Les manières de mourir ne se ressemblent pas. Je pense aux derniers instants d’un ami qui dit à sa femme : « Tu te rends compte : je vais voir Dieu ! », et à d’autres morts sans lumière. Il y a des morts pleines de certitudes et d’autres, pleines d’incertitudes. Il y a dès morts que l’on attend avec tremblement, et d’autres dans le désir d’une libération. Il y a des morts qui ressemblent à la vie passée, sont cohérentes avec elle, et d’autres qui, à cause d’une rencontre avec le Christ, se font dans un retournement de tout l’être comme celle du Bon Larron. Mais il y a souvent la même question : « Comment vais-je faire pour mourir ? » Sainte Thérèse de Lisieux l’a posée. Notre frère et ami Marcel Arland, aussi.
C’est un grand mystère, car, si différents que nous soyons, nous avons le même destin. Il n’y a pas que l’au-delà. Il y a un en deçà de la vie. S’inspirant d’Aristote, saint Thomas d’Aquin situe chacun de nous au sein d’une grandiose aventure. Nous venons de la pensée, de l’amour et de la volonté de Dieu. Et nous retournons vers cette pensée, cet amour, cette volonté. Voilà notre itinéraire. Il y a flux et reflux et c’est en dépendant de l’un et de l’autre que nous menons notre vie.<?xml:namespace prefix = o />
Le plus grand acte religieux que nous ayons à faire, ajoute alors saint Thomas, est de choisir celui de qui nous venons et vers qui nous allons. Et il précise qu’après des heures ou des années où nous avons oublié cette grandiose aventure, on peut y reprendre sa place, car religion veut dire élire ou réélire Dieu.
Toute la vie de Marcel Arland, même si nous ignorons dans quels sentiments exactement il est mort, ne fut que cette longue quête. Le besoin qu’il avait de marcher est le symbole de ce pèlerinage perpétuellement recommencé.
Il n’est pas facile de parler de Marcel Arland. Pour ma part, j’ai eu avec lui des liens étroits depuis mon entrée à l’Académie, lettres, visites, et je ne cache pas que j’éprouve ce matin une grande émotion.
D’autres diront que l’exceptionnelle qualité de son style, sa limpidité en font un écrivain hors pair, depuis l’Ordre qui a marqué certaines existences. Il n’a pas encore trouvé sa vraie place dans les Lettres. Au cours de cette messe je voudrais d’abord souligner la fraternité qu’il ressentait avec les êtres et les choses ; jusqu’au désir de sauver tous les hommes. On sait le temps qu’il consacra pour révéler ou orienter des écrivains, travail fastidieux mais animé par une curiosité intense. Il a écrit que souvent, passant devant une maison, il se demandait — c’est admirable — « quel est ce frère qui vit là ? ». Il essayait de l’imaginer et il terminait ainsi : « J’ai beaucoup de frères de par le monde. » C’est peut-être pourquoi, lorsqu’il parlait de lui, chacun entrait facilement en connivence avec ce qu’il écrivait.
Aussi serait-il inexact de ne voir en lui qu’un homme terriblement sensible, déchiré par de continuelles angoisses, n’étant jamais satisfait de lui-même, tant il était — il l’a écrit — désireux de « dépasser toute limite ».
Il avait une chaleur de cœur que sa pudeur s’efforçait de cacher dans le face-à-face mais dont ses derniers livres surtout témoignent de façon irrécusable. Écoutons-le : « J’ai tant d’amour à dépenser. » Quand il s’interroge sur ce qui lui manque, il répond : « Un peu d’amour, n’est-ce pas ? Menteur. Dis plutôt : tout l’amour qui rôde en ce monde et ce ne sera jamais assez. » On comprend le mot de Chardonne : « Vous êtes un incendie perpétuel. » Et lui-même écrit : « Je connais, autant que personne, les heures où l’on brûle. »
De là, pour nourrir ou rafraîchir cet amour, ces retours vers son adolescence, et surtout ces marches — j’y reviens — à travers les bois, au bord des lacs, partout où il y a de la beauté. Panthéisme ? Comme il est facile d’employer un tel mot en défigurant ainsi l’attitude de l’homme émerveillé. André Malraux, qui était ami de Marcel Arland, a exalté les paroles et les gestes de saint François d’Assise en face de la nature. Il dit que tous les saints nous ont laissé un certain message, mais que François d’Assise n’est pas comme les autres. Nous disons maintenant « mon frère le soleil », « ma sœur la pluie », etc. Nous sommes habitués à un tel langage, mais quel choc quand il fut employé pour la première fois ! François d’Assise, dit André Malraux, est un saint plus grand que les autres, car il a orienté la sensibilité chrétienne.
Dire quelques mots sur la quête de Dieu de notre ami très cher est fort délicat. On peut retenir des phrases où il semble totalement désespéré, où il semble ne plus rien attendre. Mais combien d’autres où il affirme une Présence à laquelle il hésitait à donner un nom. Pour rien au monde je ne voudrais tenter de l’annexer, mais de cet homme qui était tellement soucieux de ne pas avoir vécu en vain, comment ne pas citer cette formule qui englobait tout : « Prépare-toi à l’éternelle alliance », et, dans les dernières pages de son dernier livre, ce texte que, par respect, je laisserai sans commentaire : le titre est « Je te parle ». Et c’est, j’en suis sûr, en regardant le fameux Christ de Brioude, dont il me montra une photographie, qu’il l’écrivit :
« Je lui ai dit :
« Je ne sais qui tu es. Je ne sais ce que je suis, ni même si je suis. Cependant je m’adresse à toi ce matin, parce que je suis vieux, que je souffre, et qu’en cet instant se glisse en moi une ombre de paix.
« Il faut bien, pour te parler, que je te donne une figure. Reprenons celle d’autrefois, celle que tu avais à mes yeux et à mon cœur d’enfant : celle des livres saints, des pieuses images, des vitraux de l’humble église, celle des tombes, celle que je retrouvais sur mes chemins dans les bois ou au bord des sources. J’ai vécu avec ce corps crucifié, ce visage douloureux qui s’incline sur l’épaule, cette grandeur dans la souffrance et dans la mort.
« Plus tard, je t’ai cherché et reconnu à travers les provinces et dans les pays : dans les plus fameuses cathédrales ou les chapelles à l’abandon, dans la clameur des orgues, le chant d’un peuple, ou l’humble silence sous les voûtes, dans la beauté des œuvres conçues à ta gloire, mais non moins dans ce caillou, cette fleur des pauvres ou ce brin d’herbe d’un fossé.
« Je ne sais aujourd’hui, dans ma solitude, où retrouver et saluer ta présence. N’importe, je te parle. Et n’es-tu pas un peu en moi, ô mon compagnon de toujours ? »
Comme l’a écrit l’un d’entre vous : « Quand l’homme trouve Dieu, ce ne peut être qu’en lui-même. »
Nous partageons la grande épreuve de sa chère femme et de sa fille, de toute sa famille et de ses amis. Pendant cette Eucharistie nous prions pour lui ou bien nous nous recueillons dans son souvenir. Je suis certain que la miséricorde de Dieu a enveloppé cet homme de bonne volonté qui a dû trouver inscrites au Livre de Vie des pages que, malgré tout l’amour que l’on peut porter à la littérature, nul ne saurait écrire sur la terre. Laissez-moi terminer en nous mettant sous le regard de Marcel Arland pour écouter son suprême message :
« Devant moi la mer, le golfe semé d’îles, plus loin le continent (je découvre un clocher) : çà et là des bateaux. Un ciel d’un bleu vif. Et partout un air jeune, pur, qui me perce et m’exalte. Je te salue, je te bénis, ô jour qui m’es donné ! À tout ce que tu portes ou annonces, à tous ceux qui te regardent, qui te vivent, je dis : Bénédiction sur vous ! »