Monsieur,
N’ayez pas peur de votre joie ! Il y avait, dans le répertoire d’autrefois, un acte naïf, cruel et tendre que son auteur, une femme indulgente et sensible, avait intitulé : La joie fait peur. J’y ai pensé, en percevant le roulement des tambours, le jour où, pour la première fois, j’ai eu le droit d’emprunter cet escalier dérobé qui descend calmement vers les feux de la Coupole, tout imprégné de l’odeur tiède des livres oubliés, un peu comme les coulisses de certains théâtres, dont les murs sont lourds de gloires envolées, rappellent aux gens du spectacle la fugacité de leur fièvre. En vous accompagnant, tout à l’heure, le long du même chemin, j’avais envie de vous dire : « Non, qu’elle ne vous fasse pas peur, cette joie moins fragile que bien des bonheurs, plus durable que tous les plaisirs, qui — comme la fleur dont les capitules conservent leur aspect jusque chez la plante sèche — recèle un léger parfum d’immortalité ».
Mieux encore que maintenant, vous la savourerez ce soir, quand les lustres ne brilleront plus. Vous vous apercevrez alors que l’entrée dans notre Compagnie vous a guéri d’un mal qui — s’il faut en croire vos Carnets d’un Émigré — vous tourmenta longtemps : la terreur de l’an 2000. Non pas que vous ressembliez à ceux de nos lointains aïeux qui confondaient la fin d’un millénaire avec la fin du monde. Au demeurant, pour les hommes de votre génération, la fin d’un monde n’est plus une angoisse, mais une habitude ou un cliché. Moins apocalyptique votre « grande peur » était aussi plus personnelle : « En l’an 2000, écriviez-vous, j’aurai quatre-vingts ans... L’an 2000, pour moi, c’est une perspective de rhumatismes, de dentier, de calvitie, de rétrécissement de l’existence, et peut-être — horreur suprême — d’impuissance à écrire ». Jetez, Monsieur, sur vos confrères un regard repentant et rassuré. Il en est plusieurs qui pourraient vous dire : « Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingts. Mais, comme l’affirmait Madame de Sévigné à propos du Chevalier de Grignan, on s’accommode d’être « rhumatismé », la perte de nos dents nous épargne bien des maux, notre calvitie n’est guère plus prononcée que la vôtre, notre existence n’est pas rétrécie, mais simplifiée : la part de la futilité diminue, tandis qu’augmente celle d’une féconde inquiétude ». Quant à « l’horreur suprême », je vous souhaite avec confiance, en vous accueillant parmi nous, de ressentir en l’an 2000 la « même impuissance à écrire » qu’André Maurois quand il acheva Prométhée ou la Vie de Balzac, François Mauriac quand il traça la première ligne d’Un Adolescent d’Autrefois, ou Maurice Genevoix dont chaque nouveau livre est l’avant-dernier chef-d’œuvre. Je n’ignore pas que — pour donner à l’avenir un visage rebutant — vous invoquez une autre crainte : celle de vous sentir cerné, puis englouti, par un univers grégaire, uniforme et laid. On vous a vu pourchasser cette locution conforme au goût du moment : l’aventure humaine, parce que — selon vous — « l’aventure humaine exclut l’aventure individuelle ». Mais notre vie n’a-t-elle pas démenti cet axiome ? Ne vous a-t-elle pas montré que tout grand risque recèle une grande chance ? Il est vrai que, quand la pensée contemporaine définit un fait humain en fonction d’un ensemble organisé, elle rapproche la sagesse de la science. Mais il n’est pas moins vrai que la science redécouvre, au même moment, la singularité qui, de chaque être, fait une valeur irréductible. Vous avez brigué nos suffrages parce que nous sommes une Compagnie, c’est-à-dire une réunion d’hommes qui — selon l’expression d’un de nos plus éloquents et lointains prédécesseurs — « se démêlent de la troupe ». Nous vous avons élu parce que nous vous voyons apte et voulons vous croire résolu à faire rejaillir l’aventure individuelle de l’aventure humaine. Entre l’Académie et vous l’harmonie était préétablie. Comme il se devait, vous avez fait, l’une et l’autre avant de le reconnaître, des manières appropriées à votre nature. C’est en la heurtant un peu que vous avez courtisé la vieille dame du quai Conti qui sait, en les ménageant, épargner l’usure à ses charmes. Mais tout est bien qui commence bien : il reste vingt ans à l’Académie française pour vous enseigner l’art d’en avoir quatre-vingts.
L’habit que vous étrennez aujourd’hui, je l’ai vu pour la première fois sur la scène d’un théâtre de fortune. Les élèves d’une grande école avaient entrepris de pasticher Robert de Flers et Gaston de Caillavet pour décocher des flèches sans curare à l’un de leurs maîtres auquel venait d’être remise cette fameuse épée qui flatte notre orgueil quand nous la tenons assis et menace notre équilibre quand nous la portons debout. Le discours de réception qu’avait imaginé l’auteur de la revue commençait par trois mots qui avaient le don, injustifié mais irrésistible, de faire éclater les rires : « Vous naquîtes, Monsieur ». L’avouerai-je ? Je m’étais promis de recourir au même exorde quand viendrait à m’échoir l’honneur de répondre au remerciement d’un nouvel élu, ne fût-ce que pour mesurer l’effet comique du passé défini. Mais trois bons motifs ont contrecarré cette perfide intention.
D’abord le jour où vous naquîtes, Monsieur, est noyé dans une sorte de brume. S’il faut vous en croire, votre exil sur la terre a commencé le 12 janvier 1920 à 2 heures 20 de l’après-midi. Mais l’état civil affirme que vous vous vieillissez de quarante-huit heures. À vrai dire, vous n’êtes pas responsable de cette imprécision. Vous n’avez pas cherché, comme Chateaubriand ou votre cher Montherlant, à vous doter d’une date de naissance qui fût l’emblème d’un grand destin. Mais à votre père, négligent ou surmené, il a fallu deux jours pour trouver (il y a juste soixante ans) le chemin de la mairie du dix-septième arrondissement de Paris. On ne saurait tenir rigueur à cet homme d’ordre d’avoir évité une amende au prix d’un mensonge véniel. Car ce minuscule accident est resté, depuis lors, votre marque d’origine. La contradiction dont vous vous êtes nourri avec le tout premier lait, vous n’avez pas cessé d’en être le siège. Pas une phrase de votre main, pas un mot de votre bouche, qui n’ait pour objet de faire prévaloir un 12 sur un 14 janvier, c’est-à-dire la vérité intime, celle des cœurs et des berceaux, sur la vérité desséchée, celle des registres, des sondages ou des ordinateurs.
Mais le deuxième de mes bons motifs pèse plus lourd, tant il est chargé d’émotion : pour moi, vous ne naquîtes ni le 12, ni le 14 janvier 1920, à 14 heures 20, mais le 25 août 1944, place de la Concorde, devant le ministère de la Marine, sous un soleil d’après-midi qui ne luira qu’une fois. Nous sentions bien que nous ne le reverrions plus, que la délivrance de Paris avait la saveur du jour unique d’un An I. Comme vous l’avez bien décrit ou, pour mieux dire, revécu vingt ans après, en dédiant Le Demi-Solde, ce récit beaucoup plus doux qu’amer, à vos enfants qui, alors, avaient eux-mêmes vingt ans ! Mais peut-être votre œuvre entière est-elle portée par la nostalgie de ce feu discret, de cette exaltation silencieuse où nos destins furent un moment confondus. C’est pourquoi, même aujourd’hui, même ici, je laisse échapper le plus fameux des soupirs attendris : « C’est cela, vois-tu, ce que nous aurons eu de meilleur ».
À défaut de ces circonstances, nobles et fortuites, une dernière raison suffirait à m’interdire de découper votre vie en tranches ou en chapitres : vous ressentez le temps réel comme une offense au temps vécu. Un jour peut-être, nous tenterons de vous faire mesurer la distance qui sépare la biographie de la chronologie. Une vie n’est pas moins musicale quand Henri Troyat ou Maurice Druon la rétablit que quand Maupassant l’imagine. Mais, en ce jour, vous avez tous les droits, y compris celui de recourir délibérément à l’outrance pour transformer un sentiment juste en une idée qui ne l’est pas. Fort d’une humilité que vous aimez à cacher sous un excès d’orgueil, vous avez dit, ou à peu près, en racontant à Jacques Paugam « Les Choses comme elles sont », que vous n’aviez nul besoin d’un biographe puisque Shakespeare et Homère s’en passaient bien. Il est vrai, mais que seraient Ulysse sans Homère et Macbeth sans Shakespeare ? De grâce, ne retournez pas contre la biographie le mystère qui entoure le génie des plus grands biographes. En vous soumettant ma prière, j’accède pourtant à votre requête. Je renonce donc à vous suivre au fil des années et veux tenter de vous découvrir sur les lieux de vos peines et de vos colères, de vos blessures et de vos espoirs, de vos rencontres avec l’adversité, avec le bonheur, avec les souffrances et la félicité du croyant. Pourquoi d’ailleurs, oublier que vous avez manié le pinceau avant la plume ? Selon vos propres confidences, vous êtes passé des couleurs à l’encre parce que la modicité de vos ressources vous a fait reculer devant le prix des tubes, des toiles et des palettes. Est-ce à dire que, si l’indice avait été différent, vous siégeriez à l’Académie des Beaux-Arts ? Contrairement au vôtre, mon talent d’expression n’est pas assez agile pour que j’ose faire semblant de le croire. Cet après-midi, je vous épargnerai cependant la fuite des couleurs du temps pour vous accorder la récurrence des couleurs du ciel. Vous ne voulez pas d’une biographie ? Fort bien. Vous aurez une topographie.
Partons donc, Monsieur, à la redécouverte de votre Paris, non sans laisser notre imagination héler à cette fin le dernier taxi de la Marne (pourquoi n’aurait-il pas la vie aussi dure que le dernier cuirassier de Reichshoffen ?). La manivelle n’obéit qu’à votre main ; la moleskine reconnaît votre toucher ; la vieille guimbarde accueille son poète inspiré comme un carrosse royal du musée de Versailles qui, soudain, verrait reparaître un grand maréchal de la Cour. Apparemment elle ne ressemble pas au véhicule de liaison et de reconnaissance dans lequel, le 25 août 1944, nous avons redécouvert les Champs-Élysées déserts. Elle a pourtant sa place dans le même cortège. Entre vos Taxis de la Marne et notre voiture fleurie (la « jeep » venait d’Amérique, les bouquets de l’Ile-de-France) il y a la même différence qu’entre ces deux mots : victoire et libération.
Je vous le dis sans ménagement : aucune crémerie ne figure sur l’itinéraire que j’ai dessiné ; le taxi de la Marne ne fera pas halte à l’enseigne du « Bon Beurre ». Ce n’est pas le genre d’une satire dont la vigueur et la férocité vous ont rendu célèbre qui m’incite à brûler cette étape. Je tiens « Au Bon Beurre » pour un exercice parfaitement réussi. À trente-deux ans, vous voulez vous prouver que vous êtes capable d’échapper à la musique et au tumulte intérieurs, de rendre vivants des personnages qui auront, à vos yeux, le grand mérite de n’être pas vous-même. Le plein succès de cet apprentissage est, selon mon goût, plus précieux encore que celui qui a récompensé l’ouvrage. Mais si, comme tout le monde, j’ai lu Au Bon Beurre, et l’ai trouvé délectable, je ne me lasse pas de relire votre Âme Sensible. Pourquoi cet adjectif possessif ? « L’Âme sensible » dont votre essai — timide et profond — a retrouvé chaque bruissement est celle de Stendhal. Pour mieux l’écouter, vous vous entourez d’un guide et d’un maître. Vous avez appris par cœur — il faudrait dire par le cœur — l’opuscule de Prosper Mérimée : H.B. par un des Quarante — dont le titre et la substance nous font également honneur. Vous avez choisi comme fanal la définition que vous tenez pour la plus grande des leçons de mon maître Alain : « L’âme, c’est ce qui refuse le corps. Par exemple ce qui refuse de fuir quand le corps tremble, ce qui refuse de frapper quand le corps s’irrite, ce qui refuse de boire quand le corps a soif, ce qui refuse de prendre quand le corps désire, ce qui refuse d’abandonner quand le corps a horreur ». Mais, en vérité, l’âme dont nous percevons le timbre à travers vos mots ne reste pas longtemps celle du seul Henri Beyle. L’H.B. de Mérimée devient vite une sorte de double que vous aimez au point de vouloir vous en délivrer. De là naît une confession indirecte dont la sobriété fait merveille. « On se souvient, dites-vous, du passage de Lamiel où cette belle fille, pour s’enlaidir et afin de n’être pas en butte aux galanteries des gens vulgaires, se barbouille la figure de vert de houx. C’est une bonne allégorie de Stendhal. Toute sa vie il a mis du vert de houx sur son âme pour en cacher la beauté ». C’est aussi — vous le savez bien — une allégorie de vous-même. Parce que vous avez un cœur vulnérable, vous usez, vous abusez parfois du vert de houx, ce qui vous a souvent, comme à Lamiel, épargné les « galanteries » des gens et notamment des critiques vulgaires. Je suis sûr que nous découvrirons encore un peu de vert de houx dans quelque recoin du logis où vous avez dissimulé les fécondes blessures de votre première jeunesse. Espérons que notre vieux taxi voudra bien repartir après nous avoir attendus longtemps, rue des Acacias, entre l’Arc de Triomphe et le Bois de Boulogne, devant la porte cochère que surmonte le numéro 3.
Le déjeuner du lundi (il donnera son titre à votre deuxième livre) vient de commencer. Votre père et votre oncle relèvent avec une fausse sévérité votre léger retard. D’une oreille, vous les écoutez disposer de votre avenir à la place du titulaire : vous serez avocat, ingénieur ou, de préférence, chirurgien. Le bout de vos lèvres esquisse tantôt un faux acquiescement, tantôt un sourire légèrement narquois. L’un et l’autre veulent dire : je crie intérieurement quand le monde me blesse ; ma seule destination sera de faire entendre ce cri. D’innombrables adolescents se sont tenu le même langage. Rares sont ceux qui ne l’ont pas bientôt étouffé. Que leur manquait-il ? La puissance d’attention sans laquelle nul talent ne se révèle, mais aussi cet amour du prochain qui se dissimule sous les malédictions d’un Léon Bloy. Il y a des affinités électives entre votre apparente placidité et le délire génial de ce forcené. À l’instar du sien, votre orgueil est le contraire de celui du misanthrope. Comment pourrait-on se rendre insupportable aux Gaulois en fuyant leur approche dans un désert ? Vous êtes, Monsieur, dans vos plus mauvais jours (par la vigueur du style, ils sont souvent aussi les meilleurs) un Léon Bloy qui fume la pipe. La différence n’est, en vérité, pas moins importante que la ressemblance. C’est ici, rue des Acacias, qu’elle trouve encore son origine. Votre adolescence y est assez contrariée pour se réfugier dans le secret, mais assez choyée pour côtoyer le bonheur. En voulez-vous la preuve ? Ceux qui vous aiment (ils sont — si gênant que cela puisse vous paraître — beaucoup plus nombreux que vos ennemis) ont appris par vous à aimer votre père, en dépit des efforts que vous avez parfois déployés pour faire semblant de les en dissuader. Ce petit-fils de paysan, fils d’instituteur qui arrachait des molaires en rêvant de voir un jouir son fils enlever des appendices, cet ancien combattant qu’indignait le gaspillage de sa victoire, ce Français moyen dont la morale élémentaire condamnait le mensonge et la paresse, vous ne pouviez pas le comprendre tant que la société qu’il incarnait semblait invulnérable. Mais votre tendresse filiale n’est pas née le jour où le malheur de la France vous a libéré des préjugés que vous aviez pris pour des audaces. Tout à l’inverse la nostalgie d’un équilibre disparu et regretté vous a fait découvrir l’attachement que vous aviez toujours ressenti et longtemps refusé. C’était en juin 1940 à Vannes. Depuis que vous marchiez à travers la Bretagne « la Patrie » (vous écrivez le mot avec une majuscule) vous était « entrée dans le corps ». C’est alors que vous voyez l’optimisme se dresser devant vous « comme un dragon tentateur ». Vous l’accueillez par une phrase que n’aurait pas désavouée le jeune Maurice Barrès à la fin de sa fameuse méditation sur Harouet : « J’étais devenu français, enfin, moi qui étais si sûr de ne croire à rien et qui me trouvais si intelligent ». Vous aviez trois ans lorsque Barrès est mort. À l’âge où ce vaincu provisoire s’est senti, comme vous, « un homme libre », vous avez été fait prisonnier quelque part en Bretagne. Vous ne l’êtes resté que six semaines. Mais, avant de mettre un pied devant l’autre (c’est à cette petite phrase toute simple que se ramène, sous votre plume, le récit de votre évasion) vous tirez de votre portefeuille une photographie de votre père. Alors — écoutez-vous bien — « songeant à la chaleureuse amitié de cet homme inestimable, à son dévouement pour moi, à son inquiétude présente, je me mis à pleurer, ce qui ne m’était pas arrivé depuis l’âge de six ans ». Bien entendu, vous ne seriez pas vous-même si vous ne cherchiez à vous faire croire que vous rougissez de vous être apitoyé sur votre sort, ce qui est (ajoutez-vous pour faire bonne mesure) « une des manifestations les plus ridicules de l’inertie et de l’égoïsme ». Mais vous êtes ainsi fait que vous pouvez ressentir le contraire de ce que vous pensez sincèrement. C’est par ce don que vous vous êtes rapproché de Montherlant, bien que votre « solstice de juin » fasse un heureux contraste avec le sien. En marge de son dernier roman, vous avez griffonné cette annotation : « Comme il a peint quelques vieillards de bronze, on croit qu’il est de bronze lui-même. Erreur. Le trait le plus profond de cet auteur secret est la pitié, la complicité avec les humbles, l’attendrissement devant les bonheurs furtifs attrapés à la sauvette ». Quel bon lecteur vous faites ! Pour comprendre un grand écrivain, vous le recréez à votre image. Mais êtes-vous sûr de ne pas vous être trompé d’un chiffre ? Est-ce bien à l’âge de six ans que vous aviez pleuré pour la dernière fois avant de faire — dans le « camp d’attente » de Vannes qu’on appelait l’Arsenal — une brève expérience de la servitude ? Car vous aviez sept ans et non six quand vous avez donné le baiser d’adieu à votre mère que la tuberculose (qui tuait encore en 1927) avait lentement consumée. Dans ses dernières années, comme on tentait vainement de la guérir sous le soleil de Vence, elle vous envoyait chaque jour une carte postale qui — pour vous — était une image d’elle-même. J’ai cru deviner que ces messages avaient tous disparu. Mais aujourd’hui, après plus d’un demi-siècle, voici que, d’une certaine manière, ils vous reviennent : car il y a quelque chose de maternel dans un sourire de la fortune. Et puis, enfant sans mère, votre vocation n’est-elle pas née d’abord des larmes dont vous vous êtes privé ? Mais avant de méditer, comme dit si bien Nicolas Poussin, « les brosses à la main », votre jeune solitude s’est sagement nourrie des maîtres auxquels vous ressembliez le moins. J’aimerais tomber, dans une mansarde de la rue des Acacias, sur Claudel par Le Pain Dur (ce drame qu’embrase une lumière noire), sur Aragon par Le Paysan de Paris (ce livre étonnant parce que son auteur semble, à chaque ligne, tout étonné lui-même d’être en train de l’écrire), sur Flaubert par sa Correspondance (moins personnelle, parce que l’écrivain s’y cherche, que Madame Bovary, où il s’est enfin trouvé). J’aurai du moins ramassé sous le porche de votre maison natale votre baguette de sourcier, je veux dire le secret de votre premier livre. On aime, à vingt-cinq ans, écrire une lettre de rupture à son passé. Voilà bien ce que vous aviez cru faire en intitulant Le Complexe de César ce que vous croyiez être le testament de votre jeunesse. Quand vous l’avez relu trente ans après, vous avez constaté que cet essai était un roman involontaire dont le bon titre eût été : Le Fanfaron de Mépris. Au lieu de vous inventer des amours ou des aventures, vous aviez créé un personnage en exagérant vos défauts et vos vertus. C’était un incompris, un revanchard, qui s’était emparé de la plume. Dieu merci, à la dixième page, l’intention première devenait moins visible, puis s’effaçait tandis qu’une âme singulière montait à l’horizon, Je ne relève pas sans fierté — parmi les critiques qui surent vous entendre bien longtemps avant vous-même — les noms des deux Académiciens français : le cher Roger Caillois aimait à tel point Le Complexe de César, ce « maître livre » (il a rarement poussé l’éloge aussi loin), que vous auriez dû vous en tenir là pour garder son suffrage. Quant au subtil Emile Henriot, il avait au premier coup d’œil décelé, avec enchantement, sous une couche de faux cynisme, un fond de belle humeur.
Vous le voyez : les détracteurs de l’Académie ont tort de dire, et raison de ne pas croire, que le 41e fauteuil est le refuge des intuitions prophétiques.
Et maintenant, taxi de la Marne, redémarre hardiment : tu portes César, son complexe et sa fortune. Traverse l’avenue de la Grande-Armée, puis l’avenue Foch, dont le nom te rappellera quelques souvenirs, et arrête-toi, rue de la Pompe, devant le portail du lycée Janson-de-Sailly où nous attend l’ombre d’un surveillant général qu’on n’avait pas encore rebaptisé « Conseiller d’Éducation ». Le cher M. Brossard aurait aujourd’hui cent ans. Je suis sûr qu’il regarde avec les yeux de l’âme un « Ancien de Janson » en accueillir un autre sous la Coupole comme un frère aîné son cadet dans la cour du grand lycée. Quand M. Brossard est mort, vous avez enlevé votre vert de houx et dit tout simplement : « J’ai du chagrin ». Vous êtes sans nul doute le seul élève indocile qui ait jamais pleuré son surveillant général. Il est vrai que vous lui devez peut-être la vie. Vous n’étiez plus depuis plusieurs années sous sa férule quand vous êtes venu lui dire, en 1943 : « Je ne joue plus à cache-cache avec mes condisciples, mais avec l’occupant ; à vingt-deux ans, j’ai commis l’erreur très volontaire de prendre pour épouse une fille qui en avait dix-neuf, ne fût-ce que pour montrer à l’ennemi comment deux jeunes fous peuvent s’unir pour le braver ensemble ; nous nous sentons traqués, et ne savons où aller ». J’aurais pu deviner la réponse du Surgé, comme on disait dans le beau dialecte des lycéens d’antan : « Il m’hébergea sans peur — racontez-vous — dans son petit appartement du lycée, avec ma femme, pendant deux ou trois semaines, prêt à flanquer huit heures de colle à la Gestapo si elle avait eu le toupet de se présenter chez lui pour me réclamer ».
Il y eut donc un volontaire de l’armée des ombres que la Résistance a, en quelque sorte, renvoyé au collège. Il fallait qu’il y en eût un ; il fallait que ce fût vous. Car ces années pendant lesquelles l’âme et l’instinct parlaient le même langage, certains de vos meilleurs livres les évoquent comme une longue récréation sous le regard de la mort. Vous sembliez surpris et presque gêné, le 25 août 1944, en vous présentant sous le nom de Jean Dutourd. Vos retrouvailles avec l’état civil étaient comme une première revanche de la prose sur un poète qui s’était appelé tantôt André Cordier, tantôt Martial Daru par amour pour Stendhal, tantôt Arthur, comme Rimbaud. Le bateau ivre rentrait au port. Déjà, la nostalgie de l’ivresse commençait à poindre le passager. Un jour, elle vous dictera cette phrase superbe : « Je me sentais libre dans un pays qui ne l’était pas ». Libre envers et contre tous, envers et contre tout. Car vos pseudonymes ne vous avaient pas délivré des délices de l’esprit de contradiction. Vous ne l’avez même jamais poussé plus loin qu’en 1943. Cette année-là votre femme (elle a vingt ans) vous donne un fils. Depuis des mois, vous partagez avec elle les périls et les angoisses d’un combat sans relève. Et c’est alors qu’il vous semble tout naturel de prénommer votre enfant Frédéric parce que — sans doute pour avoir trop lu Voltaire — vous portez depuis l’adolescence à Frédéric II, roi de Prusse, transformé par votre imagination en héros stendhalien, une admiration romanesque. En avril 1945, la guerre n’est pas tout à fait terminée quand une fille paraît à votre foyer. Vous ne lui donnez pas le prénom de la Margrave de Bayreuth. Mais vous l’appelez Clara en formant le vœu qu’elle soit plus tard, pour un nouvel Egmont, une compagne semblable à la Klärchen de Goethe. Ces deux choix semblent tout naturels. Vous ne reconnaissez au nazisme aucun droit, pas même celui de vous brouiller avec une autre Allemagne. Moi qui me souviens de Rossbach et qui aime L’Élégie de Marienbad, j’ai envie de vous dire : « Tant mieux pour Clara et tant pis pour Frédéric ». Mais il n’importe : vous avez, à la faveur de deux naissances, exprimé la noblesse profonde et le caractère propre de votre cause. Un nazi qui aurait nommé son fils Jean, l’année de Bir-Hakeim, à cause de Jean Racine ou de Jean le Bon, aurait cessé d’être nazi.
Ce serait mal vous connaître, toutefois, que de vous prendre pour un doctrinaire. Vous n’avez jamais suivi le précepte d’Emerson : « Il faut attacher son char à une étoile ». Vous regardez tantôt plus loin que les constellations, et tantôt plus bas. Vous avez avoué sans la moindre gêne que la glèbe à laquelle, en 1942, vous vous sentiez attaché était celle de l’Alsace d’où vos ancêtres maternels étaient partis en 1871 aussitôt après « la dernière classe ». Cette poésie fait sourire les élites d’un jour qu’apportent et emportent les modes. Mais vous nous avez dit et bien dit pourquoi c’était elle qui ne mentait pas et tenait ses promesses : « Le destin des sociétés est de mourir, celui des nations et de vivre ». L’Appel du 18 Juin n’a jamais été mieux expliqué que par votre commentaire : « Comme de Gaulle n’opposait pas d’idéologies aux événements, mais les regardait toujours dans leur vérité, ses actions étaient inattendues et surprenantes. Il était le contraire des politiques qui ne font jamais rien d’autre que ce qu’on attend ». L’auteur du Fil de l’Épée aurait goûté cet hommage que votre fidélité lui a rendu le soir de sa mort. Mais courons vers notre véhicule pour accrocher à la lanterne bleue qui tremblote à côté du volant le texte de la lettre que vous avez reçue de Colombey-les-Deux-Églises après Les Taxis de la Marne : « Vous y allez fort ; mais pour refaire un monde — » le monde français « — il faut sans nul doute autre chose que des dos de cuillères ». Quoique votre illustre correspondant ait été un épistolier fécond, vous êtes certainement le seul futur académicien auquel il ait écrit, non certes en manière de reproche, mais bien plutôt avec une pointe d’envie : « Vous y allez fort ». Si vous aviez pensé à ce lecteur sans hypocrisie, vous n’auriez pas fait dire au narrateur des Horreurs de l’Amour que vous appelez « moi » par celui que vous appelez lui » (sans réussir à nous faire prendre la moitié pour le tout) : « Le succès des Taxis de la Marne s’est fait sur des malentendus ».
Moi... lui... Legay... Solange... Édouard Roberti... Valentin... Agnès. Où nous ont-ils fixé notre prochaine étape, ces personnages de votre roman tolstoïen avec lesquels je crois bien avoir passé presque autant d’heures qu’avec le Prince André, Hadji Mourad ou les deux héros de Maître et Serviteur ? Vous prétendez avoir écrit les 1054 pages du manuscrit des Horreurs de l’Amour qui retracent avec une minutie d’abord convaincante, puis obsédante, la genèse passionnelle du crime commis par un député de Paris, pour vous consoler d’avoir échoué de justesse aux premières élections législatives de la Ve République. En dépit de cette fausse confidence, nous passerons devant le Palais-Bourbon sans nous y arrêter. Tout au plus aurons-nous une pensée reconnaissante pour les quelques dizaines d’électeurs de la 22e circonscription de la capitale qui ont fait pencher la balance en votre défaveur. Sans eux, vous seriez avant tout pour moi l’auteur de L’Âme sensible ; grâce à eux, vous êtes celui des Horreurs de l’Amour. J’ai toujours pensé qu’une élection académique, si elle a pour objet de consacrer un talent, peut aussi avoir pour effet de l’éclairer. Puissent, Monsieur, les feux de notre rampe inciter une nouvelle génération de lecteurs à découvrir cette saga faustienne des années 50 que ses rides elles-mêmes ont rendue plus poignante ! Nous en parlerons, si vous le voulez bien, au milieu du square Saint-Lambert, sous les fenêtres du studio où Solange croyait aimer Édouard, où Édouard croyait ne pas aimer Solange, plutôt que devant l’immeuble de l’avenue Daumesnil où Édouard a commis fortuitement le meurtre apparemment le mieux prémédité. Car c’est là que cette « histoire de damnation », comme vous l’avez nommée vous-même, prend son véritable relief : celui d’un Livre de la Pitié et de la Mort. Édouard Roberti pourrait être le père de Solange Mignot. Les rendez-vous du destin sont plus inéluctables quand l’un des deux y arrive en retard. C’est vous-même qui l’avez dit, plus de dix ans après Les Horreurs de l’Amour, dans le Carnet d’un Émigré, à propos d’un banal fait divers : « Dans les amours disparates, on sent, plus que dans les autres, la fatalité de la rencontre ». Il suffit d’une action violente pour faire un drame. Mais, comme le veut l’étymologie grecque, il faut — pour que naisse une tragédie, cri du boue sacrifié — la plainte d’une victime. Du ton dramatique, vous passez au ton tragique avec une lenteur qui n’est pas un procédé. Vous suivez le rythme d’Édouard ; vous le découvrez au fur et à mesure qu’il se révèle, malgré lui, à lui-même, et c’est avec lui que vous parvenez à ce point de non-retour : « La jalousie n’est rien... Elle est optimiste. On souffre en pensant que l’on vaincra à la longue, quelques flots de son propre sang que l’on doive verser... Mais l’amour de soi qui décroît, qui s’en va, qui n’existe plus, c’est horrible. Ne plus s’aimer soi-même, c’est le désespoir, c’est le péché majeur au regard de Dieu ». Que de portes vous avez ouvertes avec cette phrase-clef depuis le jour déjà lointain où vous l’avez écrite ! J’ai lu quelque part que vous croyiez être entré peu à peu dans la foi, il y a vingt ou vingt-cinq ans, « comme dans une cave ou un souterrain ». Votre itinéraire est-il donc jalonné de catacombes ? Vous étiez parmi ceux que Pierre Brossolette (il vous hébergeait chez lui quand il est mort de la torture) a nommés « les soutiers de la gloire ». Mais l’accès de la cave où vous étiez attendu, c’est le désespoir d’Édouard Roberti qui vous l’a livré en vous replaçant, avec le désespéré, sous le regard de Dieu. Je n’ai guère lu de roman plus religieux que Les Horreurs de l’Amour à l’instant où la boue y prend les couleurs du ciel.
Me répliquerez-vous que vous ressemblez surtout aux mystiques par les périodes de tiédeur ? En lisant la préface que vous avez donnée, il y a quatre ans, au cher Père Bruckberger, le « demi-solde » de la cléricature, je pensais à cet autre dominicain, le Père Clérissac, qui — dans une rue déserte de Versailles — dit une nuit à Jacques Maritain : « Dieu ? C’est de notre vide qu’Il a besoin, et non de notre plénitude ». Votre style propre vous conduit à la même certitude : quand l’insouciance, de petites ingratitudes, de longs oublis vous retranchent de Dieu, vous êtes plus sûr encore qu’Il lit par-dessus votre épaule. Vous avez été (dites-vous) « un cancre de la foi ». Mais M. Brossard vous répliquerait qu’il a vu beaucoup de cancres cesser de l’être au troisième trimestre. Mieux : dès que vous vous laissez ravir une confidence sur vos rapports avec le divin, on se dit que, si la guerre ne vous avait pas surpris et remodelé, vous n’auriez pas réussi, malgré tous vos efforts, à ne pas être licencié en philosophie. Ce n’est ni dans Pascal, ni dans Claudel, vos principaux intercesseurs, que vous avez trouvé cette preuve de l’immortalité de l’âme, donc de l’existence de Dieu : « La peinture de Raphaël continuerait à vivre quand tous les tableaux de Raphaël seraient détruits ». Mais, à la réflexion, votre théologie recouvre un champ plus vaste que celui de la beauté. Elle est identique à celle qui dicta jadis à l’académicien Charles de Montesquieu la plus forte de ses pensées : « Dire qu’il n’y a de justice que ce qu’en contiennent les lois humaines, c’est dire qu’avant qu’existât le premier cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux ». Je suis prêt à parier que vous avez mené vos deux campagnes électorales, sur ce thème bien qu’avec d’autres mots. Il n’en aurait pas fallu davantage pour que vous fussiez élu député de Paris si — au lieu de vous présenter comme « gaulliste de gauche » — vous vous étiez contenté de vous dire, soit gaulliste sans chercher (bien inutilement) à vous faire croire que vous étiez « de gauche », soit « de gauche » en cherchant (bien à tort) à vous faire pardonner d’être gaulliste. Après la peinture au-delà des tableaux et la justice au-delà des lois, gardons-nous d’oublier la France au-delà des Français : vous avez dit à Jacques Paugam que, devant l’occupant, vous les aviez trouvés pour la plupart dignes, courageux et secourables ; mais les Gaulois, à peine libérés, vous ont paru si féroces que, sans savoir un mot d’anglais, vous les avez fuis outre-Manche ; de là, pendant trois ans, vous avez tenté de glisser, d’une voix qui n’était pas brouillée, des paroles que personne n’avait envie d’entendre dans des oreilles entièrement libres de les écouter et, par conséquent, devenues distraites. Dès lors, le roman que vous ont inspiré les bords de la Tamise ne pouvait que porter et mériter ce titre : Une tête de chien.
Cette tête, Monsieur, vous la troquez volontiers contre celle d’un autre animal, celui-là même dont les Compagnons d’Ulysse prirent temporairement l’apparence après avoir bu la liqueur enchantée que leur avait versée la main d’une magicienne. Quelle est donc la nouvelle Circé à laquelle votre front têtu doit la réputation d’avoir une certaine ressemblance avec le chef d’un mammifère de l’ordre des pachydermes connu pour sa science du grognement ? Je crois voir la réponse s’étaler sur la moleskine de notre vieux taxi, où vous avez négligemment jeté le dernier numéro d’un journal à grand tirage. « L’État, c’est qui ? » Oui, cette chronique que tant d’autres ont précédée et que tant d’autres suivront, dont la saveur est plus piquante qu’acide, porte la signature d’un homme qui, comme on dit, a de l’humeur. Déjà je crois entendre Bouvard (l’autre ... ) murmurer à l’oreille de Pécuchet : « Ce cher Dutourd n’est-il pas un journaliste plutôt qu’un romancier, un pamphlétaire plutôt qu’un créateur ? » Ne leur répliquez pas que le redoutable auteur d’un célèbre Bloc-Notes est aussi celui de Thérèse Desqueyroux, ne leur demandez pas s’ils tiennent Les Provinciales pour un pamphlet ; en bref, ne les suivez pas sur un chemin mort qui ne mène à rien. Car ce dont on fait grief, en vérité, au journaliste Jean Dutourd, c’est au contraire de ne pas être un polémiste, mais un écrivain qui dépeint et critique les mœurs d’une époque puis, à partir de là, développe ses réflexions sur la nature humaine ; c’est, en un mot, de rester moraliste. Plus explicite et plus concis que le romancier, le chroniqueur est coupable du même crime : il répudie les contorsions intellectuelles pour retrouver les idées simples et réhabiliter les sentiments profonds. Grâce à ce secret difficile, vos articles, recueillis en volumes, se laissent relire quand l’événement qui leur a servi de prétexte est depuis longtemps oublié. Mettez hardiment vos détracteurs au défi de se soumettre à la même épreuve !
Que leur manque-t-il ? Sans doute le trésor que votre nature artiste a déposé au fond de votre cœur. Vous le voyez ainsi : « Une espèce de petit caillou si dur que rien ne l’entame ». Voulez-vous que ce caillou talismanique guide la fin de notre promenade à travers le taillis de votre vie ? Adieu, taxi ! Le jour tombe, voici l’heure des vrais piétons de Paris. Je sais, vous sentez, pourquoi nos pas nous ramènent vers le lieu de notre première rencontre : nous y sommes attendus par celle qui en fut l’unique témoin. Elle a quelques années de moins qu’en 1944 puisque — pour se faire la romancière des temps prémonitoires qui précédèrent les ombres de notre plus longue nuit — Camille Lemercier, votre femme, a repris son nom et retrouvé sans effort son âme de jeune fille. Pour moi, je n’ai pas cessé d’éclairer son visage par le regard que vous avez jeté sur lui, comme pour le protéger, place de la Concorde, quand un premier coup de feu vous a rappelé que la bataille de Paris pour sa libération n’était pas achevée. Je me suis dit, en le surprenant, que — si l’Ange de la mort vous touchait de son aile — vous auriez juste le temps de lui murmurer : « Tu as le battement de cils de Camille », comme l’Ulysse de Giraudoux retrouve chez Andromaque le battement de cils de Pénélope.
Acceptez que je me joigne à vous deux pour remonter d’autres Champs-Élysées, contourner la place à laquelle de Gaulle, le 26 août 1944, lendemain de notre 25, a donné son nom, et nous arrêter enfin au milieu d’une avenue bourgeoise « sans mémoire que de soi-même », comme dit si bien l’auteur du Paysan de Paris, poète implacable des Beaux Quartiers. Ici, à l’aube d’un 14 juillet, la bêtise et la bestialité, se rappelant soudain qu’elles avaient la même origine, se rejoignaient pour tirer un feu d’artifice en votre honneur. Ce que vous avez dit sur les cendres de vos livres et de vos manuscrits ne ressemble pas à une plainte, ni même à un soupir : « Mon atelier d’artisan est en ruine... Cela me complique beaucoup l’existence. Mais rien n’est changé dans ma tête ni dans mon cœur. En toute sincérité, je n’arrive pas à considérer ma bombe autrement que comme une péripétie. Il m’est tout juste souvenu de la phrase de Saint-Simon : " J’ai chéri la vérité jusque contre moi-même. " ». Vous êtes, Monsieur, en deçà de cette vérité que vous chérissez tant ; « votre » bombe n’est pas une péripétie, c’est une consécration. Les mains de ses fabricateurs ont joué du même malheur que celles des tueurs aux gages de l’ennemi qui vous avaient capturé sur les bords de l’Allier, alors que vous accomplissiez votre dernière mission clandestine, mais dont vous délivra — sur les bords du Rhône — la témérité d’une escouade de volontaires sans uniforme. La haine peut être à la fois stupide et clairvoyante. Celle qui vous a pris pour cible, immuable sous les grimaces de ses masques divers, sait fort bien ce qu’elle ne vous pardonne pas : la résolution, intraitable et tranquille, de garder aux Français de la fin du XXe siècle une identité qu’ils puissent proposer à leurs enfants.
C’est par la puissance de ce trait que vous êtes digne de succéder à l’irremplaçable Jacques Rueff. Ce penseur lucide, auquel les malheurs du monde s’acharnent à donner raison, ignorait, comme vous, le découragement parce que — comme vous — il était sourd aux conseils, aux tentations de la défaillance. Il fut, il reste, au-dessus des vagues de la folie, la voix française de la sagesse des nations. C’est que la sûreté de son regard lui venait de l’horizon sur lequel il le posait, sans dureté mais sans faiblesse. Je ne l’ai jamais mieux senti qu’il y a sept ans. Des traverses avaient surgi sur mon chemin. Pour aider ma femme et moi-même à les surmonter, Christiane et Jacques Rueff nous ouvrirent les portes de leur demeure avec cet empressement discret qui est la parure de la fidélité. Un soir, du haut de leur terrasse normande, nous voyions le soleil s’endormir sur l’estuaire de la Seine. La morale monétaire de Jacques Rueff exerçait sur moi sa séduction coutumière quand l’harmonie du paysage vint mêler à notre entretien une belle phrase de Georges Bernanos : « Peut-être n’y a-t-il pas d’honneur à être français, mais il y a une grande imprudence à ne pas l’être ».
Il est bon, Monsieur, que — pour nous aider à célébrer votre bienvenue — vous nous apportiez la même certitude. Car cette grande imprudence est bien la seule que vous ne commettrez jamais.