Vous avez entendu il y a un instant le psaume qui commence ainsi : « Le Seigneur est mon berger ». Notre frère et ami Jean-Jacques l’aimait tout particulièrement. Et voici qu’il est mort au soir de la fête du Bon Pasteur. J’ai pensé aussitôt à cette fresque célèbre des Catacombes où l’on voit un berger portant sur ses épaules, autour de son cou, une brebis fatiguée. Cette splendide réalité spirituelle ne supprime pas le grand chagrin d’un départ, mais elle exorcise le désespoir que l’on pourrait connaître.
« Lorsque tu étais jeune, dit Jésus à Pierre, tu mettais ta ceinture toi-même pour aller où tu voulais; quand tu seras vieux, tu étendras les mains et c’est un autre qui te mettra ta ceinture. » Depuis qu’il était malade, Jean-Jacques Gautier a connu cette perte progressive de la liberté merveilleuse de la jeunesse et de l’âge mûr pour entrer dans la dépendance que tout être vivant ne peut qu’appréhender. Il l’a acceptée douloureusement mais aussi avec cette honnêteté profonde, cette loyauté sans détours qui étaient aux yeux de tous ceux qui l’estimaient, l’admiraient, l’aimaient, deux traits marquants de son caractère.
Sa foi l’a puissamment aidé. Croire en la Résurrection du Christ, ce West pas seulement croire en la promesse d’une vie éternelle après la mort, c’est croire qu’il y a en nous un principe de renouveau qui peut constamment retourner les choses. L’existence n’apparaît pas comme un passage de la vie à la mort, mais un passage de la mort à la vie. Chaque fois que je lui ai rendu visite, ces derniers temps, j’ai compris que l’Esprit de Dieu préparait Jean-Jacques à l’heure du plus rude affrontement. Tout en gardant l’espérance, sinon de la guérison du moins d’une longue rémission, néanmoins son recueillement ou bien un geste large des deux me prouvait qu’il faisait sienne l’affirmation de Mozart : « Quand Dieu voudra, je voudrai. »
On fait de ses dons de critique et de romancier un juste éloge. Des articles bouleversants lui ont été consacrés. Pour moi, depuis huit ans qu’il est paru, son plus beau livre s’intitule Âme qui vive. Il imagine un prêtre âgé prenant congé de ses fidèles en leur livrant le fond de sa conscience. Par ce truchement, lui, si pudique, exprime avec une sorte de frémissement de tout l’être quelques-uns de ses sentiments les plus intimes.
C’est donc à Jean-Jacques que, non sans émotion, je laisse la parole.
« Parce qu’on n’a jamais assez dit aux êtres qu’on aime, combien on les aimait à tout moment, on passe quelquefois le reste de ses jours à déplorer son silence. [...] On n’aime jamais assez au point de le redire en toute occasion; ce n’est jamais trop, ni trop souvent. [...] J’ai fait ce que je pouvais, Seigneur. Je doute si cela était suffisant. Depuis plus d’un demi-siècle, je doute ainsi. Ainsi je me demande si j’ai bien fait ce que vous vouliez. Ce pour quoi vous m’avez envoyé sur la terre et laissé croire que j’étais destiné à vous servir. [...] Sans nier qu’il y ait, hélas ! toujours trop de malheureux, de gens à plaindre, de pauvres hères, de misérables, d’êtres en peine, il me semblait que, pour la majorité, la très grande majorité de nos concitoyens, la joie n’était pas loin au prix d’un faible élan de vie, d’un faible élan du cœur, d’une main tendue aux autres, d’une voix un peu douce, un peu chaleureuse, d’un sourire qui ouvre à tous ceux qui nous entourent et nous ressemblent une porte sur l’amitié, une porte qui laisse passer un rayon de lumière. [...] Mon Dieu qui prêchez l’amour, aidez-nous donc à aimer. Aidez-nous, mon Dieu, aidez-nous à trouver, en toute chose, la force de sourire. Aidez-nous à croire, à ne point avoir peur, à voir le meilleur de ce qui nous est donné, à offrir à nos congénères une image consolante et honorable de l’homme que vous avez créé. Apprenez-nous à être vivants. Accordez-nous la force d’être patients. [...] Faites-nous la grâce, mon Dieu, mon ami Jésus, de toujours nous laisser la faculté de nous émerveiller. [...] »
Dans ces élans de son esprit et de son cœur se trouve, en toute certitude, la source de cette bonté dont tant d’entre nous ont eu la preuve, l’explication aussi de ce sourire dont nous ne perdrons jamais l’éblouissant souvenir. Il y aurait encore beaucoup à dire, ce matin. Vous seule, chère Gladys, pourriez compléter l’humble témoignage que je rends à Jean-Jacques, et commenter les prières dont je viens de donner écho. Vous dont il avait tant besoin pour s’unifier.
Puissent du moins ces quelques paroles nous aider à rendre grâces parce que Jean-Jacques existe et que, désormais, il veillera sur nous. Avec tous nos élus il prépare cette place que l’Évangile nous promet. Trois jours avant sa mort, alors qu’il luttait pour rester conscient, je lui ai demandé :
« Êtes-vous en paix ?
Oui, mon Père.
— Vous savez combien nous sommes tous avec vous, et spécialement tous nos amis de l’Académie ?
— Merci, mon Père. » et en donnant à ces mots leur sens d’éternité
« Au revoir, Jean-Jacques.
— Au revoir, mon Père. »