et de dingo folklorique. »

Ne seriez-vous pas énigmatique, Monsieur ? Vous prétendez n’avoir jamais, dans toute votre existence, fait un choix, sauf, heureusement pour vous et pour Madame André Frossard, celui de votre mariage. La bizarrerie apparaît également quand, mobilisé à Toulon, et apprenant l’existence d’une Chartreuse dans la région, vos liens s’établissent non avec un prieur « paisible et souriant », mais avec le frère portier, « ancien anarchiste assez connu à Paris, et qui, selon vous, confectionnait ses prières comme des bombes, en tassant bien la pensée ». Cette étrangeté ne se lit-elle pas aussi dans la précieuse indépendance dont vous faites preuve à l’égard de toutes les coteries, de tous les partis et d’une manière générale à l’égard de toutes les idées des autres ? Celui qui vous situe sur une case quelconque de l’échiquier social ou politique a toutes chances de se tromper. Ce que les plus avertis écrivent sur vous ne rejoint que de loin votre vérité. Et ce que moi-même je dis en ce moment peut être sujet à caution. Énigmatique ? Oui, pour ceux à qui échappe cette réalité : depuis votre rencontre avec Dieu, peu de choses, finalement, vous apparaissent dignes d’intérêt hormis la peinture et les chefs-d’œuvre de l’art, telles les mosaïques de Ravenne qui vous inspirèrent un somptueux commentaire.

Dans un de ses essais critiques intitulé L’Art romantique, Baudelaire, que commente Jacques Maritain, estime que l’immortel instinct du beau « nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du ciel ». Pour lui, si tel poème amène « les larmes au bord des yeux », « ces larmes ne sont pas la preuve d’un excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d’une mélancolie irritée, d’une postulation des nerfs, d’une nature exilée dans l’imparfait et qui voudrait s’emparer immédiatement, sur cette terre même, d’un paradis révélé ». Vous avez eu la révélation de ce paradis, et, par une foi vive, vous y demeurez et y entraînez vos amis. Avec votre intelligence et votre cœur vous tenez seulement à quelques absolus. Le reste vous fait sourire. « Il y a un autre monde » : l’affirmation relativise pour toujours ce qui, sur la terre, n’a pas de rapport avec ce monde-là.

La différence qui existe entre vos billets quotidiens — dont saint François de Sales, d’après vous, fut le « pionnier » — et votre œuvre s’explique peut-être ainsi. Je n’envisage pas seulement le ton, bien sûr, mais pour une part le contenu. Journaliste, auteur de milliers de petits articles, vous puisez souvent dans le vivier, riche et nourrissant, de vos idées. Le décalage alors ne se fait pas sentir. Vos livres vous ramènent, m’avez-vous dit, à votre fond intérieur qui est de douceur. Et nous en possédons la preuve. Mais lorsque vous vient la tentation de « planter vos crocs dans les mollets de vos contemporains » — comme l’écrit un de nos amis —, vous y cédez, vous changez de genre, et vous êtes trop doué pour que cela vous coûte. Toutefois l’on se demande alors si vous ne péchez pas hardiment contre cette charité que vous exaltez ailleurs. Si quelqu’un ose vous le reprocher, vous ne lui faites pas de scène, vous ne lui objectez pas que la critique, même féroce, a ses droits, vous ne l’accablez pas sous les noms des pamphlétaires qui ont honoré notre littérature. Sans en avoir l’air, vous l’invitez même, cet homme, à présenter ces justifications-là, car il n’est pas borné et connais ses auteurs. Que faites-vous donc ? Vous objectez d’abord que votre manière de pratiquer la charité est de lancer seulement une flèche de votre carquois ; neuf autres auraient pu suivre. Vous ajoutez, avec délectation, que démolir les positions du prochain s’impose en quelque sorte, car tout raisonnement tombe dans l’absurde si on le pousse à fond. En fait, vous plaidez votre cause avec le seul argument qui puisse désarmer un censeur : à écrire ces billets, vous vous amusez tellement !

Vous désarmez votre censeur. Mais pour un temps seulement, car il constate que les mots d’esprit sont souvent cruels. S’ils désobligeaient simplement ceux qui ne sont pas capables d’en faire, le sourire s’imposerait. Mais comment ne seraient-ils pas blessés, ceux dont on se moque ? Vous avez, Monsieur, le don de dire avec autant d’alacrité et de bon sens que d’humour des choses profondes. Sauvegardez, cultivez ce don merveilleux. Et lorsque s’agitent certains de vos démons familiers, permettez que l’on vous fasse une suggestion : au nom de saint François de Sales, amusez-vous, mais juste ce qu’il faut...

Votre rencontre avec Jean-Paul II représente-t-elle un tournant dans votre itinéraire ? Non. Vous poursuivez le même chemin, mais les connaissances que vous avez de la foi vont s’approfondir et vos horizons s’élargir. Quand vous aurez signé votre dernier livre, un jeune universitaire en quête d’un beau sujet de thèse pourra tenter de discerner ce qu’il advient des gens encombrants, quand ils ont le privilège de l’amitié d’un pape.

Cette amitié, vous ne l’aviez pas prévue, Monsieur. Si, à dix-huit ans, surmontant votre nonchalance, vous aviez consulté une de ces femmes versées dans les secrets de l’avenir, vous l’auriez regardée avec commisération au cas où sa clairvoyance eût été sans défaut. Les choses, pourtant, se sont déroulées avec aisance. Sans bien savoir pourquoi, vous figurez dans la délégation que le Gouvernement envoie au Vatican pour assister à l’intronisation solennelle de l’ancien archevêque de Cracovie. Le nouvel élu n’ignore pas votre nom, car il a lu Dieu existe... dans la traduction polonaise. L’envie vous prend de le revoir ; au cours de cette audience se tissent des liens inattendus. Dès le lendemain matin, vous prenez le petit déjeuner avec votre hôte. Peu de temps après, un dialogue vous est proposé par lui en vue d’une publication. Jean-Paul II veut répondre à tant d’interrogations, souvent pathétiques, posées par les hommes d’aujourd’hui. Soit à Rome, soit à Castel Gandolfo, le livre progresse au rythme des possibilités du pape. Il s’intitulera N’ayez pas peur ! C’est le cri lancé du balcon de Saint-Pierre avec une telle puissance de joyeuse conviction que des multitudes furent prises d’une immense curiosité.

Avec loyauté, en sachant vous effacer tout en poussant votre interlocuteur jusqu’au bout de sa pensée, vous posez au pape environ soixante-dix questions, dont celles qu’un jeune homme athée avait présentées au cours de la mémorable soirée du Parc des Princes. Sur la foi, sur les mœurs, sur l’Église, sur le monde actuel, sur le deuxième concile du Vatican cité constamment, les réponses sont d’une telle richesse que je ne puis que renvoyer au livre. Mais définir dans quel esprit le face-à-face se déroula n’est peut-être pas impossible. Cet esprit me semble suggéré quand, après avoir développé le sens chrétien de l’histoire à l’aide d’une précise et séduisante catéchèse de la foi, Jean-Paul II parle de la liberté religieuse et du comportement de son pays en ce domaine. Quand vous lui dites qu’en Europe occidentale, la liberté, au XVe et au XVIe siècle, n’existait même pas encore à l’état de projet, le pape vous répond : « L’attitude remarquable de la Pologne à l’égard de la liberté de conscience s’est manifestée dès le concile de Constance, en 1414, où le recteur de l’université de Cracovie s’est opposé catégoriquement à toute conversion au christianisme par la force. [ ... ] À l’époque de la Réforme, qui a trouvé des adeptes jusqu’en Pologne, au XVIe siècle, le roi Sigismond Auguste déclarait : « Je ne suis pas roi de vos consciences ». Il agit en conséquence, si bien qu’à la différence des pays d’Occident, il n’y eut jamais de bûchers en Pologne. L’affirmation de la liberté intérieure de l’être humain fait donc partie de l’héritage spirituel du pape venu de Pologne. »

Vous aurez, Monsieur, rendu un grand service à beaucoup en leur permettant de saisir sur le vif ce pape qui surgit au milieu de nous en des jours de tempête et qui, partout où il passe, réclame un « supplément de conscience » et fait lever de l’espérance. Il faillit bien nous quitter, victime sur la place Saint-Pierre d’un attentat qui émut le monde entier. Vous avez eu l’autorisation d’enquêter auprès des médecins qui intervinrent immédiatement ou par la suite. Et ce chapitre-là est d’une poignante humanité. Celui qui vous avouait que, adolescent, il était intimidé par la souffrance, celui-là plongera son regard avec plus de courage que jamais dans le mal, dans tout mal, qui étreint l’homme. Avec une sorte de connivence, il abordera les foules de pauvres et d’humiliés, quitte — comme je l’ai vu à Lourdes visitant des enfants malades — à mettre sa main sur ses yeux pour qu’on ne le voie pas pleurer.

Sur votre propre conversion, Jean-Paul II s’exprime avec une lucidité qui ne peut laisser personne indifférent... Il comprend que, sous l’effet intérieur de la lumière et de la puissance de Dieu, vous avez perçu de façon immédiate votre identité. « Qui plus est, précise-t-il — et le diagnostic va loin —, qui plus est vous sentez en même temps que vous êtes vous-même et peut-être plus vous-même qu’avant. Votre conversion ne vous a pas dépouillé, privé de votre personne, bien au contraire ». C’est un argument de poids, expérimental, contre la thèse de la prétendue « aliénation de l’homme par la religion ». Vous avez mis au monde votre vrai moi.

Il y a une ombre au tableau, Monsieur, vous avez l’humilité de le reconnaître : on ne fume pas devant le pape. Vous n’avez pas encore osé solliciter que soit mis fin à votre rude pénitence. Au cours des séances de l’Académie, la même pénitence vous sera imposée. Cependant, vous la supporterez ici sans trop de mal : quand on n’est pas le seul à mener un combat, on a plus de courage.

Plusieurs biographies nous ont été données du Père Maximilien-Marie Kolbe. Déjà la sainteté vécue par des hommes au départ semblables à nous vous attirait. Vincent de Paul touche en nous des cordes sensibles. Nul ne prononce le nom de Monsieur Vincent sans que paraisse sous ses yeux un prêtre bouleversé par la misère, courageux devant les Grands dont il exige du secours, plein d’audace dans sa manière de fonder une congrégation nouvelle. Un mot de lui traduit bien ces qualités. À propos d’une sœur qui hésite à abandonner sa prière pour se rendre auprès d’un malade qui la réclame, il riposte : « Elle fera bien de quitter son oraison ou plutôt, en la continuant... Cela s’appelle quitter Dieu pour Dieu. »

Cependant vous voilà invinciblement attiré par un héros de ce temps. Il vous séduit par l’action invraisemblable que, par dévotion à l’égard de la Vierge Marie Immaculée, il mène, lui qui n’a qu’un poumon et souffre de fièvres et de migraines. Il dirige en Pologne le plus grand couvent du monde : sept cents franciscains, fait sortir des presses onze publications, avant de tenter la même œuvre au Japon, dans un pays dont il ne connaît pas la langue et où il lance, au bout d’un mois, le plus grand journal catholique.

Mais les événements se précipitent. En septembre 1939, après l’invasion de la Pologne, presque tous les franciscains du grand couvent sont emmenés vers une destination inconnue ; le Père Kolbe leur dit simplement « N’oubliez pas l’amour. »

De l’amour fraternel il sera bientôt le témoin publiquement, en face de ses bourreaux. Parlant d’Auschwitz vous écrivez : « J’en viens à l’impossible et à l’inexpiable. » Nous connaissons la scène qui laissa les S.S. stupéfaits : Maximilien Kolbe s’offre pour remplacer dans le bunker des condamnés à mort un de ses camarades, père de famille qui sanglote et supplie. L’attente de la mort par la faim et par la soif sera adoucie pour le petit groupe qui s’entasse dans une cave du bloc numéro II. En effet, ceux qui parviennent à s’approcher du bunker entendent avec stupéfaction des cantiques entonnés par le Père Kolbe et, les heures passant, repris en chœur de plus en plus faiblement autour de lui.

Au Vatican, Monsieur, vous avez pu consulter plusieurs documents inédits, principalement les pièces qui constituent l’ensemble d’un procès de canonisation. Nous voilà ainsi au courant des recherches, des hésitations qu’entraîne tout procès. Jean-Paul II y mit fin en revêtant non pas les ornements blancs prévus pour l’inscription d’un nouveau saint au calendrier de l’Église, mais les ornements rouges réservés aux martyrs. Sur la place Saint-Pierre, il y eut, dites-vous, « après un instant de silence, la rumeur immense des ratifications populaires ». La foule saluait celui dont le nom flamboyait en cet instant, mais le Père Kolbe symbolisait aussi à ses yeux le don de soi, le don du sang que, croyant au ciel ou n’y croyant pas, tant d’hommes et de femmes offrirent dans l’anonymat pour le salut de leur pays et pour la liberté.

Durant ces derniers temps le pape a élevé sur les autels des laïcs, dont un Français, Marcel Callo, ouvrier. « Enfin des laïcs, s’écria-t-on, après tant de prêtres et de religieuses. » À juste titre, vous partagez ce point de vue, mais dans une interview accordée à un mensuel, vous établissez entre les prêtres et les laïcs une distinction dont je vous laisse la responsabilité théologique. À vos yeux, « on devient prêtre pour ne pas exister », pour être pure transparence de Dieu, alors que le laïc, lui, « a droit à une existence personnelle, contrairement au prêtre. Du coup le laïc n’est plus qu’un apôtre à mi-temps ». Vous ajoutez : la croix fait partie de l’existence du prêtre ; chez le laïc, « elle est, disons, accidentelle ». Voulez-vous, ne le disons pas. Prêtres et laïcs sont tous des baptisés, appelés à la même sainteté. Mais je n’insiste pas ; vous avez, et de diverses manières, beaucoup souffert durant votre existence. Peut-être le souvenir de ces épreuves vous poussait-il à tenter d’alléger pour le laïc le fardeau du monde. Il y a autant de tristesse que d’innocence dans votre affirmation : « En réalité, j’aurais aimé être un ange. »

Le duc de Castries était fort différent de vous, Monsieur ; vous venez de tracer son portrait avec finesse et pertinence. Cependant vous vous rencontriez dans le même goût pour la culture, lui menant sans répit son grand œuvre d’historien, vous travaillant pareillement sous les dehors d’une nonchalance d’abord naturelle, ensuite étudiée. Parmi nous, la bonté le caractérisait, une bonté à la fois attentive aux peines d’autrui et pudique dans ses manifestations. Sa courtoisie vous mettait de plain-pied avec lui. Il manifestait du goût pour la discussion ; considéré comme un sage, son grand savoir ne le plaçait jamais en posture d’oracle. Il cite lui-même, en épigraphe de La Monarchie interrompue, ce texte de Bossuet : « Le plus grand dérèglement de l’esprit, c’est de croire que les choses sont parce qu’on veut qu’elles soient. Il est quelquefois fatigant d’être contredit, mais il est dangereux de ne l’être pas. »

J’eus le privilège de le rencontrer régulièrement dans son cher foyer. Il était d’une gaieté contagieuse. Il racontait les anecdotes parisiennes avec autant d’exactitude et de drôlerie que s’il s’agissait d’une page de la grande histoire. Il aimait notre Compagnie et le prouva jusqu’au bout. Je regrette de n’avoir connu qu’après sa mort une réflexion qui l’eût enchanté. Cette réflexion, je l’extrais de la lettre d’un prieur de Chartreuse : « Nos cloîtres sont des académies de charité, de silence et de liberté. » Au duc de Castries, j’aurais posé la question : « Dans quelle mesure l’Académie française ressemble-t-elle à ces cloîtres idylliques ? » Je le vois hésiter — oh ! très légèrement — devant les mots silence et charité. Mais avec quelle fierté il eût rapproché de la liberté de la Chartreuse celle qui règne ici !

Un jour, Monsieur, un jour où l’un des nôtres nous quittera, vous comprendrez à quel point sont forts les liens qui nous unissent. Des groupements, des sociétés, des organismes de toutes sortes parlent de la famille qu’ils composent. Le propos est de rigueur au cours d’un échange de vœux ou lors d’une remise de décoration. Trop souvent sa crédibilité est nulle. Vous n’entendrez guère employer ici le terme : famille. Vous reconnaîtrez pourtant sa justesse, non seulement lors de ce départ auquel je viens de faire allusion, mais par la suite, quand vous regarderez la place où vous aviez l’habitude de stationner quelques instants avant ou après nos séances. Certes, nous ne sommes jamais que de passage dans une institution, fût-elle prestigieuse. Mais il est beau que ce passage soit accompagné, comme aujourd’hui, d’allégresse, et, un jour, de vrai chagrin.

Monsieur, le 21 juin dernier, nous sortions de l’église de Castries après la messe dominicale que je célébrais pour votre prédécesseur. Vous avez eu la gentillesse de me confier : « Comme j’aimerais vous entendre prêcher plus souvent ! » Pendant ce discours, je n’ai pas oublié que je vous reçois sous cette Coupole au nom de l’Académie tout entière. S’il m’est arrivé, à un moment ou à un autre, de verser dans l’homélie, voire dans le sermon, les membres de notre Compagnie ne m’en tiendront pas rigueur. C’était, Monsieur, pour vous faire plaisir.