Puis-je, chère Suzanne, obéir à mon penchant ? Parler de Maurice Genevoix serait faire un discours sur un homme qui n’aimait ni les rhéteurs ni la rhétorique. Il m’est plus facile de parler à Maurice Genevoix en pensant à cette poésie de Franc-Nohain :
« Je voudrais que vous parliez de moi
Comme si j’étais encore là
— Qui sait, qui sait ?
Pour vous entendre. »
Cher maître (maître dans ces deux arts complices que la guerre et la paix vous ont appris à nous enseigner : art de souffrir et art d’écrire), vous m’avez une fois donné la joie de voir votre visage éclairé par un sourire que j’y avais fait naître. Si je m’en targue aujourd’hui, c’est d’abord parce que vous me l’avez dit vous-même et que vous ne mentiez jamais, c’est ensuite parce que j’en tire sans scrupule un orgueil enfantin, c’est enfin parce que tous ceux qui vous ont aimé ont envie de remercier leur chance.
Rappelez-vous ! Cela se passait le jeudi 10 janvier 1980. J’accueillais sous la Coupole jean Dutourd qui avait eu l’imprudence d’avouer et de nommer son tourment : la terreur de l’an 2000. « En l’an 2000 — avait-il écrit — j’aurai quatre-vingts ans... L’an 2000, pour moi, c’est une perspective de rhumatismes, de dentier, de calvitie, de rétrécissement de l’existence et peut-être — horreur suprême — d’impuissance à écrire. » Il m’a semblé, maître, en découvrant cette tirade, qu’elle vous lançait un défi et qu’il m’appartenait de le relever. Je sais que vous n’avez pas oublié ma réplique : « Jetez, Monsieur — lançai-je à Jean Dutourd —, jetez sur vos confrères un regard repentant et rassuré. Il en est plusieurs qui pour
raient vous dire : Il Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingts. Mais, comme l’affirmait Mme de Sévigné à propos du chevalier de Grignan, on s’accommode d’être « rhumatisé », la perte de nos dents nous épargne bien des maux, notre calvitie n’est guère plus prononcée que la vôtre, notre existence n’est pas rétrécie, mais simplifiée : la part de la futilité diminue, tandis qu’augmente celle d’une féconde inquiétude. « Quant à « l’horreur suprême », je vous souhaite avec confiance de ressentir en l’an 2000 la même « impuissance à écrire » qu’André Maurois quand il acheva Prométhée ou la Vie de Balzac, François Mauriac quand il traça la première ligne d’Un adolescent d’autrefois, ou Maurice Genevoix dont chaque nouveau livre est l’avant-dernier chef-d’œuvre. »
Cette formule que m’avait dictée mon cœur souleva des applaudissements unanimes qui n’allaient pas à moi, maître, mais à vous : je n’avais été que le porte-parole de vos spectateurs. Oui, j’ai bien dit spectateurs, et non lecteurs. Ne faites pas semblant d’être étonné ! Au demeurant, vous chercheriez vainement à faire semblant; autant vaudrait tenter de vous débarrasser d’un visage modelé par et pour la sincérité. Alors pourquoi ne pas vous avouer que — dans les années jalonnées par vos « avant-derniers chefs-d’œuvre » — vos innombrables lecteurs sont devenus vos spectateurs tandis que vos innombrables téléspectateurs devenaient vos lecteurs quand ils ne l’étaient pas déjà ? « La télévision — m’a dit Pierre Lazareff au temps lointain de Cinq colonnes à la une — a été inventée pour ceux qui ont quelque chose à dire sans avoir rien à cacher; c’est pourquoi (ajoutait-il) il y a si peu de gens capables de s’en servir. » Si je tente de suivre La Dernière Harde, si je surprends L’Écureuil du Bois-Bourru, si j’interroge les héros obscurs et fugitifs de Tendre bestiaire, de Bestiaire enchanté ou de Bestiaire sans oubli, ils me font tous la même réponse : la télévision a été inventée pour l’homme qui n’a pas seulement entendu, mais parlé le langage d’avant le péché originel, d’avant la comédie humaine ou d’au-delà du mensonge. Mais déjà vous vous récriez : « Cela, c’est le point de départ. Si vous saviez combien il faut peiner pour en faire un point d’arrivée ! »
Oui ! Il faut labourer longtemps pour porter à leur perfection les phrases courtes de La Dernière Harde : « Les biches sont veuves dans les Orfosses. Le chien a fini de hurler. Les biches écoutent... Le brame s’est tu, le vent ne soulève plus les feuilles. »
Oui ! Il faut s’être mûrement persuadé dans la solitude du grand blessé que « tout homme est solidaire » pour porter sur la mort de près un regard chargé de respect : « Il a murmuré Il ma mère »... Et il est mort sur ce dernier mot, tout entier ramassé, blotti. À nos yeux, tout venait de s’achever. Pour lui, non. Mais comment irais-je au-delà ? » Au fait, pourquoi n’ai-je jamais osé vous parler de ces paroles, de cette pudeur d’un agnostique au bord du mystère ? Pourquoi suis-je convaincu que — si vous reparaissiez devant moi — je ne voudrais ni n’oserais briser ce silence ?
Oui ! Le comble de la simplicité exige le comble de l’art. Relisez dans votre éternité le début de votre Jardins sans murs (1968 : nous sommes encore loin de votre « avant-dernier chef-d’œuvre ») : « Admettre que les racines de l’art plongent dans un terrain magique, c’est peut-être s’ouvrir un chemin vers les prestiges de la fleur, ses enchantements, ses charmes, ses sortilèges. » Comme je vous remercie de me faire partager votre transport d’enfant émerveillé le jour où il vous fut donné de pénétrer dans un atelier de jeunes et ravissantes fleuristes : « Elles ont l’air vrai, n’est-ce pas ? — me disaient-elles en me montrant leurs fleurs d’étoffe. Je les trouvais, je m’en souviens, plus belles que si elles eussent été vraies; autrement belles; miraculeuses de naître aux doigts de jeunes magiciennes. » Autrement : c’est vous-même qui écrivez l’adverbe en italiques.
Oui, une dernière fois oui ! Magicien qui — jusqu’à quatre-vingt-dix ans — n’avez jamais vieilli, vous avez, pour ne pas altérer leur vérité, rendu la vie et la mort autrement belles, belles d’une autre beauté. Mort de la mère biche qui, dans son agonie, cherche à tendre lentement le col vers son enfant. Survie de l’orphelin, anxieux seulement de ne point quitter sa mère, qui sentira bientôt contre lui un vide glacial et poussera une « interminable bramée de peur et de désolation ».
J’ai voulu, avant de revenir vers vous, recomposer vos traits, vous redonner le visage que peignait mon admiration avant notre première rencontre : celui du plus grand, depuis Victor Hugo, des maîtres de la compassion. Car il ne faut pas que votre prodigieuse réussite d’octogénaire relègue dans une ombre injuste les premiers vingt-cinq mille de vos trente mille jours. Pour attendre la mode, vous ne vous êtes jamais arrêté fût-ce une seconde, altéré fût-ce par la plus légère concession. La mode vous a rejoint ? Tant mieux pour elle ! Mais déjà vous étiez plus loin,
vous-même, seul avec Suzanne dans le bosquet de Sylvie, seul avec celles qui savaient si bien vous aimer.
Vous avouerai-je pourtant que vous m’avez une fois déçu ? Quand ? Cela remonte étrangement au premier des trente mille jours. Quelle idée avez-vous eue d’aller naître à Decize ? Je n’ai certes aucun grief contre la Nièvre. Mais elle a beau faire, elle n’est pas tout à fait la Loire. La Loire, avec ses coteaux courbes et ses nobles vallées au long desquels — dit Charles Péguy — « les châteaux sont semés comme des reposoirs ». La Loire des Vernelles, de Saint-Denis-de-l’Hôtel, de Châteauneuf Il y a dans le département qui a bien voulu m’adopter voilà quarante ans une commune qui s’appelle Poix-du-Nord. J’y ai récemment inauguré une statue à la gloire de Talma : certes le grand tragédien s’est permis de naître ailleurs, mais c’est à Poix qu’il fut écolier; sa vraie ville natale, c’est celle où, pour la première fois, il apprit par cœur des vers de Corneille. Au moins en avons-nous ainsi décidé.
Vous avez compris pourquoi je vous ai raconté cette histoire. Votre vrai berceau, maître de mes vieux jours, c’est à Châteauneuf qu’il sera désormais, puisque c’est ici que Notre Dame la langue française est allée au-devant de l’enfant Maurice Genevoix et lui a ouvert les bras dans lesquels il s’est blotti pour l’éternité.