Membres de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ou membres de l’Académie française, ce soir nous ressentons avec force le privilège qui est le nôtre : rencontrer des êtres d’élite comme Georges Dumézil. Avec eux nous avons la possibilité de dialoguer. Leur domaine d’élection nous fût-il plus ou moins étranger, il rejoint néanmoins, de quelque manière, l’universel. Ainsi chacun de nous se trouve-t-il toujours enrichi dans son intelligence et dans sa vision de l’humain.
En revanche, l’une des épreuves que nous connaissons est de voir disparaître des Maîtres qui étaient devenus des compagnons de route. C’est pourquoi nous sommes en particulière communion avec vous, chère Madame, avec vos enfants, avec votre famille. Votre deuil est notre deuil.
« Maintenant il sait » : combien d’entre vous qui êtes rassemblés dans cette chapelle ont eu cette pensée en apprenant la mort de celui dont nous suivions les travaux et les recherches, et que nous entourions — le mot n’est pas trop fort — de notre vénération. L’embryon ignore, dans le sein maternel, quelle est la vie à laquelle il va naître; de même nous ignorons ce qu’il adviendra de nous après la mort. Les chrétiens font confiance aux promesses du Christ Ressuscité, et leur foi en une vie inaugurée ici-bas illumine le grand passage. Même s’ils doivent affronter l’appréhension des heures dernières, une indicible joie leur fait attendre l’éternelle plénitude dans l’amour.
Georges Dumézil ne se prononçait pas de façon précise sur le sort qui nous est réservé après la mort. Il y a peu de temps il exprimait, comme une conviction teintée de mélancolie, que la folie de quelques-uns réduirait à néant notre destin sur la terre. Mais, en attendant ce cataclysme, qu’en advient-il des hommes qui passent au-delà du voile, comme dit l’Écriture ? Je le répète, il ne se prononçait qu’avec une circonspection mêlée de cet humour qui affleurait toujours dans ses propos les plus graves.
En tout cas il n’y avait chez lui aucune trace du scientisme satisfait, du positivisme du siècle dernier, pas plus que d’un syncrétisme où se mêleraient toutes les religions qu’il avait étudiées et approfondies. On en conclura en utilisant un mot facile ; on dira qu’il était agnostique. Mais saint Thomas d’Aquin distingue ici deux attitudes différentes : il y a un agnosticisme négatif, et un autre qui introduit dans la pensée « la présence d’un inconnaissable ». C’est de cet inconnaissable qu’il aimait s’entretenir avec ses confidents. On découvrait alors le mystique qu’il était, né dans une famille catholique, croyant lui-même en telle période de son existence, ami intime de ce saint que fut Robert Garric dont il soutint le projet et les premières réalisations des Équipes sociales.
Vivant, il acceptait que l’on priât pour lui, en plein respect de sa conscience. Comment ne pas poursuivre maintenant cette prière, en appelant sur une longue existence la douce pitié de Dieu.
La liturgie des funérailles nous invite à remercier le Seigneur pour tout ce qui, dans une vie, fut grand, noble et beau. Explorateur de régions inconnues ou peu connues, Georges Dumézil mena son œuvre avec une curiosité ardente, une rigueur implacable, une modestie et un courage qui lui faisaient, en même temps, maintenir avec opiniâtreté ce qu’il estimait acquis et remettre sur le chantier des certitudes ou des approximations dont il sentait, ou dont on lui montrait, la fragilité. Il était un homme de vérité.
Il était aussi un homme de générosité. Comme première lecture j’ai choisi le célèbre texte de saint Paul qu’on appelle l’hymne à la charité. Si le pouvoir, a-t-on dit, peut corrompre, le savoir aussi peut s’attaquer aux qualités du cœur. Or Georges Dumézil rayonnait de bonté. Les prêtres attachés à cette paroisse de Saint-Sulpice et l’ancien aumônier de l’hôpital Necker, qui concélèbrent cette Eucharistie, remarquèrent cette bonté, signe d’une haute qualité d’âme. Admirable fut le dévouement dont Georges Dumézil fit preuve auprès de ses élèves, de ses amis, et surtout de sa femme qu’il chérissait. Il nous laisse par là, autant que par ses immenses travaux, un souvenir impérissable. « Ce qui fait finalement la vie pleine, écrivait le père Teilhard de Chardin, c’est d’avoir eu la chance — et j’ajouterai la volonté — de pouvoir donner beaucoup de soi aux autres. »