557e anniversaire du supplice de Jeanne d’Arc
Toute collectivité, toute famille, toute nation a besoin de légendes et de mythes. C’est une grande chance quand la légende et l’histoire se recoupent, quand l’histoire est légendaire, quand la légende est historique. Nous avons beaucoup de chance de pouvoir célébrer, une fois de plus, une jeune Française de Lorraine venue mourir à Rouen, il y a un peu plus de cinq siècles, à l’âge de 19 ans.
La France est un drôle de pays. Plus qu’aucun autre, elle passe de la grandeur aux périls et des abîmes aux sommets. Elle s’entend à merveille à compromettre, en quelques mois, en quelques semaines, le labeur de plusieurs siècles. Et puis, en quelques mois, en quelques années, elle remonte la pente descendue et se situe à nouveau au premier rang des nations. La fin radieuse du printemps et le début de l’été 40, que chantait dans les larmes la grande voix d’Aragon, ont vu la France écrasée, détruite comme jamais, rayée de la carte du monde. En moins de cinq ans, grâce aux visions de génie, à la foi, à l’action du Général de Gaulle, elle figure à nouveau parmi les nations alliées qui sortent victorieuses de la guerre la plus terrible et la plus meurtrière de l’histoire de l’humanité.
Avant le Général de Gaulle, la Convention nationale ou sainte Geneviève, Jeanne Hachette à Beauvais ou le grand Condé à Rocroi, Clemenceau ou Richelieu, Lazare Carnot ou Philippe Auguste incarnent tour à tour la volonté de la France de se défendre et de subsister. À plusieurs reprises — depuis Clovis ou Charles Martel, depuis Charlemagne ou Hugues Capet jusqu’à la bataille de la Marne et à la libération d’un Paris préservé et intact — le témoin de notre histoire a le sentiment d’un miracle. L’Angleterre, l’Allemagne, la Russie, les États-Unis, le Japon sont des puissances mondiales dont le rôle, souvent, l’emporte sur celui de notre pays. La France, et peut-être seule la France, est une personne plutôt qu’un État. Elle est fragile comme une jeune fille, irrésistible comme Chérubin. On l’aime comme une maîtresse, comme un amant, comme un être adoré, dont la santé, parfois, laisse franchement à désirer. On la voit décliner, elle est à la veille de périr. C’est alors que, sous des formes imprévisibles et improbables, se produit le miracle : un général de génie, un politicien au rancart soudain transfiguré, un ambitieux saisi par l’amour de la France, se penchent sur le chevet de la nation moribonde et, à la stupeur de l’univers qui attend son décès, ils la ressuscitent et la remettent sur pied. Aucun des miracles qui, à intervalles réguliers, ont sauvé la patrie n’a autant frappé le monde d’étonnement et d’admiration que le miracle de Jeanne d’Arc.
Il y a de quoi. Les bergères qui épousent des princes sont déjà surprenantes. Les bergères qui deviennent chefs de guerre pour mieux sauver l’État sont tellement stupéfiantes que leur seule existence n’a jamais cessé de constituer des énigmes. Qu’une jeune fille, une enfant, du milieu le plus simple, sans éducation ni culture, sans naissance ni relations, veuille aller sauver le roi et entraîner des troupes après avoir entendu des voix qui lui venaient du ciel, l’affaire est si étrange que tous ses éléments ont pu être contestés. D’autant plus contestés que la tâche de l’esprit critique — et il a bien raison — est de semer le doute. Il s’est attaqué successivement à tout ce qui pouvait apparaître comme le plus assuré. Il a nié l’existence historique de Zoroastre. Il a nié l’existence historique de Jésus. Malgré tant de témoignages si récents et si concordants, il est même allé jusqu’à nier l’existence historique de Napoléon, qui a toutes les caractéristiques d’une figure légendaire née de l’imagination des peuples : né dans une île, mort dans une île, entouré de douze maréchaux, peut-il être autre chose qu’un symbole solaire, une évocation du zodiaque ? Il était tout de même aussi difficile de nier la réalité de Jeanne d’Arc que de nier l’existence historique de Napoléon ou de Jésus. Ne pouvant mettre en doute sérieusement sa présence dans l’histoire, les adversaires de Jeanne ont successivement supposé qu’elle était folle ou hystérique, qu’elle était alliée à la maison de France, qu’elle était autre chose que ce qu’elle était : une bergère de Lorraine au secours de son roi.
Il y a un autre personnage que Jeanne d’Arc dans la vie de Jeanne d’Arc : c’est la France — ou plutôt le roi. Car, pendant de longs siècles, et en vérité jusqu’à la Révolution, la France s’est appelée le roi. Ce roi était depuis des années, dans une situation désastreuse. La guerre, qui sera
de cent ans, n’a cessé de tourner à l’avantage des Anglais. Crécy a été une défaite, Poitiers a été une défaite, Azincourt est une défaite. Après le règne encourageant de Charles V le Sage qui, appuyé sur Du Guesclin, reconquiert presque tous les territoires conquis par les Anglais, c’est le drame de Charles VI, le roi fou, et de sa terrible épouse, Isabeau de Bavière. Déchiré entre Armagnacs et Bourguignons, le royaume glisse dans l’anarchie jusqu’à ce que le traité de Troyes livre aux Anglais la France presque tout entière et reconnaisse le gendre de Charles VI et d’Isabeau — Henry d’Angleterre — comme régent du royaume et son héritier légitime. Charles VII n’est plus roi que de nom. Il ne règne plus que sur Bourges et la France est perdue. C’est alors que la bergère, comme Henri IV, comme de Gaulle, comme les généraux de l’an II, vient sauver la patrie.
Ce que fut cette aventure, admirable et sans pareille, aucun de nous ne l’ignore. Le roi était malheureux. La bergère était inspirée. Tout ce que nous savons d’elle, ses démarches, ses attitudes, ses réponses dans l’épreuve donnent le sentiment de l’esprit le plus droit, du caractère le mieux trempé, de l’intelligence la plus vive. À aucun moment, ceux qui l’interrogent et guettent le moindre faux-pas ne parviennent à la prendre en défaut. C’est un spectacle étonnant de la voir déjouer tous les pièges et s’avancer du pas le plus égal et toujours le plus ferme. Elle ne cesse de dominer le débat et tout ce qu’elle dit s’écrit d’avance dans le cours de l’histoire.
Ce qu’il faut marquer, sans doute, ce sont les paradoxes et les contradictions d’une histoire surhumaine. Au milieu de tant de souverains, de grands seigneurs, de féodaux tout-puissants, de princes de l’Église, de soudards et de capitaines, la plus faible est la plus forte. Et, comme Celui dont sa foi et sa piété se réclamaient plus encore que de son roi, elle trouve son accomplissement dans sa mort et son triomphe dans son échec. C’est parce qu’elle est brûlée vive à Rouen à l’âge de 19 ans que Jeanne d’Arc est immortelle. Imaginez Jeanne d’Arc en train de vieillir à la cour au milieu des intrigues ou en Lorraine sous le poids des honneurs : elle ne serait pas entrée vivante, comme elle l’a fait, dans la légende des siècles et dans la gloire de l’histoire des hommes.
La faiblesse qui l’emporte sur la force. La mort qui est le signe du triomphe. Il y a un troisième paradoxe et une troisième contradiction qui est peut-être la clé de Jeanne d’Arc, et en tout cas la marque de sa grandeur. Parce qu’elle est une bergère qui a quitté ses brebis pour les champs de bataille, et parce qu’elle est une femme, et parce qu’elle est encore une enfant, Jeanne d’Arc est la seule figure de victoire qui soit une figure de pitié. Elle est une paysanne, mais le soutien du royaume. Elle est un chef de guerre, mais elle est d’abord une sainte.
Peut-être en ai-je dit assez pour montrer que les victoires et la passion de Jeanne d’Arc appartiennent au règne du cœur, de la foi, de l’esprit. Le mot qui court tout au long de l’histoire de Jeanne d’Arc, ce n’est pas le mot de puissance, de guerre, de haine, de refus, de rejet — c’est le mot d’amour. Elle ne hait pas les Anglais. Elle est appelée par En-haut pour apporter aux Français la liberté et la paix. Elle ne divise pas. Elle unit. Elle n’appartient à personne. Elle est la sainte de tous. J’imagine qu’elle était aux côtés du communiste fusillé pour la libération de la France comme elle était aux côtés des gentilshommes chrétiens qui se faisaient tuer pour leur Dieu et leur roi aux frontières du royaume. Ne laissons Jeanne d’Arc en otage ni aux uns ni aux autres. Si elle a été brûlée vive à Rouen à l’âge de 19 ans et si ses cendres ont été dispersées dans les eaux, c’était pour que les Français cessent de se diviser entre eux et qu’ils se retrouvent réunis dans l’honneur et dans la grandeur.