Hommage à M. Jean Hamburger[1]
prononcé en séance le 6 février 1992
Les hommes de science allient souvent à leur recherche une réflexion profonde suscitée par cette recherche elle-même. Ainsi Descartes, Claude Bernard. C’est à cette lignée glorieuse qu’appartient Jean Hamburger. Jean Hamburger est un des grands médecins de notre temps. Quand il entre en recherche, la médecine ne connais que deux méthodes : la destruction des tissus malades (telle la destruction, par les radiations, des cancers) ; l’action sur la cause (telle celle des antibiotiques).
Jean Hamburger va être le pionnier de deux méthodes neuves, la médecine de substitution, de remplacement, le changement du milieu intérieur. Ce sont les maladies des reins qui vont tout à la fois inspirer cette médecine de substitution et en bénéficier.
Rein artificiel d’abord. Le rein artificiel est un filtre savant qui est raccordé à la circulation du malade. Il reçoit un sang dangereusement déséquilibré, chargé de substances nocives, il rend un sang normal.
Greffe de rein ensuite avec, dès 1945, les premiers essais expérimentaux puis, tour à tour, les premiers essais chez l’homme, les déceptions, les espoirs, les déceptions encore, et enfin le succès et les milliers d’êtres humains qui doivent la vie à Jean Hamburger, soit à sa propre action, soit à l’action des médecins que ses découvertes ont inspirée.
Le rein, a écrit Jean Hamburger, n’est pas ce qu’un vain peuple pense. Le rein, objet pendant plus d’un demi-siècle de ses réflexions, de ses recherches, n’a pas seulement fonction d’excrétion, le rein assume une tâche majeure. Il assure la maîtrise de notre économie. Il est le gardien principal, le gardien final du milieu intérieur.
C’est en méditant sur le milieu intérieur que Jean Hamburger a fait une très grande découverte, la découverte de la réanimation médicale. Il montre que, dans de nombreuses maladies aiguës, la mort n’est pas anatomique mais chimique. Elle n’est pas expliquée par les lésions très minimes trouvées à l’autopsie. Elle est due au désordre des molécules du milieu intérieur, troublant sa composition, lui faisant perdre sa nécessaire constance. Jean Hamburger établit la liste des quinze constantes essentielles placées sous surveillance continue. Tout changement de ces constantes est aussitôt reconnu, aussitôt corrigé. Inspirés par Jean Hamburger, les médecins des centres de réanimation prennent en main le gouvernement de quelques dizaines de données chimiques et physiques de l’homme malade. Ils écartent les déséquilibres chimiques. Ils sauvent cet homme. La réanimation médicale a sauvé plus de grands malades que tous les antibiotiques réunis.
La rébellion, la césure, ces deux concepts gouvernent toute l’œuvre de Jean Hamburger, son œuvre scientifique comme son œuvre de moraliste.
Et tantôt Jean Hamburger s’est exprimé lui-même, tantôt il laisse parler ses héros, demi-dieux ou grands hommes, Prométhée, Asclépios, héros du Dieu foudroyé (car Jean Hamburger fut aussi dramaturge), William Harvey, Littré.
Sa rébellion est originale. C’est la première rébellion biologique. Rébellion contre la mort, rébellion contre la souffrance inspirent un refus qui est la grandeur de l’homme. Révolte plus forte encore contre l’injustice. L’homme prend conscience de l’injustice de la cruauté des qui gouvernent l’évolution. Comme l’écrit Jean Hamburger, pour la première fois une espèce animale a refusé l’injustice d’un destin aveugle ou l’a modifié.
La rébellion donc, mais aussi la césure. Ce concept de césure joue un grand rôle dans l’œuvre de Jean Hamburger. La césure de la prosodie sépare les hémistiches. La césure d’Hamburger sépare les chemins de la connaissance. D’un côté, les chemins de la raison. D’un autre côté, les chemins de la passion. Ce que coupe la césure, c’est notre approche des faits. Rien n’est plus incongru que de vouloir écrire de la musique avec les règles d’un savant, fonder une morale sur les résultats des sciences, discuter de l’existence de Dieu à partir de données biologiques. Jean Hamburger a contribué ainsi à « un nettoyage inespéré de la raison humaine ».
Tel était Jean Hamburger, homme d’ardeur et d’inquiétude, connaissant la joie, la griserie, disait-il, de la découverte, le bonheur de porter secours à son prochain, mais aussi le souci, la rigueur, le scrupule. Sa petite encyclopédie (seize éditions en quarante ans), livre de chevet de deux cent mille médecins, a été écrite, m’a-t-il dit un jour, pour l’apaiser lui-même, pour régler l’incertitude où le laissait le sens de certains mots. C’est ainsi qu’il est devenu homme de dictionnaires, membre assidu de notre Commission, celui que nous aimions consulter dans les cas difficiles.
Des conférences d’internat au club des Treize, des laboratoires de recherches aux universités, de la prose du Transsibérien aux Académies, nous avons, Jean Hamburger et moi, connu pendant soixante-deux ans les mêmes combats, les mêmes bonheurs, les mêmes soucis. Ma peine est profonde. Je sais les sentiments de l’Académie. Ce sont ces sentiments de compassion, d’admiration, de sympathie que je voudrais, en notre nom à tous, exprimer à Madame Jean Hamburger, aux enfants de Jean Hamburger.
[1] décédé le 1er février 1992.