Hommage lu en séance à l'occasion du décès de M. Eugène Ionesco

Le 14 avril 1994

Jean BERNARD

Hommage lu à l'occasion du décès
de M. Eugène Ionesco[1]

en séance le jeudi 14 avril 1994

 

Naître en 1909 à Slatina, ville de Muntenie, à 150 kilomètres à l’ouest de Bucarest, connaître une enfance douloureuse entre des parents séparés, un père irascible, violent, une tendre mère, savourer pour la première fois le bonheur en 1917 à La Chapelle-Anthenaise, village de Mayenne, havre de paix où aurait pu vivre le Grand Meaulnes, découvrir à vingt ans les poètes surréalistes, Breton, Aragon, Soupault, Crevel, rencontrer, à vingt ans aussi, Rodica Burileanu, étudiante en philosophie qu’il épousera en 1936, entrer en littérature par les billets de Perroquet en 1928, les Élégies pour des êtres minuscules en 1931, les essais de Non en 1934, en 1948 tout à la fois travailler comme manutentionnaire chez Ripolin, fabricant de peinture, et écrire La Cantatrice chauve, assister le 11 mai 1950, au théâtre des Noctambules dans la petite rue Champollion, à la première représentation de cette Cantatrice chauve très froidement accueillie par un public clairsemé et rétif, passer de l’obscurité à la gloire avec, rue de la Huchette, les quelque douze mille représentations de La Cantatrice chauve et de La Leçon, élargir son domaine avec Les Chaises, L’Impromptu de l’Alma, en 1960, l’admirable Rhinocéros que Jean-Louis Barrault mettra en scène à l’Odéon et dix autres pièces jusqu’aux Voyages chez les morts, passer (ce n’est pas très loin) de la rue de la Huchette au quai Conti où Jean Delay le recevra le jeudi 25 février 1971, quitter le théâtre, devenir un jeune peintre septuagénaire (la peinture est, pour moi, une thérapeutique, dira-t-il), illustrer le Zouchy de Jean Hamburger en 1989, telles furent les principales étapes d’une vie singulièrement riche, étrange, diverse.

Je garde un souvenir émouvant et fort de ma dernière visite à Eugène Ionesco, boulevard du Montparnasse. J’admirais depuis longtemps l’écrivain, l’auteur dramatique. Je découvrais un homme avec sa rigueur, sa loyauté, son pessimisme, son courage.

L’homme est contradiction, a dit un homme politique et philosophe chinois, un peu oublié aujourd’hui. Ainsi Ionesco, avec de constantes contradictions.

Contradiction entre la continuité et la discontinuité de la personne.

Contradiction entre la lumière, le monde transfiguré de la jeunesse et la boue où, selon sa propre expression, il pensait aller.

Contradiction entre le réel et le mystique, entre deux prises de conscience, celle de l’évanescence, celle de la lourdeur.

Contradiction presque essentielle des anti-pièces, de l’anti-théâtre.

Contradiction entre la nostalgie d’une littérature apolitique, asociale et le désir profond de s’attaquer aux malheurs de l’humanité.

Contradiction entre l’anxiété de l’enfance et les affirmations de l’adolescence, entre la certitude des moments heureux et la fréquente angoisse de la mort, le doute.

Contradiction entre le masque burlesque que porte son théâtre et la douleur de vivre que révèle le journal intime.

Mais, sous cette contradiction apparente, on trouve une unité profonde, l’unité du très grand écrivain, du créateur que fut Eugène Ionesco. La Cantatrice chauve, La Leçon qui la suit, représentent un tournant décisif dans l’histoire du nouveau théâtre. Comme l’écrit Ionesco lui-même, l’œuvre d’art n’a rien à voir avec les doctrines. Elle est importante dans la mesure où elle invente ses propres règles. Elle refuse l’idéologie, la psychologie traditionnelle, comme la psychanalyse qui a voulu abusivement s’en emparer. Il est permis de rappeler, avec Jean Delay, que dans Victimes du devoir, Eugène Ionesco avait

hardiment réglé son compte au policier-psychanalyste qui prétendait explorer les trous de mémoire du malheureux Choubert.

Cependant qu’il connaît la consécration, qu’il évolue vers le classicisme, il découvre (nous dira-t-il, grâce à Robert Kanters) l’existence de deux langages dans son œuvre, les mots qui sont des phrases toutes faites, des choses simples, et quelque chose de très extraordinaire, au bord du fantastique et même tout à fait fantastique. Il élargit son domaine avec Tueurs sans gages, Rhinocéros, Le Piéton de l’air et Le Roi se meurt. Comme l’écrit un de ses meilleurs biographes, il s’éloigne d’un monde simple, peuplé d’êtres unidimensionnels, souvent caricaturaux.

Il s’inscrit dans une grande lignée qui va de la Bible à Shakespeare, à Jarry. Et, dans le même temps, il va lutter pour édifier un nouvel humanisme. C’est ainsi que Ionesco a créé un monde magique, proche du rêve ou du cauchemar, un monde où l’imagination prend le pouvoir.

Alliant la dérision et le tragique, le sourire et l’inquiétude des fins dernières, le refus du conformisme, la critique du langage, traduit dans toutes les langues, représenté sur tous les théâtres du monde, Eugène Ionesco est assurément un des très grands écrivains de notre temps, un très grand écrivain qui, par le théâtre de l’absurde, la littérature baroque, a tenté d’apaiser le démon de l’angoisse qui n’a cessé de l’habiter.

L’Académie est douloureusement frappée par sa disparition. Elle s’associe avec émotion à la peine de Madame Eugène Ionesco, de Mademoiselle Marie-France Ionesco.

 

[1] décédé le 28 mars 1994.