Réception de M. Alain Peyrefitte
Réponse de M. Claude Lévi-Strauss
au discours de M. Alain Peyrefitte
Monsieur,
Quand, il y aura bientôt dix ans, ministre de l’Éducation nationale, vous me remettiez la médaille d’or du Centre national de la recherche scientifique, vous vous doutiez peut-être – car vous fûtes précoce en tout – que vous siégeriez un jour dans cette Compagnie. En revanche, l’idée que je pourrais lui appartenir ne m’avait jamais traversé l’esprit. Ni l’un, ni l’autre n’étions donc en mesure d’imaginer que, par un piquant retournement des rôles, c’est à moi qu’il incomberait aujourd’hui de célébrer vos mérites.
Célébration doublement solennelle, puisqu’en même temps qu’un nouveau confrère, nous accueillons un garde des sceaux en exercice. À ma connaissance, pareille occasion ne s’est présentée que deux fois. La plus récente remonte à 1718, pour la réception du marquis d’Argenson. Et déjà en 1635, l’Académie française avait admis le chancelier Séguier : l’année même de notre fondation. Comme chacun d’eux occupa le premier fauteuil, il eût été plaisant que vous le retrouvassiez. La providence ne fit pas mal ses comptes en vous attribuant le onzième, qui s’écrit en chiffres deux fois un.
Pendant cette longue période qui est aussi celle de son existence, les hommes politiques ne manquèrent pas dans les rangs de l’Académie. En m’en tenant aux plus notables, appelés à gérer les affaires de l’État, j’en recense une soixantaine : un dixième de tous ceux qui se succédèrent dans notre Compagnie. Vous en retrouverez quelques-uns ici. Mais, si l’on a pu prétendre que sous l’Ancien Régime et jusqu’au second Empire, des hommes politiques aux mérites souvent incontestables furent admis pour complaire au gouvernement en place ou, au contraire, pour lui faire pièce, on s’accorde à reconnaître que depuis l’avènement de la troisième République, de telles considérations sont devenues étrangères à l’Académie ; et en aucun autre cas ne serait-ce plus vrai que dans le vôtre. Au moment où vous fûtes élu, vous vous teniez depuis plusieurs années éloigné des affaires publiques. Votre carrière avait pris un nouveau tour. Sans méconnaître les dons exceptionnels qui, de 1962 à 1977, vous valurent d’être huit fois ministre, ce n’est pas l’homme politique que nos suffrages distinguèrent d’abord. Ils allèrent, avant tout, au penseur et à l’écrivain que vous fûtes dans vos débuts, et que, depuis quatre ans, vous êtes redevenu avec éclat.
On ne saurait pourtant tailler dans le vif d’une existence aussi remarquable que la vôtre, retenir seulement quelques aspects, sans se mettre hors d’état de la comprendre. J’essaierai donc d’apercevoir l’ensemble.
Toutes vos attaches sont terriennes. Du côté paternel, on retrouve la trace de votre lignée jusqu’au XVIIe siècle à Saint-Lary, dans les Pyrénées ariégeoises où votre grand-père naquit. Les maigres terres familiales ne lui permettaient pas de subsister : il s’enrôla dans la gendarmerie. Affecté dans l’Aveyron au village de Saint-Beauzély, il épousa la fille d’un artisan-maçon.
Vos aïeux maternels étaient des petits fermiers de l’Aubrac, à la lisière du Cantal, qui exploitaient quelques hectares avec un cheval et quatre vaches. Née à la ferme, élevée par des religieuses, votre mère subit vers sa treizième année un double choc affectif : son père mourut la tête fracassée en voulant maîtriser un cheval emballé, et, bien qu’il fût catholique pratiquant, le curé lui refusa les obsèques religieuses : comme secrétaire de mairie, votre grand-père avait dû servir de témoin pour l’inventaire des biens de l’Église au moment de la Séparation.
Vos parents se connurent à Rodez où ils faisaient leurs études d’instituteur et d’institutrice dans des établissements parallèles. La première guerre mondiale retarda leur union ; ils se marièrent en 1920, et menèrent la vie modeste de maîtres de l’enseignement primaire dans plusieurs villages de l’Aveyron (dont Najac, où vous naquîtes à l’ombre de l’école communale) puis à Aubin, avant d’être promus professeurs d’écoles primaires supérieures à Rodez, enfin à Montpellier. Vous aviez quatre ans quand votre père fut atteint d’un décollement de la rétine qui le rendit progressivement aveugle. Avec une énergie et un dévouement admirables, votre mère se partagea entre son métier et son mari. Grâce à elle, celui-ci put mener jusqu’à son terme une activité professionnelle qu’il aimait avec passion et dans laquelle il excellait. Vous fûtes donc surtout élevé par votre grand-mère maternelle : vieille paysanne qui conversait souvent avec vous dans son parler local, et auprès de laquelle vous vous retrempiez à vos sources.
Chaque année, d’ailleurs, les vacances vous ramènent à Saint-Beauzély, dans la maison construite par votre aïeul le maçon. Gamin, votre mère vous envoie souvent chercher des œufs dans les fermes. On vous reconnaît de loin, car vous lisez en marchant. Cette habitude de lire en promenade vous est restée. On m’assure qu’aujourd’hui encore, aux sports d’hiver, vous mettez ainsi à profit le temps des remontées mécaniques...
Vous aimez la campagne de Saint-Beauzély que, plus tard, vous décrirez dans un de vos livres sous un autre nom, mais sans changer celui, si joli, de sa rivière : la Muse. Et vous rêvez de préparer les « Eaux et Forêts ». De 1940 à 1942, pendant les vacances, vous servez dans une ferme des environs. Vous fauchez, fanez, faites la moisson, trayez les vaches. C’est encore presque le moyen-âge : on laboure avec une charrue tirée par des bœufs, on coupe le blé à la faucille, on lie les gerbes avec une tige de coudrier, on bat au fléau...
Mais, quel que soit votre amour de la nature, le prix que vos parents attachent au travail scolaire et l’exemple de votre frère aîné – brillant élève, plus tard normalien, aujourd’hui universitaire distingué – vous stimulent. Benjamin de votre classe, vous en tenez toujours la tête, et vous vous croyez fils indigne la seule année où vous manquez le prix d’excellence.
Après avoir obtenu les baccalauréats de philosophie et de mathématiques à seize ans, vous êtes, en mars 1944, élève de khâgne au lycée de Montpellier quand des attentats et des manifestations d’étudiants vous exposent au risque d’un départ comme travailleur forcé en Allemagne. Vous gagnez donc l’Aveyron, et entrez dans la clandestinité jusqu’à la Libération. Vos études n’en seront guère retardées, puisqu’on vous retrouve à l’automne de 1945 titulaire de deux licences – lettres et droit – en même temps qu’élève de l’École normale supérieure et, l’année suivante, de l’École nationale d’administration. Obligé de choisir, vous sortirez de celle-ci troisième, benjamin de votre promotion comme, d’ailleurs, de toutes celles qui s’y sont succédé depuis.
Pourtant, on aurait tort de vous imaginer totalement absorbé par un programme si rempli : les années 1946-1947 sont aussi celles de vos débuts littéraires.
Votre premier ouvrage, Rue d’Ulm fut composé en 1946 à l’occasion du cent-cinquantième anniversaire de l’École normale supérieure. Notre éminent confrère M. André François-Poncet en écrivit l’introduction. Un autre éditeur le republia en 1964, avec une préface de M. Georges Pompidou, alors Premier ministre.
Rue d’Ulm est un recueil de textes. Plusieurs proviennent d’œuvres de nos confrères qui furent élèves de cette maison ; vous-même avez contribué trois brillants pastiches et deux essais, plus un savant lexique du langage normalien qui augure bien de votre collaboration aux travaux de notre dictionnaire. En considération de quoi on ne vous tiendra pas rigueur d’un canular téléphonique trop bien raconté pour que vous n’y eussiez pas joué un rôle, et dont un célèbre académicien, disparu depuis, fut la victime. Je serais le dernier à pouvoir vous jeter la pierre, m’étant, au même âge, livré à ce passe-temps pervers pour meubler les loisirs dont je jouissais dans les derniers mois de mon service militaire, passés au cabinet du ministre qui s’appelait encore de la Guerre.
En 1948 et 1949 respectivement, vous faites paraître deux livres. Le premier, intitulé Les Roseaux froissés, est un roman que vous avez accompli la prouesse d’écrire de bout en bout au présent de l’indicatif : récit pudique et touchant d’amours adolescentes dont, au regard des mœurs actuelles, le jeune héros manque singulièrement de réalisme. Il est vrai que vous le faites futur peintre et non futur homme politique... La grâce, la sensibilité et la retenue de ce premier roman le seul sorti jusqu’à présent de votre plume – vous valurent des voix au prix Théophraste-Renaudot.
Dans Les Roseaux froissés, vous exaltiez un état et un sentiment : la pureté de cœur, la confiance dans la vie, qu’un essai, écrit aussi en 1946-1947, aborde sous un angle non plus romanesque, mais cette fois allégorique. Les deux lecteurs de la maison d’édition à laquelle vous l’aviez soumis recommandèrent sa publication. L’un avait nom Albert Camus ; l’autre – redevenu trente ans après votre parrain – est M. Marcel Arland. Par son titre, Le Mythe de Pénélope rappelle, intentionnellement n’en doutons pas, un autre essai paru quelques années plus tôt dans la même collection et qui fut très en vogue. Mais il ne le rappelle que pour le contredire, car il découvre dans la confiance, au lieu de l’absurde, le secret de la condition humaine. Une tradition légendaire veut qu’Ulysse eût été engendré par Sisyphe. En glorifiant Pénélope, vous opposerez la bru au beau-père.
Des deux interprétations classiques de la conduite de Pénélope – fidélité inflexible et stérile à un passé révolu, ou attente confiante du lendemain – vous plaidez vigoureusement pour la seconde, non sans céder parfois aux délices d’une jonglerie verbale qui, à l’époque où vous rédigiez votre livre, apparaissait déjà comme le fin du fin de l’écriture philosophique. Instruit par votre expérience d’homme public, vous avez vite compris les avantages d’un discours simple et clair. Par la suite, on ne retrouvera pas trace de maniérisme dans vos ouvrages.
Rien n’empêche, d’ailleurs, que dès cette période, on perçoive en vous un vrai moraliste. Dans la ligne de ce que j’imagine avoir été celle de votre diplôme d’études supérieures consacré au même thème, vous faites de la confiance une analyse aussi fine que pénétrante en distinguant ses trois facteurs constitutifs : croyance, espoir et sympathie. Et vous décrivez aussi, de façon très prenante, les trois moments – attrait, don et union créatrice – par lesquels la confiance participe à l’amour, mais le dépasse « en ce que, dites-vous, elle le fonde sur une foi et le prolonge dans une espérance ».
D’une longue méditation où vous mettez en contrepoint l’Iliade et l’Odyssée, le personnage d’Ulysse et celui de Pénélope, on ne retiendra pas quelques hypothèses métapsychiques passablement aventureuses, mais plutôt votre vision très novatrice de la façon dont il convient d’aborder les mythes. On pourrait, écrivez-vous, « lire d’un seul regard, dans un même passage, les sens qui s’entrecroisent et s’enlacent ». Et vous ajoutez : « De ces symboles en enfilade, on ne peut interpréter le premier, le littéral, que si on a déjà quelque idée de ceux qui suivent ; mais on ne saurait se hausser au suivant si on n’a pleinement saisi le premier. » Fussiez-vous resté chercheur au C.N.R.S. où vous ne fîtes que passer une année en 1947-1948, pour enquêter dans un village corse, vous eussiez sans nul doute joué un rôle de précurseur dans nos études.
D’autres terrains d’action vous sollicitent. Quand, de l’exemple de Pénélope, vous concluez que la confiance seule peut remporter la victoire, et citez à l’appui la fameuse antithèse de la bataille perdue mais pas la guerre, une grande ombre transparaît comme en filigrane sous la figure mythologique. À vingt ans, vous êtes, Monsieur, déjà gaulliste.
Mais vous n’avez presque jamais franchi les frontières de votre pays, et vous éprouvez un besoin irrésistible de voir le monde. Au sortir de l’E.N.A., c’est la diplomatie qui vous attire. Vous faites vos classes au Quai d’Orsay dans divers emplois, et vous voici, de 1949 à 1952, secrétaire d’Ambassade à Bonn auprès de M. François-Poncet, qui vous fascine par son intelligence éblouissante et un don d’ironie, redoutable paraît-il à ses collaborateurs. Votre jeune femme et vous êtes les produits d’éducations austères ; vous vous trouvez subitement plongés l’un et l’autre dans un milieu mondain, brillant, dévoré d’ambitions rentrées ou insolentes ; vous l’observez ensemble. Dans son livre Ton Pays sera mon pays, Madame Peyrefitte, écrivant sous le nom de Claude Orcival, en tirera quelques années plus tard la matière d’un poignant récit.
De retour au Quai d’Orsay, on vous charge d’importantes fonctions auprès d’institutions européennes. Et c’est ensuite la Pologne comme consul à Cracovie, la Belgique pour participer à la préparation du Traité de Rome, l’Égypte, l’Algérie.. Plus tard, vous compléterez le périple en visitant l’Afrique, la Grèce, l’Iran, l’Inde, l’Indochine, le Japon, l’Amérique Entre-temps, vous êtes devenu en 1958 député de Seine-et-Marne (où vos parents se sont établis pour leur retraite) membre de la commission des Affaires étrangères, représentant à l’Assemblée parlementaire européenne, délégué à l’Assemblée générale des Nations Unies. Après les élections de 1968, un vote unanime de vos collègues vous porte à la présidence de la commission des Affaires culturelles et sociales. En 1972-1973, vous assumez le secrétariat général de l’U.D.R.
J’ai gardé pour la fin la liste impressionnante de vos emplois ministériels. D’avril 1962 à mai 1968, vous appartiendrez à tous les gouvernements Pompidou sous la présidence du général de Gaulle : comme ministre des Rapatriés, de l’Information, de la Recherche scientifique, de l’Éducation nationale. En 1973, vous devenez ministre des Réformes administratives et du Plan, puis en 1974, des Affaires culturelles et de l’Environnement ; au début de cette année, et après que nous vous avons élu, ministre de la Justice et garde des sceaux.
Itinéraire d’autant plus étonnant qu’à l’inverse de ce qu’on pourrait croire, son tracé n’a pas dépendu de rencontres fortuites entre les circonstances et vos mérites. On dirait plutôt que, dès la prime jeunesse, une tranquille certitude vous soutint, et qu’une nécessité logique, inscrite au tréfonds de votre être, commanda chacun de vos pas. Écoutons le narrateur à peine sorti de l’enfance des Roseaux froissés, tel que vous-même, au sortir de l’adolescence, le faites parler : « Plus j’avancerai, plus il me sera facile d’avancer. Les premiers pas franchis, un mouvement uniformément accéléré me portera. Alors que la plupart des vies dessinent leur propre cours au fur et à mesure qu’elles s’accomplissent, ma courbe, que je trace déjà, précédera ma vie et assurera sa victoire.&bnsp;» Quelle prescience !
Votre destinée se hausse même jusqu’au symbole, quand on constate qu’à la façon d’une ontogenèse, elle récapitule, dans ses aspects concrets, la phylogenèse des institutions humaines telle qu’au XVIIle siècle, Vico croyait la retracer : « Il y eut d’abord les forêts, puis les huttes, ensuite les villages ; après les villes, enfin les académies. » Votre enfance, Monsieur, a commencé dans des campagnes très archaïques. Des villages où vous vécûtes, vous êtes passé aux villes ; et vous voici finalement à l’Académie. Gageons que vous trouverez moyen d’ajouter encore quelques marches au palier où, de manière pour nous flatteuse, le philosophe napolitain terminait son escalier...
Libéré pour un temps des charges ministérielles, en 1968, vous vous remettez à écrire, et ouvrez dans votre carrière une phase d’autant plus décisive qu’après l’accueil courtois, mais somme toute discret, réservé par le public à vos premiers ouvrages, rien ne laissait présager le raz-de-marée littéraire qui, en 1973, allait emporter Quand la Chine s’éveillera vers des tirages inconnus en France pour des ouvrages d’information et de réflexion, et, en deux ou trois ans, faire passer au vôtre le cap du million d’exemplaires.
Ce succès exprimé par des chiffres en recouvre un autre, dont vous avez droit d’être encore plus fier. Œuvrant dans un domaine qui n’était pas le vôtre, mais constituait l’apanage de spécialistes souvent opposés entre eux par des divergences d’opinion et de méthode, vous avez pu constater, et nous-mêmes avec vous, qu’aucune voix discordante ne s’éleva autour de votre livre. Même des professionnels toujours sur le qui-vive pour défendre un territoire réservé, l’ont reçu avec des sentiments allant, selon les cas, de la bienveillance à l’approbation la plus chaude.
Mais c’est qu’à une entreprise déconcertante seulement pour ceux qui vous connaissaient mal, vous vous étiez, en fait, préparé de longue date. Pendant la phase diplomatique de votre carrière, vous avez mené enquête sur enquête en Allemagne, en Pologne et dans d’autres Républiques populaires. Après ces exercices d’entraînement, vos deux voyages en Union soviétique vous fournirent l’occasion d’une répétition générale, dont Claude Orcival se fit, en 1959, la spirituelle historiographe. À lire sa chronique, J’ai vu vivre l’U.R.S.S., on discerne aisément ce mélange très rare de qualités qui allaient vous permettre de réussir là où tant d’autres se fussent abandonnés au découragement. Bien avant le départ, vous vous informez des moindres détails ; sur le terrain, comme disent les ethnologues, vous faites preuve d’une inlassable application à tout voir de ce qu’on veut bien vous montrer ; certain qu’une visite même fastidieuse vous permettra des observations profitables, ou pour le moins imprévues. Vous savez vous armer de patience, guetter assidûment toutes les occasions et les saisir ; circonvenir les obstacles qu’on sème sur votre route, enjôler vos guides ; et non sans un grain d’espièglerie qui donne du charme à votre personnage, vous lancer dans des équipées hors programme et parfois hasardeuses.. C’est donc une fois rodé le mécanisme de telles enquêtes que vous avez abordé la Chine, pour nous offrir, en près de cinq cents pages, un livre étayé d’une vaste documentation ancienne et contemporaine, mais fondé avant tout sur ce que vous appelez heureusement « l’irrécusable expérience des sens ».
J’ai tenu à citer cette formule, car elle illustre à la perfection votre méthode. Vous commencez toujours par donner à voir; et puis, chaque fois que le besoin s’en fait sentir, vous remontez progressivement le cours du temps pour dégager les causes. Mais vous ne suivez pas non plus un ordre linéaire. D’entrée de jeu, votre lecteur se trouve, comme dans une salle d’exposition, entouré de tableaux, d’esquisses et de croquis. Vous l’introduisez dans un monde à facettes dont chacune lui renvoie, sous un angle et un éclairage différents, les grands thèmes par lesquels vous souhaitez capter son attention. Il va et vient de la touchante et naïve histoire du panier de mangues au compte rendu de vos rencontres avec Chou En-lai, du cours d’acupuncture auquel vous assistâtes à l’emploi du temps de Mlle Wang, ou au récit de la construction héroïque du pont de Nankin Le lecteur prend ainsi de la réalité chinoise une vue directe, il en perçoit les complexités et les contradictions, il s’interroge sur des conduites et des contraintes qui lui répugnent ; vous en dévoilez l’origine, en montrant quelles conditions historiques leur ont donné naissance et peuvent même leur servir de justification : gigantisme, anarchie, misère, humiliation Trois chapitres de votre avant-dernière partie résument l’histoire de la Chine en quarante pages aussi riches et précises que bien équilibrées.
Ce souci de mesure et d’équilibre qui imprègne tout votre ouvrage n’exclut pas, je l’ai dit, le sens de la formule ; on devine en vous le lecteur de Chateaubriand. Vous notez que, pendant la période féodale, des eunuques occupèrent de hauts emplois ; et vous les voyez aussi tôt – je cite : « retranchés des autres et d’eux-mêmes, et cessant par là même d’être retranchés du pouvoir ». Ou encore : « La Chine (...) premier régime social qui ait exigé de chacun non seulement l’obéissance mais encore l’adhésion. Et qui même ait si bien su mettre au point des mécanismes d’adhésion qu’il peut faire passer au second plan les obligations d’obéissance. » Vous n’hésitez pas à faire crédit aux communistes chinois d’une découverte : celle de l’enthousiasme comme méthode de gouvernement, « qui recule au loin les barrières du supportable et rend léger le poids de la hiérarchie, grâce au don volontaire que font de leurs forces des esprits portés à l’incandescence ». Et, mettant en relief la « rage de convaincre » de ces militants, leur volonté persévérante de tout expliquer aux masses, vous vous écriez : « Voilà ce qu’il nous faut reconnaître, avant de laisser notre libéralisme condamner sans comprendre. »
Saisissante réflexion, de la part de quelqu’un qui s’est toujours voulu libéral, et dont les choix politiques sont à l’opposé de ceux que pour une société différente de la nôtre, vous avez à cœur de motiver. J’y vois la marque d’une profonde honnêteté intellectuelle. Vos lecteurs en respirent le parfum tout au long du livre ; là se trouve, peut-être une des raisons déterminantes de son succès. « Aucun lieu n’est impénétrable pour quiconque est animé d’une foi sincère » a écrit Fa-hien, voyageur chinois qui, au IVe siècle, visita l’Inde et la Tartarie. Cette maxime, Monsieur, pourrait être la vôtre.
Nulle part, me semble-t-il, vous n’en donnez une démonstration plus convaincante que dans votre chapitre consacré à l’art chinois contemporain, et particulièrement au théâtre. Ces spectacles, qu’on put voir à Paris récemment, vous hérissent et nous hérissent, surtout quand nous pensons à l’extraordinaire raffinement, à la splendeur hiératique qui caractérisent l’opéra chinois traditionnel. Mais, loin de condamner en bloc l’inspiration primaire, le zèle apologétique, la naïveté souvent du théâtre révolutionnaire, vous essayez de les comprendre : « L’émerveillement pour le public chinois, écrivez-vous, c’est de voir réapparaître sur les planches une aventure qu’il vient de vivre en vraie grandeur, mais que le spectacle situe dans le prolongement de son histoire éternelle (...) Oui, cet art peut arracher des larmes à ceux pour lesquels il est fait. » Les pèlerinages d’étudiants à Chartres auxquels vous participiez jadis vous inspirent un rapprochement avec le moyen âge, quand, entre le spectateur et l’artiste, existait ce que vous appelez justement une « réciprocité de création » ; vous souhaitez, sans trop y croire, que nos sociétés en redécouvrent le chemin : « Si nos élites, dites-vous, savaient aussi bien trouver un langage qui plaise au peuple, au lieu de s’enfermer dans le ghetto de leur ésotérisme, si les adultes avaient l’imagination et le talent d’entraîner les jeunes en peuplant leurs songes, la civilisation d’Occident serait peut-être moins incertaine d’elle-même. » Cette réconciliation est-elle encore possible ? Avec une rude franchise, rare sous la plume d’un homme politique, vous tirez de cette méditation philosophique et esthétique une conclusion désenchantée : « C’est aux époques de décadence que l’art se sépare du peuple. »
Un de vos illustres prédécesseurs, le père Évariste-Régis Huc, dont l’ouvrage en deux volumes L’Empire chinois fut couronné en 1855 par l’Académie – vous voyez que nous avons de la suite dans les idées – se disait convaincu que les révolutionnaires d’Europe sont « des écoliers, des enfants, à côté des Chinois, dans l’art de bouleverser la société ». Selon lui, en effet, « le goût fiévreux des changements politiques et (...) la plupart de ces théories sociales (...) qu’on (...) donne comme de sublimes résultats des progrès de la raison humaine, ne sont, à tout prendre, que des utopies chinoises, qui ont violemment agité le céleste empire il y a déjà plusieurs siècles ».
À l’appui de sa thèse, le père Huc cite un Premier ministre de la dynastie des Song qui, au XIe siècle, voulut assurer au peuple l’abondance et la joie ; ce pour quoi, pensait-il, il suffirait d’inspirer à tout le monde « les règles invariables de la rectitude ». Mais, continue l’auteur en résumant d’anciens textes : « Comme il ne serait pas possible d’obtenir de tous l’observation exacte de ces règles, l’État doit, par des lois sages et inflexibles, fixer la manière de les observer. Selon ces lois sages et inflexibles, et afin d’empêcher l’exploitation de l’homme par l’homme, l’État s’emparait de toutes les ressources de l’Empire pour devenir le seul exploitant universel ; il se faisait commerçant, industriel, agriculteur, toujours, bien entendu, dans le but unique de venir au secours des classes laborieuses, et de les empêcher d’être dévorées par les riches. »
Vous n’ignorez pas ce Wang-ngan-ché dont le nom, transcrit Wang An-shih, apparaît à la page 329 de votre livre. Je doute, d’ailleurs, que les historiens modernes acceptent l’interprétation avancée par le père Huc de sa pensée théorique et de son action politique. Pour eux, me semble-t-il, Wang An-shih ne chercha pas « l’écroulement des grandes fortunes » et « le nivellement universel » ; il voulut simplement inciter les paysans à produire davantage, afin que l’État puisse s’armer et se défendre contre les menaces que les Mongols faisaient déjà peser aux frontières de l’empire dont, Wang An-shih mort, ils allaient bientôt s’emparer.
Mais, outre que les dirigeants chinois actuels ne sont probablement pas sourds à ce genre de préoccupations, n’y a-t-il pas quelque chose de prophétique dans la façon dont le père Huc formule une doctrine vieille de neuf siècles ? Comme, lisant Custine, nous reconnaissons des traits que nous pensions être propres à la Russie stalinienne, de même L’Empire chinois fourmille de notations qui semblent tombées de votre plume, ou de celle d’autres voyageurs contemporains.
Il y a un siècle et demi, on traitait déjà les adversaires politiques de « tigres en papier ». Des « cahiers rouges » servaient aux citoyens pour s’exprimer. Et l’on croit vous entendre au sujet des dazibao, dans ce passage que j’emprunte encore à votre devancier : « Les Chinois, tout soumis qu’ils sont à l’autorité qui les gouverne, trouvent toujours moyen de manifester leur opinion (...) Une large et puissante vie ouverte à l’opinion publique, c’est l’affiche (...) elle est placardée dans toutes les rues (...) On se rassemble autour de ces affiches, on les lit à haute voix (...) pendant que mille commentaires plus satiriques et plus impitoyables que le texte, se produisent de toute part au milieu des éclats de rire. » Vous avez vous-même souligné le caractère traditionnel, en Chine, de ce que vous nommez l’obligation de délation, dont on fait là-bas une vertu. Cent trente ans plus tôt, le père Huc décrivait le « vaste système de solidarité qui rend en quelque sorte chaque sujet de l’empire garant de la conduite de son voisin ou de son parent, de son supérieur ou de son inférieur », au point qu’il arrivait parfois – vous en donnerez des exemples – « que les citoyens se réunissent pour veiller à l’observance des lois, dans certaines localités où l’autorité se trouve trop faible ou trop insouciante pour maintenir l’ordre ».
Si j’ai longuement cité un voyageur déjà ancien, confronté son témoignage avec le vôtre, c’est pour mieux illustrer un thème majeur de votre pensée ; je veux dire cette persistance à travers l’histoire, en dépit des bouleversements techniques, économiques, sociaux et politiques, de traits invariants qui caractérisent l’esprit de chaque nation. Contre le rationalisme cartésien et l’universalisme hérité du siècle des lumières, la conclusion de Quand la Chine le souligne : « Les hommes sont différents ; les peuples irremplaçables ; les expériences intransposables ».
De la Chine à la France, ainsi vous chargez-vous de faire la transition, en suggérant que malgré le changement d’objectif, vous poursuivez sur ces deux exemples une seule et même réflexion. Celle-ci ne date d’ailleurs pas de vos derniers ouvrages. Dès 1961, à propos de l’Algérie, vous parliez de « réalités ethniques et sociologiques irréductibles ». Et dans votre avant-propos à Qu’est-ce que la participation ?, publié en 1969, vous affirmiez que « rien n’est plus difficile à transformer qu’un héritage culturel ». Plus loin, vous accusiez la Contre-Réforme d’avoir freiné le développement de la société industrielle « en aggravant – je cite – des tabous dont nous saurons encore (...) la hiérarchisation (...) l’absence d’initiative ». Avec sept ans d’avance, ce sont là, résumées, les thèses de votre récent livre. Il est vrai qu’à cette époque, vous commenciez déjà à l’écrire.
Un livre, Le Mal français ? On peut, me semble-t-il, en distinguer deux qu’il n’eût tenu qu’à vous de séparer. Mais leur union reflète les deux faces de votre personnage, qui sont en fait indissociables : celle du penseur, et celle de l’homme d’action. La seconde moitié du volume, que je fais commencer à la page 221, et qui aurait aussi bien pu être la première, rassemble pour l’essentiel vos expériences successives d’administrateur et d’homme d’État. Sur le mode plaisant ou grave, vous décrivez les obstacles auxquels même un ministre vient se heurter, lui aussi prisonnier des règlements et des habitudes, et, comme le citoyen ordinaire, en butte à ce que Renan appelait il y a un siècle : " l’impertinence vaniteuse de l’administration ". Non que vous éprouviez une satisfaction morose à dénombrer les échecs ; mais vous les croyez, avec raison, plus instructifs que les succès.
Jugés avec sévérité, contés avec humour, ces déboires vous fournissent l’occasion de pièces brillantes comme vous savez si bien les écrire. Le chapitre déjà célèbre sur les glaisiers du bassin d’argile de Provins, celui sur le projet d’adduction d’eau de Montereau, ont, avec quelques autres, leur place marquée dans de futures anthologies.
À ces descriptions et à ces analyses, la première partie de l’ouvrage fournit un cadre théorique. Vous y posez deux problèmes : l’un, qui concerne l’ensemble des sciences dites sociales et humaines, a trait au rôle des mentalités pour rendre compte des phénomènes de permanence et de changement. L’autre, plus particulier, et que le titre de votre livre met en exergue, se rapporte à la France et à la nature profonde de ces invariants que vous croyez déceler dans notre caractère national.
Rien de plus étrange, en effet, que ces mentalités distinctives dont certains traits résistent à tous les bouleversements, tandis que d’autres, et parfois les mêmes, cèdent comme par l’effet d’une rupture soudaine ou se transforment. Vous êtes trop scrupuleux pour ne pas relever ces aspects contradictoires, qui expliquent pourquoi les ethnologues, un moment séduits par ce que, vers 1940-1950, on appelait aux États-Unis la « personnalité de base » ou la « personnalité modale », se sont vite détournés de ces notions.
D’insister sur ce que vous-même appelez « le poids des mentalités » ne vous empêche pas de reconnaître que telle ou telle nation, à certains moments de son histoire, a « cédé beaucoup sur la mentalité », qu’elle a « bien changé », qu’elle « s’est mise à penser autrement », et qu’il y a donc – je continue à vous citer – « des mentalités qui basculent ». Vous percevez ce que les structures mentales peuvent avoir de rigide, mais vous en constatez la fragilité. De sorte que, pour surmonter la contradiction, l’historien et le sociologue se trouvent, bon gré mal gré, obligés de faire alternativement appel à deux principes : « le poids des mentalités » pour expliquer ce qui résiste, et « les circonstances » (terme commode, qui recouvre des réalités d’un autre ordre et peut-être plus importantes) pour rendre compte des changements.
Mais n’est-ce pas que l’évolution des sociétés nous confronte à un double mystère, dans l’état actuel des sciences humaines encore impossible à percer ? D’une part, nous butons sur la contingence de l’histoire, faite d’événements imprévisibles dont nous pouvons comprendre après coup la raison d’être, sans qu’il fut écrit nulle part que ceux-là devaient se produire plutôt que d’autres. Et nous tombons aussi en arrêt devant des comportements psychologiques qui n’auraient une valeur explicative que si nous parvenions à les expliquer eux-mêmes. Or, réduits à ce seul arsenal, nous ne le pourrions qu’en ramenant ces attitudes psychologiques à d’autres attitudes psychologiques supposées plus profondes, et ainsi de suite à l’infini. À moins que, voulant rompre le cercle, nous ne nous exposions au risque de réduire des données psychiques à des facteurs génétiques.
À l’avant-dernière page de votre Chine, je crains fort, Monsieur, que vous ne me prêtiez cette tentation, à propos d’une conférence où je fis, dites-vous, scandale en osant avouer que les races existent. Il est vrai que cette conférence, prononcée en 1971, fit scandale ; c’était, je ne le cacherai pas, son but. Mais, loin de reconnaître l’existence des races, je rendais grâce à la nouvelle anthropologie physique d’avoir résolument répudié cette notion. Dans ces conditions, poursuivais-je, rien n’empêche, dussent certains en être offusqués, qu’un dialogue fécond ne s’ouvre entre ethnologues et biologistes, pour tenter de démêler la part de l’inné et de l’acquis dans les conduites collectives. Toutefois, j’insistais sur le fait qu’individuelles ou collectives, les constitutions psychiques sont infiniment trop complexes pour qu’on puisse les réduire au jeu de quelques gènes. Dans la meilleure hypothèse, ajoutais-je, la présence de tels facteurs s’expliquerait par l’effet d’une sélection inconsciente, que chaque culture opère en infléchissant les choix matrimoniaux de ses membres dans le sens de ses valeurs traditionnelles, d’ordre esthétique et moral. Résultat des caractères distinctifs de chaque culture, la fréquence relative (à supposer qu’on puisse jamais l’observer) de certains facteurs génétiques ne saurait en être la cause.
Vous aussi, Monsieur, n’êtes pas de ceux qui se laissent enfermer dans une orthodoxie, et s’arrêtent par conformisme devant des questions qu’ils s’interdisent de poser : indépendance d’esprit qu’illustre, en ce qui vous concerne, la façon dont vous appliquez à la France votre théorie des mentalités. Ce « mal français », que nous ressentons tous, proviendrait, selon vous, de certaines particularités de notre tempérament national, qui rendirent celui-ci rétif aux idées protestantes et, pour notre malheur pensez-vous, assurèrent le triomphe de la Contre-Réforme, ou de la Réforme catholique comme préfèrent dire ceux qui lui reconnaissent des aspects positifs.
Vous vous faites ainsi le brillant continuateur de Max Weber, dont vous approfondissez la thèse en l’appliquant aux réalités françaises envisagées à chaque étape de leur développement historique. Servies par une érudition sans faille, vos considérations sur la France moderne et contemporaine ont déjà suscité une nuée de commentateurs. Certains se sont demandé si la théorie qui vous a inspiré, féconde quand elle fut formulée il y a plus de soixante-dix ans, n’offre pas aujourd’hui un caractère anachronique. Déjà, à cette époque, elle éclairait surtout les évolutions divergentes de plusieurs pays d’Europe et d’Amérique au cours du XIXe siècle, c’est-à-dire dans le passé. Vautelle encore à présent, lorsque les pays protestants semblent, les uns après les autres, gagnés par un mal qui ressemble singulièrement au notre ?
D’autres commentateurs s’interrogent sur la valeur théorique et méthodologique d’une hypothèse fondée sur l’opposition, trop simple à leurs yeux, de deux principes. La vision historique, qui fait la richesse et l’originalité de votre livre, et qui vous a permis de renouveler la thèse wéherienne, n’encourage-t-elle pas pour chaque époque, et dès qu’on y discerne le jeu des forces antagonistes, à croire qu’il s’agit toujours et partout d’une même opposition ? Est-il certain qu’en France, par exemple, l’opposition des envahisseurs Celtes et des premiers occupants dont nous ne savons pratiquement rien, celle des Gaulois entre eux, celle des Gaulois et des Romains, puis des Francs et des Gallo-Romains ; plus tard, celles du protestantisme et du catholicisme, de la Fronde et de la cour, du gallicanisme et des positions ultramontaines, du libéralisme et du droit divin, du modèle décentralisé et du modèle hiérarchique – j’en passe – furent toutes taillées sur le même patron ? Une seule clé peut-elle ouvrir tant de serrures ?
Ce sont les grandes œuvres qui provoquent les grands débats ; évoquer les mouvements d’idées qui se produisent autour de la vôtre est encore une façon de lui rendre hommage. Vous ne m’en voudrez donc pas, j’espère, d’avoir, pour un moment, donné la parole à vos critiques. Plutôt que de leur emboîter le pas – ce n’en est ni le lieu, ni l’occasion – je préfère, quant à moi, explorer avec vous les ressources de votre code.
J’accepte à titre d’hypothèse qu’un conflit, typique du monde occidental, oppose deux formes d’esprit que vous vous gardez bien, d’ailleurs, de déclarer inconciliables. À votre suite, j’aperçois d’un côté des nations de confession catholique qui, à des époques différentes, tinrent une grande place dans le monde et y exercèrent une primauté culturelle ou politique ; et j’en aperçois d’autres à qui la religion réformée ouvrit la voie d’une réussite commerciale et industrielle.
Je me demande alors quel serait – toujours en théorie – le sort d’une nation qui, sans verser en bloc dans l’un ou l’autre parti, et sans rester non plus déchirée entre les deux, aurait simultanément adopté l’un et l’autre : s’affirmant et demeurant catholique sur les terrains religieux et politique, mais, plus secrètement et sans peut-être s’en rendre compte, laissant, comme par compensation, l’esprit protestant envahir tout le champ des idées philosophiques et morales.
Dans une telle société, n’observerait-on pas très vite les effets chaotiques d’une alliance contre nature entre une intelligence qui se veut protestante, et un tempérament resté catholique ? Comme si, après son échec contre l’Église, l’esprit de libre examen, rendu involutif, ne pouvait plus s’exercer qu’en se retournant contre cette raison au nom de laquelle il croit agir.
Au cours d’une première phase s’étendant sur un ou deux siècles, une sorte de corrosion intellectuelle atteindrait le corps social. Elle désagrégerait les uns après les autres, sous le nom de superstitions, toutes ces croyances anciennes, ces sentiments d’appartenance à des traditions distinctives, ces solidarités régionales, corporatives ou culturelles qui entouraient naguère les individus de couches protectrices. Puis, une fois disparues les libertés réelles – je veux dire celles qui reposent sur le respect d’usages profondément enracinés – on verrait le principe d’autorité, sans rien perdre de son fanatisme, se mettant au service exclusif du refus de toute autorité. Bientôt seules maîtresses du terrain, les idées prétendues rationnelles n’auraient plus pour vocation que celle de s’entre-détruire.
Voilà, me semble-t-il, la pente sur laquelle serait entraînée une société victime d’un tel dédoublement: absolue dans sa sensibilité, relative dans ses opinions ; toujours en proie à un dogmatisme viscéral, mais incapable d’adhérer intellectuellement à aucun dogme, sinon celui qui lui commande de ne rien croire et qui la pousse, de façon systématique, à démolir les valeurs sur la reconnaissance desquelles, pourtant, toute vie sociale est fondée.
Choix inverse de celui de l’Angleterre, qui dût son prestige et sa solidité au scrupuleux respect des usages, et à la détermination de réserver le projet rationaliste à la sauvegarde des libertés publiques.
Telle m’apparaîtrait la nature spécifique du mal français en me plaçant, comme je m’y suis essayé, dans votre optique. Peut-être n’y a-t-il pas une coïncidence totale entre les interprétations, mais qu’importe ? Un des plus grands mérites de votre livre, une des raisons de son succès croissant, est qu’il met la pensée du lecteur en branle, qu’il l’incite à poursuivre la réflexion sur la voie où vous l’avez aiguillée.
Une des raisons, dis-je, mais pas la seule. Quand on considère l’énorme audience conquise par Quand la Chine s’éveillera... et que Le Mal français est en train d’acquérir à son tour, on se pose inévitablement des questions. Comment se fait-il que, parmi tant d’excellents livres consacrés à la Chine et à la France contemporaines, les vôtres seuls ou, en tout cas, mieux et plus vite que d’autres, soient devenus – essayons d’éviter le terme anglo-américain qui est sur toutes les lèvres – des succès publics ? Ce phénomène que, s’agissant d’ouvrages dits savants, je crois sans exemple dans l’histoire de l’édition, votre immense talent ne suffit probablement pas à l’expliquer. Des causes connexes doivent s’y ajouter. J’en aperçois plusieurs.
La première me semble tenir à l’extrême soin que vous prenez toujours pour vous informer et vous documenter, soin auquel même le lecteur le moins averti ne peut manquer d’être sensible. Quand vous écriviez Faut-il partager l’Algérie ? – question à quoi l’histoire s’est chargée de répondre plus vite que vous ne le prévoyiez – vous passiez d’abord en revue toutes les expériences acquises : une confédération devenue fédération, la Suisse ; une colonie bi-communautaire devenue fédération, le Canada ; une fédération, l’Union Indienne ; deux partitions, le Pakistan et la Palestine ; un fédéralisme personnel, Chypre. Travaillant sur la Chine, vous vous entourez d’ouvrages de spécialistes, et vous comparez à chaque instant vos impressions avec celles de voyageurs anciens ou contemporains. Votre introduction aux enquêtes parues l’an dernier sous le titre Décentraliser les responsabilités représente, sous une forme ramassée, l’une des études les plus solides et réfléchies jamais offertes de ce problème. La bibliographie du Mal français comprend plusieurs centaines de titres (comme vous êtes aussi prévenant, ceux d’auteurs membres de cette Compagnie ne manquent pas à la liste). De la part d’un homme d’État maintes fois investi des plus lourdes charges, ce zèle studieux met le lecteur en confiance : sentiment qui est pour vous une vertu, et que vous tenez à inspirer aux autres parce que, si je vous ai bien lu, il inspire toute votre vie.
Et puis, vous n’ennuyez jamais ; grâce, peut-être, à la formule de composition et d’écriture que vous avez adoptée. Vos gros livres ne sont pas seulement articulés en parties et en chapitres. Vous subdivisez chaque chapitre en segments d’une, deux ou trois pages, souvent même une demie, qui conservent une indépendance relative. Le passage d’un segment au suivant invite à une pause, le lecteur reprend son souffle, des ouvrages qui approchent ou dépassent cinq cents pages ne donnent pas une impression de lourdeur ; ils sont, si j’ose dire, aérés.
Procédé d’écriture qu’on pourrait appeler cinématographique. Chaque segment correspond à ce que, dans son langage, le cinéaste nomme plan, ou séquence. Comme lui, vous pratiquez l’art du découpage ; je crois bien qu’on pourrait transposer Quand la Chine et le Mal français en films sans y rien modifier et en suivant exactement le texte, tant celui-ci donne toujours une expression imagée à des considérations abstraites ou mêmes théoriques. Vous avez, Monsieur, le don du scénario. Rien ne le montre mieux que votre adresse à condenser plusieurs conversations en une. Telles que vous en avez fait la synthèse, vos rencontres avec Chou En-lai et d’autres personnalités, mises à l’écran, sembleraient d’une vérité plus criante que des documentaires pris sur le vif.
Enfin, vos livres intriguent et séduisent parce qu’ils se matérialisent sous nos yeux comme par l’effet d’un tour de prestidigitation. Vous les tirez d’une existence déjà si pleine que nous n’arrivons pas à imaginer dans quel recoin caché vous pouviez les mûrir. Comment un homme qui, depuis vingt ans, fut simultanément ou en succession diplomate, parlementaire, conseiller général, maire, plusieurs fois ministre, secrétaire général d’un grand parti politique, président de commissions d’enquêtes et père d’une nombreuse famille, a-t-il trouvé le temps d’écrire ? Vos journées et vos nuits doivent être beaucoup plus chargées que celles de Mlle Wang, qui souleva pourtant votre admiration en Chine ! Tout créateur a ses secrets de fabrication. Il me suffit d’en connaître un : l’aide efficace et attentive que Mme Alain Peyrefitte vous apporte. Permettez-moi de l’associer à votre gloire.
Quelques semaines avant sa mort, le grand écrivain auquel vous succédez avait convié nos deux ménages pour un déjeuner intime dont M. Jean Guitton, votre autre parrain, qui était là aussi, fit le récit sensible et émouvant. Paul Morand vous recevait chez lui pour la première fois ; s’il vous avait mieux connu, peut-être aurait-il ajouté quelques touches à son portrait d’un Homme pressé Que, si près de son terme il nous ait réunis tous les deux, vous qui deviez occuper son fauteuil, et moi que vous avez choisi pour vous y accueillir, m’apparaît comme un signe, et rend son souvenir encore plus vivant aujourd’hui parmi nous.
Nous étions là, deux voyageurs d’espèces bien différentes, rapprochés par l’intention d’un illustre aîné qui sut, d’un seul coup d’œil, embrasser toute la terre, en un temps où la rapidité des transports raccourcissait déjà les voyages, sans encore, comme à présent, leur enlever leurs derniers attraits, tant l’accélération des échanges et le progrès des communications ont uniformisé la planète.
N’y aurait-il pas là une des raisons pour lesquelles, dans les œuvres de sa maturité, de préférence à des lieux qui se ressemblent de plus en plus, Paul Morand a choisi de faire s’interpénétrer des époques ? À jamais fixées dans le passé, mises hors des atteintes du temps, elles conservent intactes leur originalité et leur fraîcheur.
En ce jour solennel, pour vous aussi, Monsieur, des périodes éloignées de votre vie se rejoignent. Vous avez commencé votre carrière littéraire en vous penchant, avec une curiosité d’ethnologue, sur les rites de l’École normale supérieure. Vous saurez donc comprendre les nôtres, y voir, comme nous faisons et comme l’exemple de sociétés anciennes ou lointaines nous y incite, l’expression condensée de valeurs qui toucheraient moins directement l’âme en lui parvenant par les voies détournées de la connaissance discursive.
Et puisque la Chine et la France occupent dans votre œuvre une si grande place, permettez-moi, en terminant, de faire appel à la sagesse immémoriale de la première pour agrémenter nos vieux usages d’une justification plus modeste, mais non moins réelle ; la petite société de la rue d’Ulm, pleine d’une bouillante ardeur, vous l’avait sans doute déjà enseignée. Vous y entrâtes à dix-neuf ans, et c’est relativement encore plus jeune que vous entrez à l’Académie, puisque, selon votre habitude, vous en êtes le benjamin. Mais même très supérieur au vôtre, l’âge moyen des membres de cette Compagnie ne diminue en rien la chaleur des sentiments confraternels qui les unissent. Avec, de surcroît peut-être, « la légitime ivresse de se sentir immortel » dont se grisait par anticipation le narrateur des Roseaux froissés, vous connaîtrez aussi parmi nous, Monsieur, que, comme dit le proverbe chinois, « le cérémonial est la fumée de l’amitié ».