Victor Hugo, homme politique
Il y a, dans Les Contemplations, un poème redevable de son titre — Melancholia — à une célèbre gravure de Dürer.
Tristesse vague, sombre rêverie, « état flasque de l’âme » (comme disait André Gide) ? Mais non. Long et implacable réquisitoire contre la pire des cruautés de l’âge industriel :
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules.
Dans un fragment de son Journal de l’Exil, Adèle Hugo, la pauvre Adèle H., raconte maladroitement la lecture commentée de Melancholia que lui fit son père, un jour de Noël, à Jersey. « L’idée de cette pièce - dit en substance Victor Hugo - m’est venue en 1845 à la Chambre des Pairs. Voyez le papier vénérable sur lequel je l’avais commencée. C’est elle qui m’a donné l’idée de déposer un texte de loi tendant à l’amélioration du sort de ces malheureux innocents. Mais 48 est venu, a dispersé la Chambre des Pairs aux quatre vents de la Révolution de février ». Et Adèle H. conclut : « La construction dont mon père était membre avait oublié les enfants pour s’occuper des parents ».
Ce poème et cette proposition de loi, leur genèse, leur enchaînement, leur environnement historique et anecdotique découvrent la trame d’une pensée trop incommode pour n’avoir pas été incomprise ou méconnue.
Dira-t-on que « Les Contemplations furent publiées à Bruxelles en 1855, à Paris en 1856, que l’exilé avait passé la cinquantaine, que sa pensée politique avait beaucoup voyagé et qu’il était déjà difficile d’en prendre la mesure itinéraire ? Dès 1850, Hugo n’avait-il pas dressé à son propre usage un inventaire chronologique des « phases successives » que (dit-il) sa « conscience a traversées » ? Mais, au lecteur attentif, ce feuillet manuscrit » qui n’était pas destiné à la publication -réserve de lumineuses surprises.
« 1818 : royaliste. 1824 : royaliste libéral. 1827 : libéral. 1828 : libéral socialiste. 1830 : libéral, socialiste et démocrate. 1849 : libéral, socialiste, démocrate et républicain ».
Voilà une énumération doublement instructive ! D’une part, l’adjectif libéral fait son apparition en 1824 (Hugo a vingt-deux ans), prend la première place en 1827 (Hugo a vingt-cinq ans) et la garde en 1849 (Hugo approche de la cinquantaine). D’autre part, le libéral de 1827 se définit comme libéral socialiste dès 1828 : à cette date, Proudhon n’a pas vingt ans ; il s’écoulera deux décennies avant la publication du Manifeste de Marx et d’Engels ; en revanche, Saint-Simon le précurseur est mort depuis trois ans et la rêverie de Charles Fourier — représentant par excellence du socialisme utopique et romantique, âgé de 56 ans — n’attend plus que les échecs du Phalanstère pour prendre congé de ce bas monde. Ainsi Victor Hugo, en s’avouant ses propres contradictions, se révèle et nous révèle les secrets de la continuité qui les surplombe. Deux citations suffisent à les percer. « Il y a eu lutte dans son âme - écrira-t-il à propos de lui-même quand il aura 73 ans. La liberté a vaincu, là est l’unité de sa vie ». Le propre du XIXe siècle - avait-il dit quand il avait 32 ans — sera « la substitution des questions sociales aux questions politiques ». Cette phrase figure dans la préface de « Littérature et philosophie mêlées », sorte d’anthologie des œuvres politiques ou critiques du grand poète qui ne veut pas être que poète. À cette époque, Hugo est encore fort éloigné, non seulement du Parlement, mais aussi du forum. À plus forte raison l’était-il six ans auparavant, en 1828, quand, déjà, il mariait sans effort à la passion primordiale de toutes les libertés un socialisme qui n’avait rien de scientifique, qui ne devait rien à la dialectique et qui était à mille lieues de considérer la violence comme « la grande accoucheuse des sociétés en travail ».
« La substitution des questions sociales aux questions politiques » cette formule deux fois lapidaire fut ciselée par Victor Hugo en 1834. Rencontre et non coïncidence : c’est le 15 avril de cette même année que les lecteurs de la jeune Revue des Deux Mondes lurent la première des « Réflexions sur l’avenir du monde » qui devaient un jour peupler le dernier chapitre des Mémoires d’Outre-Tombe : « La propriété restera-t-elle distribuée comme elle l’est ?... La trop grande disproportion des conditions et des fortunes a pu se supporter tant qu’elle a été cachée ». Hugo pionnier d’une législation sociale (dans laquelle il comprenait la protection du droit d’auteur) ; Chateaubriand guetteur clairvoyant des « futuritions » de la France (c’est à lui-même que j’emprunte ce néologisme dont puisse Jean Dutourd lui accorder rémission !) : c’est ainsi que la postérité relève le même trait sur les visages dénudés par le temps de deux grands hommes qu’opposaient l’un à l’autre les masques de la vie publique et les grimaces de l’histoire apparente. Quels qu’aient été les choix successifs ou contraires dont décida leur instinct, ils n’en seraient eux-mêmes ni surpris ni moins encore contristés. Au demeurant, quand nous déchiffrons la signature de Chateaubriand sur la liste de ceux qui répondirent « présent » à l’appel du directeur en exercice de notre Compagnie le 7 janvier 1841, jour de l’élection de Victor Hugo, nous avons l’impression que l’encre vient à peine de sécher. C’est ici le seul lieu du monde où l’on se sente durablement contemporain du passé ; c’est donc ici qu’il convient de dire en quoi les angoisses du temps présent rendent une actualité brûlante aux idées, aux intuitions, aux sentiments du jeune et — comme on disait jadis — du « vieux Orphée ».
Les idées ? Depuis un siècle, on se plaît à répéter que cet homme à la douloureuse clairvoyance était un optimiste qui partageait sa foi entre Dieu et le Progrès. Certes, mais gardons-nous d’en rester à cette vue juste et courte. Hugo ne cessera jamais de se convaincre, comme Chateaubriand, qu’une société morale survit aux échafauds et aux charniers - j’allais dire : aux chambres à gaz et aux univers concentrationnaires ; il ne se lassera pas d’affirmer que la liberté seule est de droit divin, donc que le fondement de la perfectibilité du genre humain est indestructible. Mais ce croyant, déterminé comme chacun sait à « refuser l’oraison de toutes les Églises » en demandant « une prière à toutes les âmes », est mort en tremblant pour les valeur évangéliques.
« Quelque chose, O Jésus, en secret m’épouvante.
C’est l’écho de ta voix qui va s’affaiblissant ».
Cette adjuration jugulée ne ranime pas le doute, mais fait de l’inquiétude un devoir. Oui, le progrès tourmente Hugo sans cesser de le fasciner. Dans l’abandon du langage épistolaire, il se laisse même aller jusqu’à soupirer : « L’utile tout sec : voilà la grande infirmité de notre époque... Triste chose ! Nous nous perdons dans nos perfectionnements ».
Ce style et cette angoisse n’ont pas une ride. La force de l’intuition, cette « sympathie intellectuelle, » (disait Bergson) « par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coexister avec ce qu’il a d’unique », l’a préservé du vieillissement. Grâce à elle, Hugo corrige aussi le mythe du progrès par un sens de la fragilité du monde, de la précarité universelle, qui ne nous est que trop familier. En le suivant à travers la ville, nous le voyons se figer au milieu d’un pont pour écouter la Seine. Penché sur elle, il se dit d’abord que le chant du fleuve continuera, identique et impassible, quand bientôt la mort l’aura saisi. Mais soudain le spectacle, c’est-à-dire Paris, révèle au spectateur qu’il ne lui survivra pas éternellement :
Il se taira pourtant après bien des aurores
Bien des mois, bien des ans, bien des siècles couchés
Quand cette rive où l’eau vient battre aux ponts sonores
Sera rendue aux joncs murmurants et penchés.
La même pensée traverse aujourd’hui le cœur de beaucoup de ceux qui n’auront pas quarante ans en l’an 2000. Mais, s’ils craignent (à tort selon moi, ce qui ne leur importe guère) l’apocalypse nucléaire, ils voudraient être sûrs que bien des aurores se lèveront et que bien des siècles se coucheront avant la revanche des joncs murmurants et penchés.
Cependant, quand le Hugo des dernières années confronte le déclin personnel et l’ascension collective, il nous adjure de ne jamais oublier que l’espoir est toujours vainqueur. Oui,
Le dur faucheur avec sa large lame avance
Pensif et pas à pas vers le reste du blé.
Mais ce chant funèbre est aussitôt suivi de ce qu’il faut bien appeler le vers de consolation :
Ce siècle altier qui sut dompter le vent contraire.
Pour notre siècle, qui n’a pas lieu d’afficher le même orgueil, l’ouragan est celui qui s’obstine à déraciner la liberté. Quel est le jeune vainqueur qui, voilà quarante ans, n’a pas cru ou voulu croire, tel Chateaubriand, qu’aucune hécatombe n’avait été vaine, aucun sacrifice inutile puisque « le vent contraire » avait été dompté ? Jamais cependant il ne l’est une fois pour toutes. Et c’est pourquoi — jusqu’au fameux et suprême combat du jour et de la nuit qu’il a livré il y a cent ans — Hugo s’est interdit le repos.
Ou plutôt (et voici le dernier volet du triptyque) son cœur le lui avait interdit. Car, s’il importune ses détracteurs, c’est parce qu’il les empêche de commettre innocemment le péché politique par excellence : l’inattention. Une femme en chapeau rose qui rit avec un enfant enfoui sous les dentelles dans une calèche armoriée ; la « tête hirsute » d’un homme aux chevilles écorchées que deux soldats emmènent parce que son bras porte un pain probablement volé : ses yeux photographient cette image contrastée, le 22 février 1846, rue de Tournon, à quelques pas de la Chambre des Pairs ; alors la pitié et la peur d’une inévitable catastrophe le saisissent en même temps, à l’instant précis « où cet homme s’aperçoit que cette femme existe, tandis que cette femme ne s’aperçoit pas que cet homme est là ». Gardons-nous, en effet, de croire que la compassion, compagne et parure de sa vie, l’éloigne de la réflexion. Tout au contraire, sa puissance d’émotion est au service de sa clairvoyance. Il n’en est pas de signe plus convaincant que le discours si souvent, mais si distraitement cité du vendredi 28 février 1879. Ce jour-là, un vieillard qui, huit mois avant jour pour jour, avait terrifié ses proches en les regardant comme un agonisant qui ne peut plus dire adieu qu’avec ses yeux, émeut le Sénat sans le convaincre. Près d’une décennie après la Commune, il se garde d’opposer le plaidoyer au réquisitoire ; en demandant à la République de préférer l’amnistie à la grâce, il invoque la sagesse avant la clémence. Phrases courtes ; pour commencer, les formules ordinaires et prudentes qui gênent la malveillance ; bientôt l’envol, mais non l’envolée ; l’orateur prend soin de s’arrêter avant le sommet ; il laisse l’auditeur libre de le suivre plus haut ou de redescendre tout seul ; il s’assure, en disant tout, de ne rien imposer : c’est le comble de l’art et de la sincérité. Je m’émerveille de ce style haletant et sobre :
« Le pouvoir exécutif vous dit : la grâce dépend de moi, l’amnistie dépend de vous ; combinez les deux solutions ; faites des catégories : ici, les amnistiés ; là, les commués ; au fond, les non graciés. Ici, le délit se maintient ; là, le fait disparaît ; le souvenir d’un côté, l’ignorance de l’autre ; composez le Pour avec le Contre. J’abrège. Quand vous aurez fini, vous verrez tous ces demi-pansements s’irriter, toutes ces plaies saigner, toutes ces douleurs gémir ; les haines entre eux, les haines contre vous, le sombre éveil des colères ; la question se plaindra jusqu’à ce qu’elle revienne. Arrêtons-nous. Je me suis imposé la loi de ne pas critiquer ; je me borne à constater ». Ainsi pourchasse et dénonce les fausses antinomies celui qui avait cultivé et illustré l’antithèse.
Guéri de l’exil, Hugo prend l’éloquence des Châtiments et lui tord son cou. À ses Carnets Intimes du plus affreux printemps, celui de 1871, il avait confié : « L’Assemblée ne m’accepte pas. La Commune ne me connaît pas. C’est évidemment ma faute ». Parce qu’il refuse alors d’être « le collaborateur de l’impuissance » et se cramponne à l’équité, il sera le seul à pouvoir, huit ans après, étendre, généraliser, le mot faute qu’il s’était d’abord appliqué à lui-même : « La guerre civile est une faute. Qui l’a commise ? Tout le monde et personne. Sur une vaste faute, il faut un vaste oubli ».
À nous vers lesquels refluent chaque jour les questions qui n’ont pas cessé de se plaindre sous leurs demi-pansements, quel exemple offre-t-il ? Celui d’un poète en action (« aimer, c’est agir » dira-t-il à son lit de mort) qui ne flétrit pas les demi-mesures pour justifier le fanatisme ou l’extrémisme, mais au contraire pour mieux les répudier. Que la demi-mesure soit la grande ennemie de la mesure, voilà sa dernière maxime. Mais sans doute ne l’aurait-il pas trouvée au bout de son chemin si — tout au long de sa vie publique — il n’avait pressenti et servi cette vérité, sortie plus tard de la bouche d’un autre des grands poètes dont notre Compagnie s’enorgueillit : « Il n’est de bonnes lois que celles qui ont pitié des hommes ».