Discours pour l’inauguration d’une place Henry de Montherlant, Paris VIIe

Le 1 décembre 1982

Claude LÉVI-STRAUSS

DISCOURS

DE

M. Claude LÉVI-STRAUSS
de l’Académie française
délégué de l’Académie

pour l’inauguration
d’une place Henry de MONTHERLANT

à PARIS VIIe

le mercredi 1er décembre 1982

 

Des auteurs, nos contemporains, qui connurent la notoriété ou même la gloire de leur vivant, nous nous demandons parfois lesquels conserveront durablement une audience, ceux dont on parlera encore dans cinquante ou dans cent ans.

S’il est un nom qui, sans hésitation, appelle de notre part à tous une réponse affirmative, c’est bien celui d’Henry de Montherlant. Nous pouvons être certains que la plaque aujourd’hui dévoilée signifiera toujours quelque chose pour le passant qui la lira d’ici quelques siècles, et que, sans égards aux changements de mode, l’hommage ainsi rendu le restera dans la suite des temps. L’Académie française n’en est que plus sensible à votre décision, Monsieur le Maire, et à celle de la Ville de Paris, d’honorer la mémoire d’un de ses membres les plus illustres en un lieu proche de sa demeure, et vers lequel ses pas durent le porter souvent.

La grandeur de Montherlant ne tient pas seulement à la diversité des genres auxquels il imprima sa marque : poème, essai, théâtre, roman... Nous refuserions la vraie grandeur à un être dont le rayonnement personnel surpassa de beaucoup celui de l’œuvre ; et nous ne l’attribuerions pas non plus à l’auteur d’une œuvre considérable, mais qui paraîtrait trop discordante avec la personne de son créateur. Dès les débuts, pourtant si précoces, d’Henry de Montherlant, on est au contraire frappé par la relation immédiate qui se dégage entre l’auteur et l’œuvre. Quand, à vingt-trois ans, il écrivit Le Songe, il apparut comme un phénomène quasiment unique des lettres contemporaines. La maturité de la pensée, l’élan lyrique, le feu du style témoignent pour une surabondance de dons qui pénètre le lecteur du sentiment d’entrer en contact direct avec une personne, dispensée de chercher ailleurs qu’en soi l’aliment de sa création. Même après soixante ans écoulés, nous partageons l’émotion de Romain Rolland s’écriant à propos du Songe : « J’ai eu la joie de découvrir un jeune écrivain de génie. »

Indissociables, quoi qu’on dise parfois, la personne et l’œuvre de Montherlant sont grandes aussi par la stupéfiante variété des aptitudes qu’il faut bien reconnaître à l’homme, puisque tous ses écrits la reflètent. On permettra, j’espère, à l’ethnologue qui a le redoutable honneur d’occuper aujourd’hui son fauteuil, de mettre en avant ses qualités d’observateur. « Tout phénomène, a-t-il écrit, si on veut y comprendre quelque chose, doit être mis sous le microscope. » Car Montherlant fut un observateur aigu, souvent féroce et, on a tendance à l’oublier, d’une drôlerie inimitable parfois des mœurs et de la société de son temps. Mieux vaudrait dire des multiples sociétés auxquelles son goût pour l’aventure et son ardeur à vivre le mêla. La première guerre mondiale opéra un intense brassage au sein de la société française, moins homogène encore au début du XXe siècle qu’on ne le croit généralement : le passage de Montherlant aux armées le mit en contact avec des couches sociales ou régionales dont il avait vécu éloigné. Il en tira profit, et toute son œuvre abonde aussi en notations que, sans faire offense à sa mémoire, on peut appeler ethnographiques : sur la vie sportive en France dans Les Olympiques, la déchéance d’un monde aristocratique dans Les Célibataires. les relations amoureuses et les conflits du couple dans Les Jeunes Filles ; ou, plus franchement tournées vers l’exotisme, sur le milieu des corridas de Séville dans Les Bestiaires, ou encore, dans La Rose des Sables, sur la vie locale, indigène et militaire, en Afrique du Nord du temps de la colonisation.

Une autre grandeur de Montherlant est d’avoir restauré dans notre siècle ce que lui-même appelle « le fort langage » : celui qui va de Bossuet et Saint-Simon, à Rousseau et à Chateaubriand surtout, qui, disait-il, « a écrit le français comme personne d’autre ne l’a fait ». Jamais Montherlant n’a cherché à dissimuler la part d’efforts humbles, patients et austères que demande le travail d’écriture, et qui s’imposait même à lui : aller dans les bibliothèques pour consulter des dictionnaires spéciaux qui diront l’usage de tel ou tel mot, s’informer sur le véritable sens, en latin, de la racine de tel autre vocable, avec toujours le souci dominant, comme il dit aussi, de choisir le mot propre et de ne rien ajouter.

En même temps, il savait que les règles valent pour autant qu’on ose les violer quand les besoins de l’expression l’exigent, mais à la condition que le style reste solide. Charpenté par une syntaxe venue en droite ligne du latin, le sien fait alterner avec une totale maîtrise des lenteurs calculées et des raccourcis fulgurants.

Nous sommes redevables à Montherlant — l’Académie en premier, puisque c’est aussi sa mission — d’avoir démontré qu’on peut encore écrire le français comme on faisait du XVIIe au XIXe siècle, et de nous inviter par son exemple, fût-ce avec des moyens plus modestes, à maintenir la langue sur ces hauteurs.

Restaurateur du style, Montherlant l’est enfin de valeurs tombées à l’état latent, dans lesquelles plusieurs familles d’esprit se sont retrouvées et auxquelles il a rendu courage en un temps où elles pouvaient se sentir intellectuellement et moralement exilées du siècle. L’originalité de ce maître est d’avoir élu pour foyer spirituel un site déserté par le mouvement des idées. Il en avait pleine conscience, lui qui, dans ses Carnets, écrivait : « J’adore quand on me dit que je travaille sur des valeurs périmées. » Élevé dans un milieu croyant et conservateur, fasciné dès l’enfance par des récits sur la Rome antique, il voulut et sut rétablir dans sa dignité une tradition dont notre culture fut pétrie. Son théâtre, ses conférences redécouvrent des grands problèmes de morale oubliés de tous, et qu’il situe dans une perspective neuve où se superposent, jusqu’à s’unir et se confondre, leur formulation par les penseurs antiques, celle que le catholicisme leur a donnée, et celle qui peut leur conserver ou leur rendre un sens pour les modernes.

Dans toute son œuvre, Montherlant se révèle ainsi comme un profond moraliste, l’un des derniers, peut-être, à avoir su faire preuve d’une indépendance absolue, et à mettre au-dessus de tout — je le cite — « un concept d’intégrité auquel on tient en quelque objet qu’on le rencontre », convaincu, comme Renan qui nous précéda dans le même fauteuil, que «  e moyen d’avoir raison dans l’avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé ».

Démodé, Montherlant ne l’était certes pas quand il dénonçait les contraintes insupportables qui s’exercent, aujourd’hui plus encore que de son temps, sur l’écrivain et l’homme de science pour l’obliger — je cite encore — « à penser à propos de tout (...) pontifier au hasard, guider ses semblables dans des directions choisies en cinq minutes » ; quand, à propos de la Camargue, il lançait un des premiers cris d’alarme que nous appellerions maintenant écologiques ; ou quand, il y a plus de trente ans, considérant le sort fait à la jeunesse, il doutait qu’on eût raison de la traiter comme une unité à part, et de lui proposer des maîtres à penser au lieu de maîtres à se conduire.

Aux yeux de la postérité, il n’aurait certes pas voulu faire figure de maître à penser. « Tout homme moderne, disait-il, souffre d’un excès de théorie. » Mieux que personne, il savait que les contradictions qu’on se complaît à relever étaient inhérentes à sa nature, et qu’il trahirait celle-ci s’il devait renoncer à jouir tout à la fois de la vie et la juger, à construire et détruire comme le proclame sa devise Ædificabo et destruam, à suivre enfin ce principe d’alternance qui fut sa règle de pensée et de conduite.

Ce qui a disparu avec lui, c’est moins un certain type d’intelligence, de style ou de talent, qu’un certain type d’homme comme le siècle n’en produira probablement plus, capable de soutenir ce luxe suprême de notre condition, d’un poids trop lourd au plus grand nombre, qui consiste à se gouverner soi-même : ce qu’il a fait jusqu’au bout.

 

Claude LÉVI-STRAUSS,
de l’Académie française.