Réception de M. le Révérend Père Carré
Le Révérend Père Carré, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort du cardinal Jean Daniélou, y est venu prendre séance le jeudi 26 février 1976, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Un des plus illustres de vos confrères disait, non sans humour : « On n'aime pas, quai Conti, que les élus de la dernière heure se fassent remarquer. » Vous voudrez bien me pardonner si, pendant quelques instants, je ne respecte pas cette discrétion. Pour appeler parmi vous un religieux vous avez utilisé une procédure exceptionnelle. Ce geste est apparu à beaucoup comme un signe de liberté de l'esprit et de délicatesse du cœur. Seul, cependant, je puis dire à quel point ce privilège me touche autant qu'il m'honore. La façon dont s'est exercé un choix qui me permet, ce soir, de parler du cardinal Jean Daniélou demeurera toujours pour moi une surprise et une joie. Laissez-moi y voir aussi une invitation : l'invitation pressante à être, ou plutôt à devenir chaque jour davantage, ce que vous pensez que je suis.
Prêtre, c'est de l'un de mes frères dans le sacerdoce que je dois rappeler la mémoire. « Devant la mort, écrivait Jean Daniélou, tout discours est dérisoire. Il est un bruit de parole par lequel nous essayons de nous distraire ou de nous rassurer. Mais le silence est meilleur… » Les événements vont vite. Le 22 novembre 1973 — il y a donc deux ans et trois mois — l'œuvre du Cardinal était louée ici même. Nous avons encore dans l'oreille les échos du brillant accueil préparé par le comte Wladimir d'Ormesson. Il s’adressait à quelqu'un qui était la vie même, et voici, Messieurs, que l'heure est déjà venue du discours dérisoire du bruit de parole devant la mort.
Si j'enfreins la consigne du silence, ce n'est point seulement pour suivre une tradition de votre Compagnie. Devant la mort, et surtout devant une mort dont les circonstances ont soulevé des passions, on peut considérer comme un devoir sacré de dégager la signification d'une œuvre, et parce que cette œuvre était le fruit d'une existence, de chercher la vérité de cette existence, même si son secret — comme il en est pour chacun d'entre nous — n'appartient finalement qu'à Dieu.
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Né le 14 mai 1905, Jean Daniélou entrait en philosophie au moment où, dans la même école, Sainte-Croix de Neuilly, je commençais la classe de quatrième. Auréolé du prestige des « grands », il m'apparaissait lointain, intimidant. Mais l'un et l'autre nous avions mis notre confiance en l'éducateur prestigieux dont le souvenir plus tard nous rapprocha : l’abbé Pierre Petit de Julleville, futur évêque de Dijon, puis cardinal-archevêque de Rouen.
«Nous vous avons aimés, disait un jour Mgr Petit de Julleville, nous vous avons respectés. » Chacun de ceux sur qui se posait son regard, un regard qui vous rejoignait l'âme, sentait d'emblée que ce prêtre était à son service, au service de l'homme et du chrétien. Car la mise en œuvre de qualités naturelles — la droiture, le sens du travail, l'honnêteté en tout et partout — allait de pair avec la découverte de Jésus-Christ. Au lendemain de la guerre de 1914, en 1920 exactement, Henry de Montherlant, associant les morts et les survivants, affirmait que beaucoup d'entre eux avaient rencontré dans ce collège, dont il avait été un élève lui aussi, « quelque chose d'insurpassable ». Et ce quelque chose il le définissait ainsi : « Un certain désir du bien, une certaine présence vivante de Dieu, une certaine générosité, une certaine vibration, une certaine inquiétude pour les âmes. » Son premier livre, La relève du matin, en portait l'éclatant témoignage, et aussi, beaucoup plus tard, dans un contexte fort mêlé, La ville dont le prince est un enfant.
Je ne connais pas un ancien de Sainte-Croix que n'ait accompagné sur sa route — cette route eût-elle dévié — l'inoubliable regard qui se posa sur lui. Plus tard, à Rouen, un adolescent de quinze ans eut ce mot étonnant : « C'est de la lumière qui tombe. » Dans cette lumière, nous sommes nombreux à avoir appris ce qu'il faut de courage pour vivre, ce qu'il faut de liberté pour croire. Sur Jean Daniélou l'ascendant de l'abbé Petit de Julleville eut, me semble-t-il, une conséquence très précise. Certes, son entrée dans la Compagnie de Jésus doit beaucoup au Père Léonce de Grandmaison, familier des Écoles Sainte-Marie et de l'Association Saint-François-Xavier fondées par son admirable mère, Mme Charles Daniélou. Mais il faut dire que ses relations avec l’abbé Petit de Julleville le prédisposaient à un tel choix. En effet, le supérieur de notre collège admirait fort les Jésuites, leur discipline, leur sérieux, leur large ouverture sur le monde des lettres. Il me le déclara, avec un sourire un peu malicieux, lorsque, ayant, sur son conseil, renoncé aux Missions Étrangères de Paris, je vins lui confier mon désir d'être dominicain...
Curieux de tout, lecteur infatigable, doué d'une mémoire insolente, donnant parfois l'impression de se livrer avec gourmandise aux jeux de l'esprit, ayant le génie de capter, pour les mener plus loin, les intuitions des autres, travailleur tenace, capable de se concentrer au point de rédiger une page de haute tenue scientifique entre deux sermons, insaisissable et en même temps tellement disponible aux autres que, suivant la légende, il fixait plusieurs rendez-vous à la même heure et qu'il « virevoltait d'un parloir à l'autre, comme Napoléon dictait à trois secrétaires à la fois », Jean Daniélou fut en fait l'homme d'une seule idée, d'un seul vouloir. Éprouvant en même temps dans son cœur, écrivait-il, « l'amour de la Trinité très sainte et l'amour d'un monde étranger à la Trinité très sainte », le chrétien doit « partager la Passion même du Christ qui n'a détruit cette séparation qu'après l'avoir d'abord portée ». Le Christ, ajoutait-il, va d'un extrême à l'autre. Sans quitter la Trinité, il rejoint les ultimes frontières de la misère humaine « et il remplit tout l'intervalle ». Tout l'intervalle : c’est-à-dire toutes les richesses, toutes les pauvretés, toutes les capacités de l'humain
Le remplir, cet intervalle, le Christ l'a fait à cause de sa « parenté » avec Dieu et avec l'homme, selon l'expression de saint Irénée, second évêque de Lyon. Le Père Daniélou — j'en suis de plus en plus persuadé — a vu là sa propre mission. Elle lui permettait d'utiliser tous ses dons. Elle était à la hauteur de ses ambitions d'apôtre. Elle exigeait de lui un contact permanent avec Dieu sans qu'il ait, pour autant, à rien renier de la création de son Seigneur. Très tôt il le comprit ; très tôt aussi il mesura le prix de cette vocation de médiateur : partager la Passion du Fils crucifié.
C'est pourquoi sans doute son entrée, en 1929, au noviciat de Laval fut précédée de longues hésitations Il savait que certains de ses désirs seraient comblés : il sortirait d'une adolescence et d'une jeunesse où, malgré un éveil social dû à Robert Garric et à ses Équipes, l'égoïsme avait tenu trop de place ; il recevrait la formation contemplative et spirituelle dont il éprouvait impérieusement la nécessité ; il prolongerait aussi dans d'autres branches du savoir ses études universitaires. Cependant, diplômé d’Études supérieures, agrégé de grammaire, fréquentant les milieux de pensée les plus divers, il entretenait des ambitions culturelles et littéraires, et son père, député et ministre sous la IIIe République, le poussait vers une carrière politique pour laquelle il se sentait du goût. Quand il déclare, dans ses Mémoires posthumes, que la prière occupa une place primordiale durant ses premières années chez les Jésuites, on comprend que seul ce permanent recours à Dieu lui permit d'accepter « la somme énorme de sacrifices » (ce sont ses propres termes) qu’entraîna son option pour la vie religieuse.
Quelques-uns de ses amis vont jusqu'à parler de conversion. Le fait est que, pour abandonner un genre d'existence où le meilleur et le moins bon de sa nature se trouvaient à l'aise, il lui fallut, comme saint Paul, être « saisi » par le Christ. Il prit alors la mesure de lui-même. Sans avoir répertorié tous ses défauts (qui les connaît vraiment ?), il se découvrit à la fois studieux et frivole. Il se convertit, en ce sens qu'il décida de se soumettre au Christ, tel qu'il était, dans l'obéissance de la foi.
Ainsi arraché (le mot n'est pas trop fort) à une vie séduisante, il n'allait pas prendre à la légère, maintenant, les rudes conseils que saint Ignace donne à ses disciples. À la mesure même où se précisait en lui son rôle de médiateur entre les deux extrêmes, il se nourrissait — et il devait se nourrir jusqu'à la fin — des Exercices proposés par saint Ignace et des Constitutions de la Compagnie de Jésus. Ces leçons de sainteté, le Père Daniélou les a reprises souvent, presque littéralement, dans ses livres ou dans ses cours. À celui qui veut suivre le Christ saint Ignace demande de choisir la voie de la pauvreté, de l'humilité, de l'obscurité, et même de vouloir souffrir opprobres, faux témoignages, injustices, afin de ressembler à son Maître.
La conversion ouvrit à Jean Daniélou la voie d'une ascèse qui veut libérer les âmes captives. Elle ne l'a pas brimé, et encore moins dénaturé. La spiritualité ignatienne lui fournit comme une clef d'or pour tenter de résoudre ses conflits intérieurs. En lui faisant mettre ses pas dans les pas du Christ, elle lui apprit aussi que l'apôtre ne doit jamais reculer. « Avance, dit Jésus à Pierre, va vers le large. »
Telle était la vocation de Jean Daniélou. Qu'en a-t-il fait ?
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On a dit de lui qu'il pouvait s'émerveiller sans limites. Il l'a reconnu sans peine : « Je suis un être émerveillé, sensible à la nature, aux êtres, au génie. » C'était un trait frappant de son caractère. Mais il y a des émerveillements durables qui donnent à une existence son originalité. Grâce au Père Henri de Lubac et au prélat des études, le Père Victor Fontoynont, le jeune étudiant jésuite découvrit, au Scolasticat de Lyon, les Pères de l’Église. Il a plusieurs fois rendu au Père de Lubac un hommage d'une rare qualité. Dès le départ et au long des années, votre éminent confrère de l'Institut exerça sur ses orientations une influence profonde. Il lui apprit à puiser dans les trésors les plus anciens de ce que l'on peut appeler « la mémoire de l’Église» ; il lui ouvrit les portes d'un univers. Dans cet univers des premiers docteurs de la foi, Jean Daniélou devait trouver les inspirations majeures de son enseignement et de son apostolat.
Enseignement, apostolat : les deux, chez lui, sont inséparables. Professeur et homme de recherche, il consacra des travaux importants, non seulement à Grégoire de Nysse, le père de la théologie mystique, un des plus grands génies chrétiens, mais à Origène, à Philon d'Alexandrie, au judéo-christianisme, ainsi qu'à l'histoire des doctrines avant le Concile de Nicée. Le professeur Marrou — lui aussi votre confrère de l'Institut et bon juge en la matière — déclare que le Père Daniélou fut « considéré comme un membre à part entière de la communauté scientifique internationale ». Cependant ce prêtre, qui occupa avec tant d'éclat la chaire de Patristique à l'lnstitut catholique de Paris, ne pouvait se contenter de faire œuvre d'érudition. Chaque grand thème dont il poursuivait l'étude inspirait en même temps sa prédication sous les formes multiples qu'elle prenait. Enseignement et apostolat se stimulaient l'un l'autre, dans une continuité sans faille.
Chaque grand thème, ai-je dit. Mais de quels thèmes s'agit-il ?
Au début de sa deuxième épître, saint Pierre emploie une expression audacieuse : il nous voit, dans le Christ, « participants de la nature divine ». Pour les Pères grecs la divinisation est donc proposée à tout homme qui accueille l'Incarnation du Verbe. Pour eux, cette Incarnation change le cours de l'histoire, et ils répètent à l'envi : « Il s'est fait ce que nous sommes afin que nous devenions ce qu’il est. » Certes, Dieu est le Tout Autre, mais il se donne chaque jour davantage à qui se laisse transformer par lui. La vie mystique n'est pas autre chose que la communion progressive aux mystères de Dieu. Elle est à la portée de n'importe quel chrétien, du moment qu'il sait adorer et demeure disponible. En même temps elle n'a rien qui puisse séparer d'autrui. Le mystique entraîne tout un peuple dans son sillage. Grégoire de Nysse, évêque, ne monte pas vers Dieu dans une ascension solitaire : en se sanctifiant, il sanctifie directement les autres.
Imprégné de cette doctrine si réaliste, lorsque Jean Daniélou parlait du Dieu vivant, ou bien du Christ qui nous l'a fait connaître et par qui nous sommes introduits dans l'intimité du Père, du Fils, de l'Esprit Saint, on comprend que les dogmes aient cessé d'être des définitions abstraites ; c'était « du feu », affirme un de ses auditeurs, une lumière « qui permettait de déchiffrer notre présent et notre avenir ».
Notre présent, notre avenir ; notre passé aussi. Car est-il vraiment exact de dire que le Christ change le cours de l'histoire ? La nouveauté absolue de Noël et de Pâques modifie les rapports de l'humanité avec Dieu : « Il s'est fait ce que nous sommes afin que nous devenions ce qu’Il est ». Cependant, cet événement s'inscrit dans la longue suite de ce que l’Écriture appelle les merveilles de Dieu, les hauts faits accomplis par lui pour nous. Des sacrements, par exemple, que tant de chrétiens reçoivent encore sans les situer au sein d'une histoire, le Père Daniélou écrit qu'ils sont « simplement la continuation, dans le temps de l’Église, des actions de Dieu dans l'Ancien et le Nouveau Testament ». Le temps de l’Église, celui que nous vivons aujourd'hui, et que vivront sans doute d'innombrables générations après la nôtre, n'est qu'un « moment particulier de l'histoire du salut ». Saisir les correspondances qui existent entre ces différents moments était, aux yeux du Père Daniélou, « le savoir chrétien, tel que le comprenaient les Pères, l'intelligence spirituelle de l’Écriture ».
Retenons ces mots : intelligence spirituelle de l’Écriture. Il suffit, en effet, de consulter l'impressionnante collection des volumes de « Sources chrétiennes », publiée par les Éditions du Cerf, pour constater que les Pères de l’Église n'ont guère fait que commenter la Bible. Favoriser le retour aux Pères était favoriser, du même coup, le retour à cette lecture intégrale et savoureuse de la Parole de Dieu dont tant de catholiques étaient privés depuis la Réforme. Je me rappelle l'émotion du cardinal Daniélou, familier de cette Parole et partenaire privilégié de tant de rencontres avec nos frères orthodoxes et protestants, lorsque parut la traduction œcuménique du Nouveau Testament. Je pensais à lui, en novembre dernier, au cours de la cérémonie où l'on fêtait à Notre-Dame de Paris la traduction de l'Ancien Testament. Messieurs, la Cathédrale n'avait jamais encore été le témoin d'un tel geste : les chefs de nos Églises désunies recevaient les Livres Saints, tous traduits, annotés par une centaine de spécialistes des diverses confessions, les notes tenant compte, de façon toute spéciale, de la tradition juive que le Père Daniélou avait tant étudiée et respectée. Notre action de grâce montait vers ceux qui avaient eu assez de foi et de courage intellectuel pour entreprendre une tâche apparemment vouée à l'échec, et vers Dieu qui avait répondu magnanimement à leur pari, car il est le Maître de l'impossible.
Ainsi, dès son premier ouvrage, Le Signe du Temple, le Père Daniélou nous faisait lire la Bible comme la lisaient les premiers docteurs de la foi. Mais son enseignement et son apostolat n'auraient pas eu la cohérence que je signalais, s'il ne s'était senti en connivence personnelle avec cette manière de commenter l’Écriture. Parlant de ses travaux scientifiques, il avouera : « .Ils ne sont pas étrangers à mes préoccupations, je dirai même que je m'y exprime très profondément... Je n'ai pas un esprit logique et systématique, j'ai une pensée de type symbolique, je crois beaucoup à une saisie poétique du réel. » Héritier conscient de Platon, du Platon des grands mythes, il revendiquait les droits de la pensée symbolique. Il est de ceux qui, avec Claudel, ont remis en honneur le sens plénier des textes bibliques, le réalisme de leurs évocations, leur répercussion dans la vie des croyants. De ce sens plénier, ouvert à de larges interprétations, il devait montrer la fécondité dans notre liturgie qui se rajeunit actuellement au contact de la prière des premiers siècles.
Des Pères de l’Église, et surtout des Pères du désert, il reçut aussi une leçon dont l'écho se retrouve au long de son œuvre et de sa vie. « La véritable histoire du monde, écrit-il, c'est ce conflit spirituel qui se joue perpétuellement autour de nous, entre les forces du Christ et les forces opposées à celles du Christ. » Car « l’Évangile apparaît dans un monde païen comme un délit public ». L'annonce de l’Évangile ne saurait donc se limiter à la transmission d'un message, même si ce message réussit à s'adapter à des civilisations différentes Un conflit est engagé avec les puissances du mal. Sur la réalité et sur l'enjeu de ce combat saint Ignace de Loyola, tout comme les Pères, a longuement médité. Sensible au caractère pathétique de l'existence, Jean Daniélou devait maintes fois reprendre cette méditation sur « Les Deux Étendards ». Quand il parlait de saint Paul, un de ses modèles, un de ses guides, il le voyait au cœur du drame spirituel de l’humanité, au « centre de misère », comme dit Charles Péguy.
Dans ces conditions, on aurait pu s'attendre à ce que l'accent le plus fort fût mis par lui sur la Passion de Jésus-Christ. Oh ! cette Passion du Christ, il ne l'a pas refusée ; il n'a pas « évacué » (selon le mot de saint Paul) la croix ensanglantée Un an avant sa mort, il en parlait encore devant des malades et des handicapés que l'on avait rassemblés dans un petit village d'Autriche. Mais il n'y avait chez lui aucun dolorisme. Sa longue familiarité avec les origines chrétiennes lui avait fait comprendre que la Résurrection de Jésus fait de la croix une croix de gloire. Il peut en être ainsi, même si elle pèse lourdement, pour toute croix humaine. Car le Christ a vaincu les puissances du mal et la mort même. Il me semble entendre le cardinal Daniélou — et vous aussi, vous l'entendez — évoquant au Cercle Saint-Jean-Baptiste la résurrection de la fille de Jaïre, et élargissant le geste de Jésus à « tous ceux qui autour de nous sont morts, morts spirituellement, de toutes les formes de mort... Le Christ est assez puissant, s'écriait-il, pour les vivifier dans l'avenir, si notre prière est assez fidèle, notre patience assez longue, si nous nous attachons comme le lion à sa proie, comme le Christ à notre chair. Même quand elle est descendue dans la mort, Il ne l'a pas lâchée, Il l'a tenue jusqu'au bout et, parce qu’Il l'a tenue jusqu'au bout, Il a fini par l'emporter dans la maison de son Père ».
L'allégresse du Père Daniélou, cette joie qu'il a communiquée à tant d'êtres, trouvait là sa source inépuisable. Toutes les richesses, toutes les pauvretés, toutes les capacités de l'humain sont convoquées par la Trinité très sainte. Et l'intervalle entre les deux extrêmes, c'est le combat spirituel mené avec le Christ qui peu à peu le comble. Il serait plus rayonnant, notre monde chrétien, il sortirait de ce moralisme qui, sous des formes successives, le paralyse, si les eaux vives, venues du plus haut de la Tradition, irriguaient — comme elles le firent pour Jean Daniélou — son cerveau et son cœur !
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Dans le cimetière qui jouxte l'église romane de Saint-Lambert-des-Bois, à deux kilomètres de Port-Royal, je remarquai récemment, non loin de la fosse commune où furent jetés de façon ignominieuse les restes des religieuses et des solitaires, une croix de pierre. Érigée après la dernière guerre, elle porte ces simples mots : « À la personne humaine ». En me recueillant devant elle, j'évoquais tous les carnages, tous les holocaustes qui écrivirent des pages affreuses au Livre de l’histoire. Cependant, Messieurs, je pensais aussi à la compassion que le Père Daniélou éprouva, avec combien d'autres, pour l'homme contemporain attaqué de toutes parts intellectuellement et spirituellement. Il consacra une part importante de son labeur au sauvetage de l'homme, ce chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre en péril.
À Tréguier, la veille de sa mort, il déclarait : « Ceux qui, aujourd'hui, sont aux plus hautes responsabilités, dans les charges de la société nationale ou internationale, commencent à le sentir : ce n'est pas simplement avec de la technique, ce n'est pas simplement avec des aménagements d'ordre matériel, avec des organisations si perfectionnées soient-elles, qu'on fait une humanité. On peut avec cela faire une barbarie ». Le cardinal Daniélou était un humaniste militant. Aussi ne puis-je dissocier de son action apostolique le vigoureux combat qu'il mena en faveur de la culture. Possédant de larges connaissances historiques, circulant à l'aise dans la littérature française qu'il avait étonnamment assimilée, estimant comme Platon que le beau est la forme sensible du vrai, il considéra que l'une de ses tâches, au service de l'homme, était de maintenir ou de trouver le contact avec le monde où se joue l'avenir de l'esprit Surmontant les défiances qui paralysaient encore les catholiques de France, jeune jésuite il soutint en Sorbonne ses thèses pour le doctorat es lettres. L'université exerçait sur lui une sorte de fascination. Doyen de la Faculté de théologie de l'Institut catholique, il multiplia avec elle toutes les formes de collaboration. Créé cardinal par le pape Paul VI, s'il brigua vos suffrages, Messieurs, ce fut (il le déclara clairement) par respect pour une Institution prestigieuse dont la mission est justement de sauvegarder des richesses inaliénables.
Dans la ligne qui fut toujours la sienne, il percevait les dangers mortels que court aujourd'hui cette culture traditionnelle dont il mesurait tout le prix. Certains de ses livres : Tests, La crise actuelle de l'intelligence, La culture trahie par les siens, et telles pages de ses Mémoires expriment de vives inquiétudes. « Face au développement inouï des sciences, écrit-il, la culture littéraire, philosophique se révèle complètement déficiente. La science, les sciences humaines se donnent l'illusion de récupérer la dimension de l'homme intérieur, mais elles n'atteignent que des conditionnements de l'homme, et non l'homme lui-même.. Où sont les métaphysiciens, les moralistes, les écrivains, les Dante, les Shakespeare, les Balzac qui donnent à une époque une image de l'homme où l'homme se reconnaît ? »
Il ne se trompait pas. Mais comment ne pas regretter qu'il n'ait pas coopéré davantage avec des hommes dont la formation, à partir des sciences exactes et des sciences humaines, était différente de la sienne ? Ses enracinements étaient « classiques », quelle que fût son ouverture à toutes les formes de la modernité.
Son souci, d'ailleurs, dépassait de tels débats Tous ceux sur qui s'exerça son influence — professeurs, écrivains, étudiants, élèves de l’École Normale Supérieure de Sèvres où son nom demeure en vénération — le savent bien : le lien qu'il observait entre le développement culturel et la dimension religieuse de l'homme était pour lui une hantise. La « personne humaine » lui paraissait bafouée, mutilée, quand on refusait de voir en elle une créature de Dieu. Pour la sauver, il faisait appel aux religions dans leur diversité, et cette diversité, au lieu de le gêner, lui inspirait cette formule magnifique : « Avant de parler par Moïse et par Jésus-Christ, Dieu a parlé une première fois à tous les hommes à travers le cosmos et la conscience. » À cause de cette parole l'homme est un être religieux. Le Christ nous a révélé en plénitude que la dépendance de l'homme à l'égard d'un Dieu transcendant est une dépendance d'amour. Et Jean Daniélou de citer le Père Teilhard de Chardin : « Plus l'homme deviendra homme, plus il éprouvera le besoin d'adorer », ce besoin que lui-même éprouvait si fort au fond de son être.
Sans mettre en cause une telle certitude, certains discutent l'optimisme qu'elle inspira au cardinal Daniélou. Mais comment eût-il pu agir autrement, celui qui affirmait : « La première attitude d'un chrétien c'est de voir dans le monde, dans les autres, dans notre temps ce à quoi il faut dire oui » ? La déchirure entre la religion et la culture, qui caractérise le destin de l'Occident, le faisait souffrir, mais, tel le veilleur qui scrute les approches d'une aurore qui ne peut pas ne pas venir, il discernait les signes avant-coureurs d'une réconciliation. Dans toutes les manifestations de l'irrationnel contemporain, chez les hommes de lettres comme chez les artistes, dans toutes les explosions de sensibilité ou de contestation, il décelait la quête d'un « ailleurs ». La naissance en Amérique, puis en Europe, de mouvements où le païen et le chrétien se mêlent étrangement ne l'effrayait nullement. La recherche païenne d' « autre chose » lui semblait une chance pour l'humain, voire une préparation inusitée à quelque renouveau du christianisme.
En revanche, il n'attendait rien, dans ce domaine, des efforts de lucidité et des exigences morales de l'athéisme. Il partait en guerre contre l'athéisme, même le plus respectable, car jamais, disait-il, l’athéisme ne débouche sur le sacré. Or le sens du sacré témoignait à ses yeux de la profondeur religieuse de l'homme. L'éveil de ce sens-là suscitait toujours ses espérances, même s'il se traduisait de façon marginale ou aberrante. Et quel sursaut de joie, quelle justification de son attente quand il constatait — écrivait-il — que beaucoup de jeunes, venus d'horizons disparates, « redécouvraient la prière, la contemplation, le silence, ainsi que le sens de la fête qui est rupture avec la banalité et l'ennui de la civilisation du travail » ! Ces jeunes pressentent ainsi que « le fond des choses n'est pas le néant, mais l'amour ».
Dans le même mouvement, celui qui se définissait comme « l'homme du sacré » s'est insurgé contre tout ce qui — dans le désir de purifier la foi — la troublait en fait, cette foi fût-elle naïve, voire primitive dans ses expressions. « Je prends la défense du peuple chrétien, proclamait-il, c'est-à-dire de la masse des hommes, des femmes, des familles, qui constituent ce grand peuple de Dieu formé de saints, de pécheurs, de croyants, d'incrédules. Nous n'avons pas le droit de nous désintéresser de lui pour nous attacher à un christianisme de « chapelles », de « petites » communautés qui groupent de « petites » élites. » Il avait voulu devenir jésuite essentiellement pour être religieux. Certes, il avait évolué, du fait des responsabilités sacerdotales qu'il devait assumer progressivement. Cependant, le rôle de pasteur, il ne se doutait pas qu'il serait appelé à le tenir un jour au service des humbles, du tout-venant, des gens peu cultivés, faibles, incapables de rester au sein d'une Église qui condamnerait des coutumes, des pratiques, des institutions où s'enracine, à tort ou à raison, leur foi elle-même.
Il ne prit pas cette position sous le seul coup des événements. Il avait toujours été persuadé de la nécessité d'un christianisme de masse, fût-ce au prix d'un certain compromis entre l’Église et l’État ; il savait aussi par expérience les dangers qui menacent les intellectuels. Mais il fallut les remous qui suivirent le second Concile du Vatican — auquel, comme théologien, il collabora étroitement — pour faire de lui, avec passion, l'avocat de ceux que saint Thomas d'Aquin nomme les «minores» et que l'inoubliable auteur du roman Augustin ou le Maître est là, Joseph Malègue, situe dans « les classes moyennes de la sainteté ».
Semblable aux évêques des premiers siècles profondément engagés dans les débats de leur époque, le cardinal Daniélou a soutenu, réconforté, maintenu fermement attachés au Siège de Pierre, nourri d'espérance des chrétiens que bouleversaient d'illégitimes remises en cause. Beaucoup lui doivent d'être restés fidèles : ces mots, n'est-ce pas ? se passent de commentaire.
Accaparé par une mission aussi haute, a-t-il réalisé alors sa vocation de médiateur entre l'abîme d'amour de la Trinité sainte et l'abîme de la misère humaine ? Si j'ose poser la question, c'est parce que dans cette vocation, la plus belle qui soit, j'ai vu, vous le savez, l'explication de sa vie
Je dirai que, comme toujours, il est allé au plus pressé, et qu'il ne s'est pas écarté de son idéal. Présentant l’Église comme « réceptacle de la Vie », il demeurait le lien entre cette Vie et ceux qui, tentés de s'éloigner d'elle, allaient dépérir. Sans doute a-t-il compris, et admis, qu'il faisait ainsi un choix. Car, du côté de l'homme, il n'y avait pas que le scandale des chrétiens désemparés. J'ai parlé d'une déchirure entre la religion et la culture. Le conflit entre la foi et la modernité est ressenti intensément par un nombre grandissant d'hommes et de femmes qui ne sont pas non plus négligeables. Lucide, Jean Daniélou ne l'ignorait pas, lui qui, en mai 1968, avait courageusement réformé sa Faculté de théologie. Lisons plutôt ses Mémoires : « Dans les domaines scientifiques s'accomplit un travail sérieux, objectif, qui aboutit à des résultats convaincants. Il n'y a rien d'analogue en ce qui concerne la connaissance de l'homme et de son destin... La première tâche à accomplir est d'ordre métaphysique ; elle est urgente car des décisions pratiques pour l'organisation de la société de demain impliquent des options philosophiques. »
Avec humilité, il avouait une difficulté qui tenait à son genre d'esprit : « Je n'ai pas la puissance philosophique et l'esprit de synthèse qui me permettraient de faire une grande œuvre théologique. Je connais mes limites. » Cependant, si les circonstances ne l'avaient pas orienté différemment, il eut peut-être tenté malgré tout cette œuvre-là. D'autres s'y attelèrent. Seule la fougue avec laquelle il mena l'autre combat explique, vraisemblablement, certaines de ses incompréhensions. Obsédé par le processus que dénonce Soljénitsyne, celui de « la perpétuelle concession, de l'abandon, et encore de l'abandon, dans l'espoir que le loup aura assez mangé », il a, semble-t-il, jugé trop vite des essais théologiques que l'on tentait à partir de cultures différentes. Il avait raison — ô combien ! — de stigmatiser les provocateurs ou les inconscients qui touchent, avec une stupéfiante légèreté, à la substance du Credo, sèment des doutes sur la divinité du Christ, réduisent l’Évangile à une action sociale et politique. S'il avait eu un peu plus de recul, moins de crispation à l'égard des personnes, on se prend à imaginer l'aide, plus grande qu'elle ne fut, qu'il eût apportée pour que s'accomplissent les premières tâches indiquées par lui-même au service de la foi et de la société de demain.
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Cette foi, comme il l'a aimée ! Pour lui — contemplatif malgré les apparences et qui priait ainsi : « Ô Marie, recueillez toutes les puissances de mon âme, rassemblez-moi au centre de mon âme » — il n'y avait pas d'autre vie que le Christ. On a pu écrire que le doute ne trouvait pas de place dans son esprit, et qu'il le comprenait mal chez les autres. « Dieu lui paraissait évident », le Dieu vivant révélé en Jésus-Christ. On éprouve d'autant plus d'admiration à voir ce croyant inébranlable, intransigeant, s'engager très tôt, en précurseur, dans un dialogue plein de respect, d'intelligence, de désintéressement, avec d'autres cultures et d'autres religions que celles de l'Occident.
La diversité des cultures est une donnée permanente, liée aux « contextes géographiques, raciaux, linguistiques », mais, récusant pour chacune toute prétention à l'hégémonie, Jean Daniélou estimait que l'unité de la nature humaine devrait leur permettre à toutes de se rencontrer, complémentaires et non plus antagonistes. Du coup il se libérait de ses habitudes de pensée et de langage pour mieux atteindre, en leurs racines, les traditions qui lui étaient étrangères. Il se fera même le défenseur de ces valeurs culturelles qui sont une richesse pour l'ensemble de l'humanité, et il craindra que le développement technique ne contribue à leur amoindrissement, voire à leur amoindrissement, voire à leur disparition. Sur cette voie il entraînait ceux et celles qui faisaient confiance à son enseignement, au Cercle Saint-Jean-Baptiste comme chez les Sévriennes. À l'inverse du choc des idéologies, loin du terrorisme des systèmes d'idées, l’affrontement des cultures orientait, selon lui, l'humanité vers une même recherche.
Évidemment, le cardinal Daniélou ne pouvait étudier les cultures sans dialoguer avec les religions. Il le fit avec l'hindouisme, avec les religions africaines ; entre chrétiens et musulmans les échanges étaient à ses yeux indispensables ; et je fais simplement mémoire ici de ses contacts exceptionnels avec le judaïsme. L'expérience normale de l'homme étant pour lui l'expérience religieuse, il s'efforçait de saisir aussi objectivement que possible la réalité de cette expérience religieuse, chaque fois qu'il la rencontrait. Il ne cherchait pas à convertir. Disciple, là encore, des Pères de l’Église, il essayait de comprendre de quelle manière, par quels symboles et par quels rites, se manifestaient le sens du mystère et le goût de Dieu. Une grande modestie s'alliait alors chez lui à la curiosité fraternelle. Estimant que le dialogue sur le contenu de la foi ne pouvait avancer que lentement, il préconisait la coopération des religions dans des domaines où s'affirme ce qu'elles ont de commun. Il se réjouissait de la large convergence que de multiples conversations ou colloques faisaient apparaître pour défendre, par exemple, la liberté religieuse contre l'intolérance, pour bannir l'utilisation des religions dans les guerres, pour enterrer l'arme, déjà si sanglante, du fanatisme.
Dans ces conversations, dans ces colloques, il représentait d'ailleurs une foi catholique soucieuse de son authenticité, c'est-à-dire universelle par vocation. Rejetant l'identification sommaire entre le christianisme et la culture occidentale, le cardinal Daniélou insistait sur le fait que « l'expression méditerranéenne n'était qu'une des expressions du christianisme ». Il fut de ceux qui, en des heures cruciales, proclamèrent que l’Église ne ferait que réaliser le plan de Dieu sur la création en favorisant des expressions indienne, chinoise, africaine de la foi au Christ Jésus. Dans plusieurs de ses ouvrages, le spécialiste qu'il était des origines chrétiennes sut montrer qu'il n'y avait point là je ne sais quelle tactique de récupération, mais le respect de la diversité dans l'unité. Dès sa naissance, en effet, le christianisme se présenta sous des formes culturelles très différentes
Peut-être certains parmi vous, Messieurs, m'ont-ils entendu avec surprise employer tout à l'heure le mot désintéressement. N'étant ni ethnologue, ni sociologue, ni pur historien, le Père Daniélou pouvait-il se faire l'observateur des formes multiples de la croyance sans préconiser celle dont il était le héraut ? Selon une expression courante et quelque peu dépréciative, n'avait-il pas toujours une arrière-pensée ? À supposer qu'elle existât, qui oserait la lui reprocher ? Or ses interlocuteurs n'eurent jamais l'impression que le dialogue fût faussé dès le départ. Ils avaient devant eux un prêtre qui mettait en pratique ce qu'il avait écrit : « Pour un chrétien, dialoguer avec les religions implique à la fois comprendre toutes leurs valeurs et témoigner du Christ, porter son Espérance. » Car l'universelle recherche de Dieu ne débouche pas sur l'inconnaissable ; Dieu est intervenu dans l'histoire. Mais cette intervention ne réclame aucun reniement, au terme de la route : « Pour un homme religieux, accepter la Parole de Dieu en Jésus-Christ, ce n'est pas renoncer à sa religion, mais l'accomplir en accueillant la réponse donnée à son interrogation. » Dans le prolongement de son action œcuménique le Père Daniélou concevait ainsi le rêve grandiose du rassemblement de tous les hommes autour de la même table, pour partager le même pain
Comment être l'artisan loyal de telles confrontations sans se savoir, et se vouloir, appelé au dialogue personnel avec chacun ? Le cardinal Daniélou était soucieux de toute rencontre, et sans ambiguïté il y manifestait une très rare puissance d’accueil. Au cours d'une interview, on lui demanda un jour si son enseignement et ses travaux lui laissaient le temps de prendre contact avec les autres ; il demeura sans voix, comme un médecin de campagne, toujours sur les routes, à qui l'on demanderait s'il lui arrive de faire quelques visites... Des hommes et des femmes rendent actuellement témoignage de ce qu'ils ont reçu dans ces entretiens, à la fois graves et très simples, qui changèrent radicalement leur vie. Leur nombre est littéralement stupéfiant. On pourrait parler de légende dorée, si à travers ces textes où s'expriment tous les aspects du drame humain, la réalité ne vous prenait à la gorge et se refusait à tout enjolivement. La fidélité du prêtre est souvent confortée par les fidélités qu'il a maintenues, ou fait renaître, chez autrui au service de son Dieu. Le Père Daniélou était alors entièrement lui-même, comme il l'était au milieu d'un groupe dont la confiance le mettait à l'aise. Avec un scrupuleux souci de vérité, il exprimait toutes les nuances de sa pensée. Et il brûlait visiblement de l'amour du Christ.
Ses nombreuses interventions publiques, lorsqu'il fut cardinal, n'ont pas toujours rendu compte de cet équilibre de son jugement, ni de la profondeur d'une vie en permanente conversion. Une certaine image de lui demeure : celle d'un homme d'humeur batailleuse, entêté comme le Breton qu'il se glorifiait d'être, impulsif, imprévisible parfois, imprudent avec quelque naïveté, se contredisant sans le reconnaître, irrité ou enthousiaste sous le coup d'une impression non contrôlée. Il y a une part de vérité dans cette image, et nous savons que lui-même avouait ses déficiences. Mais, par les moyens de communication sociale qui élargirent immensément son audience, et lui offrirent des possibilités incomparables pour tenter de combler « l'intervalle » entre les deux extrêmes, on lui tendit aussi des pièges. Il s'en rendit compte par la suite, il comprit que certains utilisaient son nom de façon abusive, il en souffrit, tout en admettant que la variété de ses travaux et de ses engagements contribuait à juxtaposer aux yeux d'autrui des personnages successifs dont lui seul, avec Dieu, connaissait la cohérence et même l'unité.
D'ailleurs, écrira-t-il, « l'essentiel de ma vie n'est pas dans le combat, mais dans l'expérience, l'échange spirituels ». Sans jamais tenir compte de la fatigue, il était prêt à confesser, ou à guider n'importe qui sur la voie de la réconciliation. Je dis bien : n'importe qui, car il ne fit jamais de discrimination, d’autant qu’il était moins sensible au mal qu'à la misère morale. Comme il avait conscience d'avoir été « un homme toujours comblé », lorsque les honneurs s’accumulèrent il accentua son intérêt pour les plus démunis. N’oubliant pas les conseils donnés par saint Ignace, il ne cacha pas à ses intimes qu'il voyait là, au regard de cette gloire, comme une indispensable compensation.
Il ne le fit pas, je le précise, de façon systématique, et l'on se tromperait en le considérant comme une sorte d'aumônier attitré des publicains et des prostituées. Simplement, il ne pouvait entendre crier « au secours » sans répondre à l'appel, toutes affaires cessantes. Et quand il se demandait s'il avait raison, il répondait : « Je suis un homme spontané… Je suis ce que je suis… Je fais ce que j'ai à faire, et le reste m'est tout à fait égal ». Il songeait au Christ dont la disponibilité absolue triomphait de l'incroyable résistance des barrières sociales. La sainteté lui apparaissait liberté souveraine. L'un des vôtres, Messieurs, un romancier qui ne publia guère d'ouvrages de spiritualité, Pierre Benoît, imagine — dans Le Lac Salé — François-Xavier nommé à Goa pour évangéliser l’une des « cités azurées » et débarquant au milieu des bayadères. « Mais un saint François, écrit-il, n'y sera pas déplacé, là comme nulle part. » Dans Le Figaro Littéraire, le cardinal Daniélou disait plus encore : « Les saints se moquent de ce qu'on pense d'eux. Ce qui les intéresse est ce que pense Dieu. Cela les fait agir d'une manière qui est souvent déconcertante. Ils passent parfois pour fous. Mais c'est qu'ils obéissent à une autre logique. Les autres donnent ce qu'ils ont. Eux donnent ce qu'ils n'ont pas. » Dés 1945, au terme d'une retraite personnelle, i1 écrivait : « Accepter, désirer même, par amour pour Jésus, d’être déshonoré même aux yeux de ceux que j'aime, s'Il le permet. » De ce consentement Jésus a fait une des Béatitudes.
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Il est possible, Messieurs, que ce discours soit lu à la loupe. Je ne regretterais pas cet excès d'attention. Un des plus grands écrivains de notre siècle notait dans ses Carnets : « Il n'y a qu'un Notre-Seigneur, qui est Notre-Seigneur du Vendredi Saint. L’Église triomphante me laisse froid. L’Église militante ? Je l'ai dit ailleurs je suis fermé à tout prosélytisme. L’Église n'est l’Église que souffrante. C’est aussi la religion du Lavement des pieds. » Ces lignes furent écrites par Henry de Montherlant, huit mois avant qu'il nous quittât. Le Lavement des pieds : il n'y a pas de geste de dévouement, d'humilité, qui fasse participer davantage à la Passion du Christ crucifié. Au service d'autrui il n'y a pas de geste qui traduise avec plus de force et de vérité le mot que sainte Angèle de Foligno rapporte de Jésus : « Ce n'est pas pour rire que je t'ai aimée. »
Les remous suscités par les conditions, apparemment déroutantes, où mourut ce cardinal de la Sainte Église romaine dépassent le cadre d'une situation particulière. Ils nous concernent tous, à commencer par ces secteurs de l'opinion publique qui ignorent les enseignements fondamentaux de l’Évangile. La mort est toujours la suprême pauvreté. Pour celle-là on a parlé de mort scandaleuse, tandis qu'une compassion fraternelle appelait mort humiliée cette fin où la signification de toute une vie semblait défigurée. Compte tenu du caractère du Cardinal, et aussi vu le combat spirituel qu'il menait au « centre de misère », je dirai plutôt mort provocante, car elle nous pose une question, car elle nous interroge avec gravité. On répète sur tous les tons que l’Église d'aujourd'hui se trouve, comme jamais, invitée au courage. Est-ce que la miséricorde ne ferait point partie de ce courage, même si ce courage risque d'entraîner la malveillance ou l'incompréhension ? Jésus est-il venu pour les pécheurs ou pour les justes ? Tous les êtres humains étant de quelque manière mis en croix, ne doit-on pas se tourner avec prédilection vers le Larron qui ne croyait pas au Christ ? Depuis quand un disciple de Jésus, sous prétexte qu’il est devenu un notable dans l’Église et dans la société, est-il dispensé par l’Évangile de se faire serviteur ?
Ah ! si Jean Daniélou était mort à Tréguier… Mais non : surmontant un malaise pendant ce Pardon de saint Yves, et dominant sa fatigue le lendemain, jour de sa mort, alors qu'il s'apprêtait à célébrer la messe, Jean Daniélou a pratiqué jusqu'au bout, sur les pas de son guide, saint Ignace, l'imitation de Jésus-Christ.
Je me suis efforcé, Messieurs, de cerner les traits d'une personnalité complexe. Malgré son angoisse en voyant « combien Dieu est peu manifesté dans les nations », cet homme de tradition terminait ses Mémoires sur ces mots de prophète : « Jamais le message du Christ n'a eu un plus bel avenir devant lui. » Comment ne pas se rappeler l'admirable affirmation de Saint-John Perse : nous sommes les « pâtres du futur » ? Cependant, si Jean Daniélou partageait les interrogations et les fiertés du poète épique de l'espèce humaine, il se réclamait d'une vision de l'homme où le bonheur se construit dans la mesure où un certain héroïsme, hérité du Christ, comble l'intervalle entre Dieu et la créature que les mains divines ont façonnée. Il l'a dit, dans un dernier message qui ne peut laisser personne insensible : « Ce qui fait ultimement la valeur d'une existence, c'est d'être une réussite spirituelle d'amour et de fidélité. Vous avez des vies comblées de réussites extérieures, et c'est une façade qui masque des cadavres spirituels ! Et vous avez des pauvres... privés de tout ce que la vie aurait pu leur apporter et qui peuvent être de magnifiques réussites spirituelles, de magnifiques réussites d'amour. »
Comblé, il apprit à être pauvre, et à le demeurer. Quand nous agissons dans le sens de la volonté de Dieu, disait-il, « quelque chose chante en nous ». Par son œuvre, par sa vie, le cardinal Daniélou l'a prouvé. Mais, après tout, Messieurs, pourquoi êtes-vous réunis sinon pour entendre fût-elle infiniment variée — cette musique de l'âme ?