Les périls actuels.
Sciences et francophonie. Une situation grave qui ne cesse de s’aggraver. Pour les lettres, pour les arts, le redressement est manifeste ; la francophonie progresse. Mais pour les sciences (mathématiques exceptées) le déclin continue.
Tous les travaux scientifiques de qualité (ou presque tous) sont publiés dans des revues de langue anglaise. Des revues dont les comités de lecture ne sont pas toujours impartiales. Les revues scientifiques de langue française vivotent (il y a quelques exceptions). Tantôt elles sont restées entièrement françaises. Tantôt, le plus souvent, elles acceptent des articles en anglais. D’abord rares, puis plus nombreux, occupant presque toute la revue. Et généralement, de qualité moyenne, ayant d’abord été refusés par la ou les revues américaines auxquelles ils avaient initialement été adressés. Les articles, mémoires de qualité écrits en français deviennent rares. Même les glorieux Comptes rendus de l’Académie des Sciences sont parfois d’une maigreur affligeante.
Cette situation n’est pas propre à la France. La science allemande a tenu le premier rang en chimie dans le passé. Il n’y a pratiquement pas de revue scientifique de langue allemande. Presque toutes les revues scientifiques allemandes sont écrites en anglais. Mais ici, c’est seule la francophonie qui nous importe.
L’anglais est la langue constante, souvent la langue unique des congrès et symposiums internationaux. Les traductions simultanées (souvent médiocres) sont peu à peu abandonnées. Ceci d’abord dans les pays anglophones. Puis partout dans le monde. À Athènes, à Rome, à Lisbonne, des réunions scientifiques se tiennent entièrement en anglais. Bien plus, en France, des colloques scientifiques du C.N.R.S., des universités utilisent exclusivement l’anglais, les organisateurs faisant parfois (mais pas toujours) à la langue française l’aumône de l’allocution inaugurale. Ainsi, supplantant le latin, le français, l’allemand, l’anglais est devenu la langue d’échanges des hommes de science partout dans le monde.
L’anglais ? Ou plutôt l’anglo-sabir pour reprendre l’expression d’A. Abragam. Témoin, lors d’un colloque tenu à Budapest il y a deux ans, après deux orateurs américains, cette première phrase d’un Anglais de Cambridge : « Let me speak English. »
Deux attitudes opposées.
Confrontées à cette situation, les personnes concernées se classent sous deux chefs, se partagent en deux camps que l’on pourrait appeler le camp des optimistes et le camp des défaitistes.
Les constants optimistes : Dans le camp des constants optimistes, on trouve d’une part des hommes politiques, des administrateurs, des écrivains qui ne connaissent pas bien les milieux scientifiques, d’autre part des hommes de science âgés. Les uns et les autres refusent la vérité, la gravité de la situation actuelle, tiennent pour excessives les descriptions données, admettent au pis qu’il s’agit d’incidents limités dans le temps et dans l’espace. Ils considèrent comme de mauvais Français ceux qui décrivent la montée des périls. Il suffit, estiment-ils, de parler français pour que le monde entier s’incline et suive.
Les défaitistes : Le camp des défaitistes est formé par les hommes de science d’âge moyen ou franchement jeunes. Ils se proclament réalistes, accentuent dans leurs relations, la gravité d’une situation déjà grave. Et surtout, ils tiennent pour définitive la prééminence de la langue anglaise. Pour eux, le français appartient au passé. L’anglais est la langue de l’avenir. Point n’est besoin ni de lutter ni de gémir. Une très bonne connaissance de la langue anglaise est, selon eux, la seule réponse efficace aux problèmes posés.
Vers une amélioration à terme. Méthodes recommandées.
Ces deux attitudes, optimiste et défaitiste, sont l’une et l’autre peu satisfaisantes. Le médecin qui, au chevet d’un patient gravement atteint, déclare que la maladie est bénigne ou tient la situation comme désespérée commet, dans les deux cas, une erreur. Il laissera, dans l’une et l’autre hypothèse, son malade mourir, faute d’appliquer les remèdes convenables.
De même, nous devons à la fois apprécier avec lucidité les périls que court la langue française en l’état actuel des relations scientifiques et tenter de discerner, avec la même lucidité, les méthodes qui à terme permettront le redressement de la situation.
Rôle des universités de langue française.
Je veux d’emblée souligner l’importance du premier moyen, le rôle essentiel des universités de langue française. D’autres voix, plus autorisées que la mienne, ont analysé ce rôle, cette fonction. Je me bornerai à quelques remarques concernant les universités francophones d’Afrique.
- Leurs progrès sont très remarquables et devraient permettre à moyen terme la formation de chercheurs de haut rang.
- « Ex Africa semper aliquid novi » : « D’Afrique nous vient toujours quelque chose de nouveau » disait, il y a bien longtemps, Pline le Jeune. La formule reste vraie. Il suffit de citer pour la médecine et pour les dernières années la tumeur de Burkitt, en Ouganda, et les voies nouvelles ouvertes à la recherche sur le cancer, les maladies de l’hémoglobine et la naissance de la pathologie moléculaire, le SIDA et l’Afrique centrale, les premiers espoirs de vaccination contre une redoutable parasitose, la bilharziose.
- Il est hautement souhaitable — il est en fait indispensable —d’augmenter considérablement le nombre des bourses permettant aux jeunes chercheurs africains de venir se perfectionner en France. Ainsi pourra être suscitée une accélération de l’histoire ; ainsi pourra être abrégé le temps nécessaire aux équipes de recherches africaines pour rejoindre le haut niveau des grandes équipes américaines ou européennes.
Les revues scientifiques bilingues.
L’excellent modèle de la collection Guillaume Budé, pour le grec et le latin, devrait inspirer, pour les revues scientifiques, des solutions comparables. L’expérience pourrait, pour commencer, porter sur quelques revues scientifiques de haut rang, tels les Comptes rendus de l’Académie des Sciences évoqués ci-dessus. Ces revues deviendraient totalement bilingues, la page de gauche donnant le texte français, la page de droite la traduction anglaise. Les lecteurs étrangers pourraient, à leur gré, lire le texte français ou le texte anglais et souvent liraient les deux, renouvelant ainsi leur connaissance du français comme nous faisons avec le grec et le latin de la collection Guillaume Budé. Et les textes français retrouveraient leur place dans les bibliothèques scientifiques.
Cette expérience de revue bilingue — qui, au cas probable de succès, pourrait être étendue — suppose l’octroi, par les pouvoirs publics, des crédits nécessaires (frais d’édition de revue dont le volume doublerait ; rétribution de traducteurs de très haute qualité et travaillant rapidement). Peut-être, comme le souhaitait Pierre Auger, création d’un Institut, d’un Office central de traduction. Ces crédits ne devraient en aucun cas être rangés parmi les crédits de recherches qui se trouveraient ainsi amputés. Il devrait s’agir de crédits spéciaux relevant directement du Premier ministre.
Séjours en France d’universitaires, de chercheurs étrangers de haut rang.
De nombreuses bourses permettent le séjour en France de jeunes chercheurs étrangers. Très peu de subventions permettent la venue et le séjour durable (années sabbatiques, etc.) de savants étrangers de haut rang. Le nombre des postes de professeurs associés des universités est fâcheusement petit. Les chaires de la Fondation de France sont très utiles mais très peu nombreuses.
Les observations faites dans le passé montrent que ces hommes de sciences américains, australiens de haut rang, sont, de retour dans leur pays, les meilleurs propagandistes de la langue française, apprise pendant leur séjour, de la culture, des lettres françaises.
Ici encore le problème est financier. Il convient de prévoir et d’accorder les crédits permettant l’accueil et l’attribution d’honoraires convenables à ces savants étrangers.
Le nécessaire développement de la recherche scientifique française.
Toutes ces méthodes sont bonnes. Mais, pour que le français retrouve, à côté de l’anglais, sa place au premier rang des langues scientifiques internationales, le développement de la recherche française est l’élément le plus important.
Divers facteurs expliquent le succès actuel de la langue anglaise, ou plus exactement la langue américaine. Mais la dernière guerre a joué assurément le rôle le plus important avec l’arrêt de toute recherche européenne et le prodigieux progrès de la recherche aux États-Unis. Des liens étroits existent entre cet épanouissement de la recherche américaine et la prééminence de l’anglais devenu la première langue scientifique internationale. Or, en France, le budget de la recherche scientifique, après avoir connu une grande extension dans les années suivant 1958, a ensuite cruellement stagné quand il n’a pas reculé. Seul un accroissement substantiel et constant des crédits accordés par la nation à sa recherche permettra à la langue française de reprendre son rang.
Tous les discours politiques, toutes les créations d’organismes, de comités, tous les soutiens oratoires de la langue française sont vains —dans tous les sens du mot — si les augmentations de crédits nécessaires ne sont pas accordées.
Ainsi la conclusion de cette courte étude est relativement simple. Ou bien seront accordés les crédits permettant la mise en œuvre des méthodes, procédures ci-dessus analysées (rôle des universités francophones, revues scientifiques bilingues, séjours en France de savants étrangers de haut rang, et avant tout développement de la recherche scientifique) et il est raisonnable d’escompter les progrès de la francophonie en sciences, le retour de la langue française au premier rang des langues scientifiques internationales.
Ou bien ces crédits ne seront pas accordés, ou seront donnés au compte-gouttes. Alors, l’aggravation déjà notée continuera. Quelques îlots de résistance francophone persisteront un temps limité. L’anglais sera et restera longtemps la seule langue des hommes de science.
Il est permis d’espérer.