Célébration du centenaire de la mort de Victor Hugo

Le 10 octobre 1985

André ROUSSIN

Victor Hugo et le théâtre

 

Le Théâtre n’existe pas sans succès. Il ne vise qu’à lui et c’est lui qui le justifie. Le Théâtre est un art oratoire ; nul n’a jamais entendu dire que le meilleur orateur est celui qui endort ou fait fuir ses auditeurs sitôt qu’il prend la parole.

À une époque telle que la nôtre où il est de bon ton de considérer le succès au Théâtre comme preuve de non-valeur et le four théâtral comme signe certain du génie de l’auteur, il est satisfaisant de constater que cette année, la célébration de Victor Hugo a fait surgir à Paris et dans toute la France plus de 80 spectacles consacrés au grand poète. Ses drames les plus connus ont été représentés en même temps par plusieurs compagnies théâtrales dans des villes différentes ; d’autres troupes reprenaient des œuvres plus rarement jouées ; d’autres encore mettaient à leurs programmes des pièces mineures qu’Hugo a écrites pour son délassement et son amusement personnel et que le public ne connaissait nullement. Le succès salua toutes ces reprises et ceux remportés par « Hernani », « Ruy Blas », « Lucrèce Borgia » ou « Angelo, tyran de Padoue » prouvèrent qu’après plus d’un siècle ces héros et ces héroïnes gardaient leur valeur de fascination pour la foule au même titre que Jean Valjean, Esmaralda ou Quasimodo, au même titre surtout que « Le Cid », « Tartuffe », « Cyrano » ou « La Dame aux Camélias ».

Le propre des grands auteurs de Théâtre est d’imprimer dans la mémoire des peuples des répliques de leurs personnages, qui sont en quelque sorte la signature indélébile de ces écrivains.

– « Être ou ne pas être »...

– « Rodrigue, as-tu du cœur ? »

– « Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? »

– « Ça vous chatouille ou ça vous gratouille ? »

– « En prison pour médiocrité ! »

Nous avons aussi tous en mémoire – je ne la citerai pas ici par décence – la célèbre réplique par laquelle, dans « Marius », le Commandant du Ferry-Boat, Escartefigue, fait connaître au patron César le sentiment définitif à son égard de la Marine française.

Après Shakespeare, Corneille, Molière, avant Jules Romains, Pagnol et Montherlant, Hugo signa pour toujours :

– « Bon appétit, Messieurs ! »

 

Une courte phrase frappée en médaille, un hémistiche même, suffit au grand poète dramatique pour devenir immortel, plus sûrement que l’appartenance à notre illustre compagnie.

 

Ce grand succès public des pièces de Victor Hugo à l’occasion du centenaire de sa mort, ne croyons pas que ce centenaire en soit seul la cause. Si nous célébrions un bi-centenaire de Voltaire, je ne pense pas qu’une seule tragédie serait jouable de celui qui passa pour le plus grand poète tragique du XVIIIe siècle. Si le Théâtre de Hugo reste jouable et vivant, c’est que chez ce grand écrivain co-existaient le génie poétique et le don, l’instinct du Théâtre, le besoin de voir évoluer en chair et en os les personnages nés de ses rêves et d’assister aux chocs de leurs passions mieux qu’en suivant le fil d’une narration.

De Hugo à Balzac, à Claudel, Cocteau, Giraudoux, Montherlant, la chaîne est longue des poètes qui ont eu besoin d’échapper à leurs strophes ou à leurs récits romanesques pour entrer dans le monde furieux de la scène où depuis Eschyle toutes les passions humaines ont fait entendre leurs cris. Oui, le Théâtre ne pouvait pas ne pas tenter Hugo, l’homme précisément de tous les cris, l’homme des tempêtes, l’homme des défis et des révoltes, lui qui âgé à peine de 27 ans se sentit assez de force pour attaquer et vaincre la séculaire tragédie classique. Cela se fit avec le tumulte que nous savons, non parce que Hugo attirait la foudre mais parce qu’à l’instar d’un jeune dieu terrible, il la lançait.

Notons que ce dieu terrible avait du Théâtre une haute idée.

Il écrivait :

« Le Théâtre, on ne saurait trop le répéter, a de nos jours une importance immense et qui tend à s’accroître sans cesse avec la civilisation même. Le Théâtre est une tribune. Le Théâtre est une chaire. Le Théâtre parle fort et parle haut. Lorsque Corneille dit : « Pour être plus qu’un roi tu te crois quelque chose », Corneille, c’est Mirabeau. Quand Shakespeare dit : « To die, to sleep »... Shakespeare, c’est Bossuet. Toute œuvre est une action. Le drame, sans sortir des limites impériales de l’art, a une mission nationale, une mission sociale, une mission humaine. Le poète a charge d’âmes. Il ne faut pas que la multitude sorte du Théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde. »

Une tribune, une chaire... C’est dans la préface de « Lucrèce Borgia » que Victor Hugo les réclame pour « parler haut et parler fort ». Il attribue au Théâtre une mission sociale, une mission humaine. Notons qu’il ne parle pas de mission politique et que la révolution romantique symbolisée par la préface de « Cromwell » et par « Hernani » ne fut qu’une révolution dans l’ordre de l’Art dramatique. Ce fut une révolution esthétique et pour tout dire formelle. Les poètes romantiques et leur chef de file ne visaient pas la Révolution, c’est-à-dire un changement de régime et de société comme l’appelèrent de leurs vœux en notre siècle, les surréalistes.

Adolescent, Hugo voulait être Chateaubriand ou rien. Il ne fut rien... que Victor Hugo, lequel illumina son siècle pendant 80 ans. Il fut celui à qui Chateaubriand lui-même, au lendemain de la Première d’« Hernani » écrivit : « J’ai vu, Monsieur, la Première d’« Hernani ». Vous connaissez mon admiration pour vous. Ma vanité s’attache à votre lyre, vous savez pourquoi. Je m’en vais, Monsieur, et vous venez. Je me recommande au souvenir de votre Muse. Une pieuse gloire doit prier pour les morts. »

Si l’esprit révolutionnaire d’« Hernani » avait été d’ordre politique, il est difficile de croire que Chateaubriand se serait recommandé à la Muse d’un Saint-Just.

Oserons-nous le dire ? Malgré le coup d’éclat d’« Hernani », malgré « Ruy Blas » même, ce n’est pas son œuvre dramatique qui fait de Victor Hugo ce qu’il est. La révolution romantique prône au théâtre, le mélange des genres... Elle se régale de l’enjambement dans la versification, elle ne recule pas devant le « lion superbe et généreux » – « Malheur au poète si son vers fait la petite bouche ! » – Mais elle n’implique nullement une idéologie politique.

La grande affaire de Victor Hugo tout au long de sa vie, fut la Liberté. La défendant, il sera la cible de 4 tentatives d’assassinat ; pour elle il vivra 20 années en exil, pour elle il courra de barricade en barricade, toujours du côté de ses défenseurs. Pour elle en toute occasion il fera entendre sa formidable voix. Mais la liberté que réclame l’auteur d’« Hernani », c’est la seule liberté littéraire, c’est pouvoir abandonner le moule classique et tenter la chance d’être Shakespeare.

Non, le Théâtre de Hugo n’est pas révolutionnaire au sens politique du mot. Ruys Blas est un valet amoureux de la Reine : il ne porte pas dans ses poches de laquais les bâtons de dynamite qu’un autre valet, son confrère Figaro, au siècle précédent, cachait dans celles de son costume espagnol.

Aussi bien, tout en restant jouable, tout en restant populaire et malgré « Ruy Blas » qui plus qu’« Hernani » le domine en fin de compte, le Théâtre de Hugo survit comme témoignage d’un genre et d’une époque et encore tout auréolé du prestige de ses triomphes, de ses fours, des interdictions qui lui furent imposées, des cabales et des huées dont il fut la cible et finalement, il reste surtout comme insécable de l’œuvre entier du plus grand forgeron de vers, du plus grand créateur de rythmes et d’images, et selon l’expression de Sainte-Beuve, « du plus grand inventeur lyrique que la poésie française ait eu depuis Ronsard ».

Mettre donc le Théâtre de Hugo à ce qui me semble sa place dans son œuvre gigantesque, n’est pas, vous l’avez compris, vouloir le diminuer, mais seulement le situer sous l’éclairage de notre temps. Malgré le plaisir que nous prenons à le revoir et à le réentendre c’est – selon la formule aujourd’hui fort à la mode – « au second degré » que nous le considérons. C’est le drame romantique à l’état brut et nous le regardons un peu par le petit bout de la lorgnette. La bataille d’« Hernani » fit plus de bruit que celle du « Cid » et celle d’« Andromaque », mais en écoutant Corneille et Racine ce sont les personnages et leurs malheurs qui nous bouleversent encore, mais non pas en tant que spécimens représentatifs et quelque peu archaïques de la tragédie classique.

Il faut ajouter aussi que bien curieusement, si l’on doit à Victor Hugo tant de chefs-d’œuvre dans tous les genres, le véritable chef-d’œuvre du drame romantique fut écrit non par lui au temps d’« Hernani » et de « Ruy Blas », mais cinquante ans plus tard par un poète d’une bien moins grande envergure certes, mais qui avait aussi le génie du théâtre : Edmond Rostand. Quand en 1897 « Cyrano de Bergerac » remporta le triomphe que l’on sait - triomphe qui n’a jamais cessé depuis - tout le monde crût que s’ouvrait une nouvelle ère du Théâtre. Or, c’était l’inverse. « Les chefs-d’œuvre, disait Jean Cocteau, n’ouvrent pas les portes, ils les ferment. »

« Cyrano » c’est le chef-d’œuvre du drame romantique que Hugo n’a donc pas écrit, puisque la porte était restée ouverte. Ce fut « Cyrano » qui la ferma. Après Rostand, arrière-arrière descendant du grand Hugo, l’aventure du drame romantique était terminée. Elle avait duré 70 ans, inaugurée avec retentissement par le plus grand poète français.

Mesdames, Messieurs, je ne suis pas entré dans le détail, je n’ai pu que survoler le Théâtre de Victor Hugo en essayant d’éclairer son énorme importance littéraire et historique, et de porter jugement sur ce qu’il représentait encore de nos jours. Je n’ai fait allusion qu’aux œuvres les plus célèbres, n’ayant même pas parlé du scandale que fut l’interdiction du « Roi s’amuse » par le gouvernement de Louis-Philippe et de la réaction de Hugo en face de cet acte arbitraire dû à un gouvernement sorti des Trois Glorieuses. Mais je ne voudrais tout de même pas passer sous silence un aspect peu connu et très inattendu de son théâtre, je veux dire ses comédies, ou ses « mélos-charge ». Oui, Hugo a aussi écrit des comédies qui ne veulent être ni « Tartuffe » ni même « L’École des femmes ». Hugo s’amuse. Travailleur infatigable il écrit entre deux odes ou deux chapitres de romans des blagues extraordinaires comme pour se défouler de son grand œuvre. En lisant les innombrables scènes et saynètes qu’il griffonnait – quelquefois seulement trois répliques cocasses – on se dit non sans surprise qu’il aurait pu aussi à ses moments perdus, devenir un des nombreux collaborateurs de Labiche ! et aujourd’hui, rédacteur au « Canard enchaîné. »

C’est le Théâtre en Liberté. Ces pièces s’appellent « Mangeront-ils », « Mille francs de récompense », « À quelque chose hasard est bon », etc. Elles ont fait le bonheur de maints spectateurs toute la saison dernière dans les Cafés-Théâtres de Paris et en Province.

Je disais : Hugo s’amuse. Écoutez ces quelques répliques de « La Forêt mouillée » où il fait parler les fleurs et les animaux.

 

LES FRELONS, chantant,

À bas Socrate, Épicure,

Shakespeare, Gluck, Raphaël !

À bas l’astre ! à bas le ciel

Vivent la bave et le fiel,

L’ombre obscure,

La piqûre

Sans le miel !

 

LE MOINEAU

À bas les noirs frelons avec leurs voix d’eunuques !

Les oiseaux poursuivent et chassent les frelons avec de grands cris.

 

LES VIEUX ARBRES, aux oiseaux

Vous faites trop de bruit ! Paix donc !

 

LE MOINEAU, aux arbres

Salut, perruques !

 

LE HOCHEQUEUE

Académiciens, fichez-nous donc la paix.

Je sais, vous êtes sourds et vous êtes épais,

Soit. Contentez-vous en. Foin de vos vieux branchages

Où l’antique Zéphyr redit ses rabâchages !

 

UN PIQUEBOIS

A bas vieux grognon !

 

LE MOINEAU, regardant autour de lui,

Mais, palsambleu ! C’est la cour

Que ce bois ! C’est Versailles et l’Œil-de-bœuf...

(À une touffe de bruyère.)

Bonjour, La Bruyère.

(À une branche d’arbre.)

Bonjour, Rameau.

(À une corneille sur le rocher.)

Bonjour, Corneille.

(Au nénuphar.) Bonjour, Boileau.

(À un papillon blanc qui tourne autour d’une rose épanouie.)

L’enfant, laisse-là cette vieille,

Elle est d’hier matin.

(Le papillon s’en va.)

 

LA ROSE

Que cet âge est grossier

Vous voyez qu’en fait de calambours, il est déjà facile d’aller plus loin.

Je parlais de Labiche. Écoutez ce monologue au public d’un personnage de « Mille francs de récompense ».

 

ROUSSELINE

L’étrange chose que l’homme, et comme c’est peu connu ! Les idées reçues, les banalités courantes, les opinions toutes faites, y a-t-il rien qui ressemble moins à la réalité ? Moi, par exemple, me devine-t-on, me comprend-on, me voit-on tel que je suis ? Tas d’imbéciles que vous êtes ! – C’est vrai, on a coutume de dire des hommes d’argent et d’affaires : ce sont des gens impossibles, froids, uniquement occupés de bourse, de hausse et de baisse, de spéculations et de calculs, absorbés dans le chiffre, qu’aucune passion humaine n’émeut, qui n’ont rien là. (Il touche sa poitrine.) Moi, tout m’émeut ; et j’ai là quelque chose ; un gouffre. J’aime l’argent ? Non, j’aime moi. Je veux plaire ; je veux plaire aux femmes ; de gré ou de force, j’entends plaire ; malheur si je ne plais pas ! un affront me creuse à jamais (...) J’ai en moi un soulèvement bouillonnant de lave et de colère. Je souris, ne vous y fiez pas. Je suis bon payeur. La passion, c’est la moelle de mes os. Quand je rends le mal pour le mal, ce n’est pas de la rancune, c’est de la vengeance. Personne ne hait comme moi. – Comme on se trompe quand on dit que, nous autres, nous n’avons pas de cœur !

Et maintenant, Pierre Dux va vous dire le monologue de Gipanier où l’humour de Hugo apparaît encore une fois :

 

GIRANIER, rêvant

Que Dieu nous donne un jour le choix entre deux femmes,

L’une belle, traînant à sa suite les âmes,

Superbe, éclairant tout comme un rayon joyeux,

L’autre ayant un gros nez entre de petits yeux,

Le fou prendra la belle et le sage la laide.

L’une est la maladie, et l’autre le remède.

Ah ! les belles ! j’en sors. Je viens de m’y brûler.

Cela se croit le droit de nous faire endiabler.

On est née à Pantin et l’on fait l’Andalouse.

– C’est que je te tuerais, vois-tu ? Je suis jalouse ! –

Au moindre choc qui vient heurter leur passion,

Leur amour, tout à coup faisant explosion,

Vous saute aux yeux avec un vacarme effroyable.

O femmes des romans, des poètes, du diable !

Bouteilles dont le cœur est le bouchon ! – Bruit, feu,

Vent, foudre, éclairs, torrents ! – Je préfère, morbleu,

Un peu de cendre tiède à toute cette lave.

Je veux une servante et non pas une esclave,

Je veux une bobonne et non pas un tyran.

Léa qui prend feu quatre cents fois par an,

Flora le tonnerre, à Rosa la tempête,

Je préfère Margot, calme, affreuse, un peu bête,

Se servant du balai sans aller aux sabbats,

Parlant mal, cousant bien, raccommodant mes bas.

Du roman Pot-au-feu je suis le personnage.

J’aime le gros bon sens de l’antique ménage ;

Plutôt que les Byrons j’écoute les Sanchos ;

Mon amour casanier veut avoir les pieds chauds.

Foin des beautés ! Margot, viens-t’en dans ma retraite.

Je donne dix volcans pour une chaufferette.

(Margot, laide et bête, est une drôlesse qui le trompe.)

Mesdames et Messieurs, je n’ai plus grand’chose à dire, je crois, sur les possibilités comiques de Victor Hugo. Ces exemples vous ont prouvé qu’il avait à son arc une corde de plus que toutes celles que nous connaissions.

On a raison de dire que les grands génies sont aussi parfois de grands enfants.