Discours prononcé à l’occasion de la mort de M. Jacques Rueff

Le 27 avril 1978

Robert-Ambroise-Marie CARRÉ

DISCOURS PRONONCÉ PAR

M. le Révérend Père CARRÉ
Directeur de l’Académie

à l’occasion de la mort de

M. Jacques RUEFF[1]
de l’Académie française

séance du jeudi 27 avril 1978

 

Messieurs,

Notre Directeur étant absent, c’est au Chancelier que revient le triste honneur de saluer la mémoire de Jacques Rueff. Il le fait avec d’autant plus d’émotion qu’ils étaient liés par trente ans d’amitié, et que Jacques Rueff fut l’un de ses parrains dans votre Compagnie.

Il était encore là jeudi dernier. Arrivant, comme souvent, avec un léger retard, nous saluant tous avec un merveilleux sourire et continuant à intervenir dans nos débats avec présence d’esprit, lucidité, voire ténacité.

Seul celui qui succédera à Jacques Rueff, au trente et unième fauteuil, aura la possibilité d’évoquer, pendant une heure, les innombrables mérites de cet homme dont la carrière ne fut pas seulement éblouissante — car on peut réussir une vie sans la rendre utile — mais profondément féconde.

Il fut le premier économiste à être reçu par l’Académie française, mais ce n’était pas seulement le spécialiste d’une discipline particulière que vous avez voulu honorer : l’humaniste perçait sous chacun de ses propos, et j’aime rapprocher les deux jugements que nous avons pu lire : celui d’un Prix Nobel américain affirmant : « C’était un homme d’indépendance intellectuelle, qui avait une profonde compréhension des rapports entre les arrangements monétaires et les systèmes politiques et sociaux », de celui d’un de nos confrères, montrant que toute l’œuvre de ce technicien rigoureux était au service de l’homme. En effet, Jacques Rueff, dont un journaliste a pu dire qu’il était « bardé de titres et de présidences », avait en vue l’ordre social. De Raymond Poincaré il avait reçu une sorte de vocation : celle de « stabilisateur des monnaies ». Aussi n’hésitait-il pas à dénoncer, lorsque cela était utile, l’intervention de l’État dans les rouages économiques. Une monnaie efficace était pour lui la condition de la liberté. Il n’était pas seulement versé — comme l’on dit — dans les questions financières et monétaires : son horizon était celui de l’équilibre d’un pays.

Nous savons tous le rôle qu’il joua auprès du général de Gaulle et, à l’étranger, auprès d’autres chefs d’état. Quelles que soient les opinions ou les théories de chacun, il n’est pas indifférent à notre Compagnie que, lorsqu’il s’est agi de s’attaquer aux structures même de notre économie, c’est Jacques Rueff et c’est Louis Armand qui composèrent un comité dont le nom sera retenu dans l’avenir.

Les libéraux ont souvent de plus grandes exigences que les autres, et pas uniquement dans les domaines où excella Jacques Rueff. Aussi, désireux d’un vrai progrès social et ennemi des «faux droits », lui fallut-il lutter sans compromission ni découragement.

Certes, il eut des ennemis et fréquemment il se heurta à l’incompréhension et au silence. Le moraliste Chamfort, à l’esprit mordant, estime que « pour avoir le goût des réformes, il faut aussi avoir le goût du martyre ». Notre éminent ami avait trop le sens de l’humour pour se classer parmi les martyrs. Mais nous ne pouvons oublier ce que lui coûta son rôle prestigieux. En le recevant sous la Coupole, André Maurois déclara (nous étions en 1964, il y a quatorze ans) : « Ce que vous avez dépensé pour obtenir ces grands résultats de courage, d’intelligence, tient du prodige. » Faisant allusion à une première tentative vers les études médicales, et l’appelant donc « un grand médecin de la monnaie », André Maurois mettait en regard de cet immense labeur les joies enivrantes que dut éprouver Jacques Rueff lorsqu’en telle circonstance il vit soudain (je cite) « le courant sanguin se rétablir, la nation qui avait semblé paralysée se relever et la confiance refleurir dans les cœurs ».

Une fondation américaine — l’Institut Lehrman, de New York —a entrepris de publier les œuvres complètes de Jacques Rueff, de l’économiste, du poète, du philosophe, de l’auteur de « La création du monde ». C’est pour présenter l’ensemble des volumes à paraître que fut écrit « De l’aube au crépuscule ». Je vois encore Jacques Rueff, sur la terrasse de Berville, m’annonçant, il y a quelques années, la nouvelle de ce grand projet américain. Il irradiait de joie, de cette joie, Messieurs, dont nous avons eu souvent le témoignage, à cause de sa délicate amitié.

Je l’ai dit en commençant, je veux terminer sur cette note, car le Chancelier de l’Institut, le membre de l’Académie française et de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, à qui, ce matin — et dans la surprise de sa famille qui souhaitait plus de discrétion —étaient faites des funérailles solennelles et émouvantes, fut d’abord cet homme bon, soucieux d’autrui, aimant, estimant ses confrères et qui, quelques heures avant sa mort brutale, se promenait dans son jardin, avec les quelques êtres qu’il chérissait plus que tout au monde, loin des tintamarres de la ville, des conflits doctrinaux, mais proche de la Paix où il allait entrer.

 

[1] Mort le 23 avril 1978, à Paris.