Réception de M. André Roussin
M. André Roussin, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Pierre-Henri Simon, y est venu prendre séance le jeudi 2 mai 1974, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Tous les auteurs dramatiques savent que la première scène de leurs pièces doit faire connaître au spectateur le lieu de l’action et la qualité des personnages qui vont en être les protagonistes, mais que cependant rien ne doit être dit encore de trop important (ou qui n’ait des chances d’être répété plus tard) car durant les cinq (quelquefois dix minutes) qui suivent le lever du rideau, les retardataires dérangent les spectateurs déjà assis, les strapontins grincent, les « chut » ! fusent ici et là, – enfin rien ne permet vraiment d’écouter ou d’entendre les comédiens. Je connais professionnellement cette règle du théâtre, mais, nouveau venu parmi vous, je n’aurais pas su, si je n’avais assisté à la réception récente d’un de vos confrères que le Discours de Remerciement doit, pour d’autres raisons, obéir ici aux mêmes impératifs. J’ai remarqué que dès que le récipiendaire ouvrait la bouche, Messieurs les photographes exécutaient le ballet à éclairs que vous voyez en ce moment et qu’il valait mieux pendant ce temps parIer pour ne rien dire. C’est très exactement ce que je fais par conséquent, afin de leur laisser le temps de leur mission. Il est bien naturel qu’ils la remplissent et nous devons les en remercier. C’est grâce à eux que le public connaît nos si intéressantes personnes et je veux espérer que l’habit que vous m’autorisez désormais à porter confère à la mienne une prestance qu’elle n’a certainement pas en maillot de bain, Aussi faut-il permettre cette mitraillade. Je me suis rappelé à cette occasion la spirituelle dédicace que Sully Prudhomme – qui ne passait cependant pas pour spirituel – a écrite précisément, sous un portrait posé de lui-même. Il y apparaissait le regard lointain, la tête lourde soutenue par la main droite, comme Victor Hugo soutenait la sienne. Il nota pour la revue L’illustration qui publiait ce portrait : « Quand je regarde la meilleure de mes photographies j’admire comme un homme qui a l’air de penser ressemble à un homme qui pense. »
Je me suis dit que pour Messieurs les photographes rien ne ressemblerait à un homme qui aurait l’air de lire un discours comme un homme qui en lirait un. J’ai donc en lisant, joué pour eux le monsieur qui lit, ayant à peu près jaugé que ce bavardage nous amènerait sans doute au moment où ils auraient eux, terminé et où je pourrais moi, commencer. – Je constate que je ne m’étais pas trompé sur le temps nécessaire à cet exorde photographique. Merci Messieurs les photographes.
Messieurs,
Un de mes illustres aînés qui appartint à votre compagnie, Robert de Flers, remarquait le jour où il y fut reçu, que « depuis 1634 il n’a jamais existé un placement d’humilité plus recherché ni plus avantageux, que ce premier devoir de chaque nouveau venu à proclamer ici la confusion dont il est couvert ».
C’est une tradition à laquelle, à mon tour, je serais bien audacieux de vouloir me soustraire. Vous me permettrez cependant de tempérer mes élans de modestie. Votre Dictionnaire définit ainsi le mot : « Retenue dans la manière de penser et de parler de soi. » Comment pourrais-je avoir quelque retenue dans mes pensées sur moi-même quand vous m’avez précisément fourni le levier du plus grand orgueil ? Comment pourriez-vous penser que je croie sincèrement à mes minces mérites quand vous m’avez donné vous-mêmes une raison considérable d’estimer que j’en ai de grands ? Ne serait-ce pas en outre vous faire injure que venir ici, vous dire en face (et en n’en pensant pas un mot) : « Vous m’avez jugé digne d’être des vôtres, eh bien j’ai le regret de vous déclarer que vous vous êtes diablement trompés : je ne le méritais en aucune façon. »
Oui, Messieurs, plus j’y pense, moins je trouve possible pour celui que vous recevez de susurrer hypocritement le couplet de la violette. L’élection dont je suis le bénéficiaire m’inclinerait plus facilement à imiter devant vous le cri du paon. Comme il n’est pas spécialement agréable à entendre, et que je suis assez bon imitateur, je ferai grâce à vos oreilles de ce numéro vocal. C’est par conséquent ma gratitude seule que je veux vous dire et la chaleur que j’y mettrai dépassera peut-être ce que vous attendez décemment d’un nouveau confrère.
En effet, le Français qui n’aime pas qu’on lui en impose, réagit traditionnellement devant la dignité de votre compagnie en laissant entendre ironiquement que l’âge moyen d’un académicien est légèrement au-dessus de... trente-cinq ans, atteignant même un chiffre où par principe on ne témoigne plus toujours de vaillance, d’audace, voire d’indépendance d’esprit. Or, Messieurs, dans un monde aujourd’hui dominé par la peur, la misère, le sacrifice, d’innombrables populations et dans une époque où par une pente naturelle les bons esprits ont quelques raisons de s’assombrir et de considérer la vie humaine comme un des cercles de l’enfer, vous avez voulu grossir parmi nous le nombre de ceux qui déjà représentaient ici le genre de théâtre si décrié par notre temps, – la Comédie.
Le plus prestigieux, les plus glorieux de ceux-là, Marcel Pagnol, vient hélas de vous quitter. L’art dramatique et la comédie n’auront pas de longtemps un génie si original pour les honorer. Celui qui succèdera ici à Marcel Pagnol saura dire la perte qui est la vôtre. Elle est immense. Puisqu’il eût été aujourd’hui même un de mes parrains, permettez-moi d’associer ma peine à votre chagrin. Il était parmi vous un représentant de la grande comédie ; avec moi, vous avez accepté dans votre Compagnie fort sérieuse, un amuseur. C’était déjà courageux et même de nos jours, audacieux. Vous êtes allés plus loin encore. Pour la seconde fois seulement depuis que l’Académie française existe vous avez ouvert ses portes à un auteur qui commença par être comédien et qui après avoir joué les pièces des autres joua régulièrement les siennes. Vous avez admis qu’un acteur franchît votre seuil quand ce métier-là empêcha Molière, Sacha Guitry, Jean Sarment et certainement beaucoup d’autres, de goûter à l’honneur que vous m’offrez aujourd’hui. Eh bien votre hommage au rire et au divertissement d’une part, et d’autre part votre coup de balai au préjugé tri-centenaire entâchant le métier de comédien, prouvent hautement que votre âge véritable est celui du non-conformisme, de la vitalité, et de l’indépendance.
Voilà pourquoi, Messieurs, en vous remerciant de m’avoir élu, je me permets respectueusement (je vous ai prévenus que ma chaleur irait loin), je me permets de vous en féliciter. Je ne pense pas ce faisant, dépasser la limite que votre assemblée et cette cérémonie concèdent à l’humour ; je ne veux que rendre un hommage supplémentaire à votre verte jeunesse.
Le règlement de votre Compagnie qui commande au nouvel élu ce Discours de Remerciement est en vérité une singulière épreuve. Chacun de vous l’a bien senti au jour de sa réception. Ce discours devrait n’être que de joie et d’allègre reconnaissance, or la seule présence parmi vous d’un nouveau confrère s’accompagne d’une inéluctable tristesse. Celui-ci en effet porte fatalement témoignage que l’un des vôtres a disparu, qui ne répondra plus à votre amitié. Et je sais à quel point celui qui a laissé vide la place que vous m’avez offerte méritait et justifiait très spécialement votre affection. Presque chacun de vous m’a parlé de lui dans des termes qui ne sont pas ceux de la seule confraternité mais de la véritable estime et de l’amitié vraie. Je n’ai pas eu le bonheur de le connaître mais curieusement, je voulus lui écrire, après la lecture de certains de ses ouvrages qui m’avaient révélé un écrivain et un homme jusqu’alors inconnus de moi et qui m’avaient touché. J’avais beaucoup à lui dire et cette lettre qui m’aurait peut-être valu de le rencontrer ultérieurement et je l’espère, de faire amitié à mon tour avec lui, je n’ai pas osé la lui écrire. Une sorte de pudeur me l’interdit. Un scrupule. J’eus la crainte – ayant l’intention de me présenter un jour à vos suffrages – qu’il ne prît cette lettre pour le premier pas vers un futur électeur d’un futur candidat. Cette possibilité d’interprétation me paralysa. Je ne lui écrivis donc pas mon admiration et ma sympathie. Deux mois plus tard j’apprenais la mort prématurée de Pierre-Henri Simon. J’en reçus un choc personnel. J’éprouvai comme un remords. J’aurais pu apporter à cet homme, par la lettre que je voulais lui écrire, – et si minime qu’il fût venant de moi –, ce petit bonheur qu’est toujours pour un écrivain, l’hommage sincère d’un cadet. Je l’en savais frustré. Je décidai alors de me présenter à sa succession avec le grand espoir d’y être admis.
Vous voyez, Messieurs, à quel titre supplémentaire je vous dois mon remerciement : l’hommage que je voulais rendre personnellement à votre confrère, vous m’avez offert de le lui apporter plus longuement et face à vous, – vous ne pouviez rien m’offrir à quoi j’aurais été plus sensible.
Cet hommage, je ne l’aborde pas sans appréhension, me souvenant de cette réflexion d’André Gide : « C’est curieux, combien les auteurs dramatiques ne disent jamais que des bêtises en dehors de leurs pièces. »
Je me risquerai cependant.
Pierre-Henri Simon naquit à Saint-Fort-sur-Gironde, en pays de Saintonge, bourg qu’il se rappelle « cossu » et où il vécut jusqu’à douze ans « entre les trois maisons et les trois jardins » qui appartenaient à cette époque à ses parents et à ses proches. Vie de modeste aisance, nous dit-il, dans un milieu bourgeois de médiocre importance sociale encore que la branche maternelle de sa famille fut « de tradition assez ancienne, marquée par de vieilles pierres, des meubles de bonnes époques et de vieux papiers ». Mais cette enfance ne fut pas toute heureuse. La racontant, Pierre-Henri Simon passe rapidement et sans détails : « Drames de famille, crises morales ou embarras d’argent l’ont enveloppée d’ombres. » Il ne nous dit rien de plus là-dessus et se souvient d’une enfance « naturelle, rustique, enfoncée dans les choses vivantes », où les tendances de son esprit furent infléchies « dans le sens du respect de l’être et de l’attention à ses formes ».
À huit ans, ses parents décidèrent de l’envoyer à l’école primaire en attendant l’âge du collège. Il n’y était que depuis quelques jours à peine quand un jeune sous-maître faisant du zèle « combiste » dans une province qui était le fief de M. Combes, parla du Tombeau du Christ au cours d’une leçon sur les croisades et trouva bon de faire savoir à ses élèves que contrairement à ce qui leur était dit à l’Église, Jésus-Christ n’était pas un Dieu mais un grand philosophe et en fait un homme comme les autres. L’effet de cette expression – un homme comme les autres – sur ce petit garçon élevé dans la foi chrétienne et dans la pratique catholique fut foudroyant. Il sortit de classe bouleversé. Le soir il refuse d’expliquer à ses parents les raisons de la tristesse que trahissent son visage et son comportement. Une fois couché il éclate en sanglots et rapporte à sa mère le blasphème entendu dans la journée. Cette offense au Christ – Dieu ramené au rang commun des hommes – fût pour ce cœur de huit ans une blessure cruelle, et la première douleur d’un rêve massacré. Le lendemain ses parents le retiraient de cette école. Ce serait désormais son grand-père et sa mère qui se chargeraient de son éducation. Les circonstances firent qu’ils assumèrent cette charge jusqu’à la guerre, c’est-à-dire jusqu’au douze ans de Pierre-Henri. Quatre ans d’études sous la direction affectueuse d’un grand-père humaniste, vaguement pharmacien de village mais surtout féru de Virgile et d’Horace et des poètes romantiques français, récitant Hugo et Musset tout en se livrant à sa passion favorite : l’entretien de son potager, de ses pelouses ombragées de lilas et de cytises, aussi attentif à ses roses qu’à ses melons, – n’est-ce pas là le genre d’éducation dont chacun de nous a rêvé ? D’autant que ce grand-père – précepteur-botaniste-pharmacien-jardinier était également chasseur et jugeait qu’élever son petit-fils, c’était aussi l’emmener derrière son cocker débusquer cailles et bécasses des jachères et taillis saintongeais. Pierre-Henri Simon y prendra un goût du grand air et de la chasse qui ne l’abandonnera jamais. – Des chasses du matin aux conversations du soir – Pierre-Henri couchant dans la chambre même de son grand-père – l’enfant s’instruisait de tout, sans avoir l’impression d’étudier, mais en quelque sorte par le simple jeu de questions qui trouvaient toujours leurs réponses au long du jour, sur tout sujet. Parfois les plus graves : la politique, la philosophie, car à dix ans, nous confie plus tard l’adulte qui se souvient : « J’avais déjà ce vice qui a donné à ma vie et par conséquent à mon œuvre, aussi bien ses temps faibles que ses temps forts : c’est au niveau de la conscience réflexive, des choix de l’esprit et du cœur, que l’existence me paraissait importante. »
À quoi bon s’attarder sur cet enfant – puisqu’à dix ans il en est là. Il a déjà franchi le stade de l’innocence et de l’aveuglement. Il est devenu un roseau pensant. Dès cet âge tendre il eût conscience de son attachement à ses affections naturelles, à ses jeux, plaisirs, livres, rêves, mais aussi conscience d’être ce qu’il resta toujours : « Un loyal serviteur, mais qui garde ses distances à l’égard du maître. » Telle sera en tous domaines son attitude. « Conservateur par réflexe et par goût et pourtant résolument non-conformiste par besoin de rigueur et d’honnêteté d’esprit. » Résumant sa position toujours inconfortable, il se voit « bien installé dans les institutions mais regimbant contre elles et taquinant l’ordre établi de l’intérieur. »
Nous voilà donc devant l’homme dont je voudrais pousser le portrait, puisant traits et couleurs au travers des quarante ouvrages qu’il a composés. Je ne pourrai bien sûr, m’attarder sur chacun. L’œuvre est considérable par son volume et son intérêt autant que par sa diversité : poèmes, essais littéraires ou philosophiques, critiques, romans et même théâtre.
Saluons déjà dans sa masse imposante cette œuvre d’un homme dont la vraie profession ne fut pas comme on pourrait le croire, d’écrire, mais d’enseigner. Car à la fin de ses études secondaires dans une école congréganiste, il fit sa khâgne à Louis-le-Grand et entra à l’École Normale. À la sortie son métier l’attendait : le professorat. Il l’exercera aux Lycées de Saint-Quentin et de Chartres, aux Facultés Catholiques de Lille, à l’École des Hautes Études de Gand, – jusqu’à la guerre, et il reprendra ce dernier poste après cinquante-neuf mois de captivité ; puis pendant quatorze ans, de 49 à 63, il sera titulaire de la chaire de Littérature française à l’Université de Fribourg.
Ce que fut son professorat magistral nous le demanderons à l’un de ses disciples, M. Candide Moix qui consacra à Pierre-Henri Simon un livre tout empreint d’admiration pour l’écrivain et de reconnaissance pour le professeur. – Écoutons-le :
« Simon fut un grand professeur. Deux mots viennent spontanément à l’esprit quand on pense à son enseignement : clarté et densité. () Nous admirions sa probité intellectuelle et sa grande disponibilité. () Nous aimions qu’il s’engageât. Il ne croyait pas en effet que la plus haute vertu de l’intelligence fût de se contenter de ce prudent et assez stérile balancement du pour et du contre, mais bien, de choisir, en se référant aux valeurs de l’esprit. () L’image que nous gardons de lui c’est celle d’un guide éclairé et sûr. »
Voilà donc en quelques 1ignes seulement mais suffisantes, et de la plume la plus critique puisque d’un ancien élève, le portrait du professeur Simon.
Son Domaine héroïque des Lettres françaises, son Histoire de la Littérature au XXe siècle, nous restent comme témoignages de son enseignement ainsi que les textes qu’il a réunis sous le titre de Le Jardin et la Ville.
Mais au début de sa carrière, sortant de l’École normale, son passage d’étudiant à enseignant, ne se fit pas sans une sérieuse révision des valeurs et sans l’éclatement des vues trop étroites de son éducation familiale et provinciale. Et d’abord par la rencontre d’un étonnant lazariste : M Portal.
Dès 1890 celui-ci avait milité en faveur de la réunion des églises et de l’Œcuménisme dont Jean XXIII fit, soixante-dix ans plus tard, la gloire de son pontificat. C’est dire que M. Portal devançait étrangement son époque et son jeune disciple s’ouvrit à un aspect insoupçonné jusqu’ici de la chrétienté et du catholicisme. Grâce à cet homme éminent – la plus belle figure de prêtre qu’il dit avoir connue – Pierre-Henri Simon évita-t-il sans doute la grave crise que peut traverser une âme « quand l’acte de foi d’une enfance affectivement catholique se heurte brusquement aux idées et aux problèmes d’une large culture profane ». Sur un autre plan, l’étudiant se passionne aveuglément pour des mouvements de jeunesse nationaliste, mais son appartenance parallèle aux équipes sociales de Robert Garric lui procure un contact déjà instructif avec la réalité de la condition ouvrière. Son goût pour la justice sociale y trouve un bon terreau, mais ce qu’il éprouve alors ne correspond guère aux objectifs des formations de droite auxquelles il avait commencé par se lier. Il rompt aussitôt avec elles. Et ce fût-le moment où Rome en condamnant « l’Action française » dénonça la séculaire alliance de l’Église et des puissances conservatrices.
Toute la pensée et l’opinion catholique s’engagèrent alors dans une voie où libéralisme et démocratie devenaient valeurs reconnues et reconnues aussi les intentions de justice des partis ouvriers. Emmanuel Mounier fonda avec. Georges Izard la revue Esprit que Pierre-Henri Simon adopta aussitôt, enfin délivré, lui qui ne pouvait plus adhérer à une église plus sensible à la défense des intérêts bourgeois qu’aux problèmes prolétariens. Son tournant était pris. Essayiste à La vie intellectuelle et à Esprit, journaliste à Sept puis à Temps présent, il commença, nous dit-il, « son énorme labeur d’écrivain, de conférencier et de professeur ».
Il n’emploie pas au hasard le mot labeur qui exprime bien à la fois les astreignantes et obligatoires heures d’enseignement, les corrections de copies d’élèves et parallèlement poèmes, romans, articles, études, débats, conférences, correspondant aux trois systèmes dans les quels il évoluait : l’Église, le Monde moderne, la Littérature.
C’est dans ces trois systèmes que je veux le suivre et le cerner, pour retrouver – immuable – « ce loyal serviteur qui garde ses distances à l’égard du Maître », cet esprit indépendant et courageux qui dans ces trois systèmes appliqua cette belle formule de sagesse baptisée par lui « un humanisme sans illusion » : « il faut passer par la tristesse pour n’être pas un sot et conclure par le courage pour n’être pas un lâche ». L’épisode de sa vie de professeur et d’écrivain que je vais rapporter illustre mieux que tout commentaire, cette réflexion.
En 1935, Pierre-Henri Simon occupait depuis plusieurs années la chaire de Littérature Française aux Facultés Catholiques de Lille. Il publia cette année-là dans la revue Esprit un article audacieux car il touchait à un point sensible : l’intérêt porté par l’Église aux questions d’argent. La première phrase de cet article donnait cruellement le ton de ce qui suivait : « Cela commence par un agaçant bruit de sous... » Ce bruit de sous fut dépassé par celui que provoqua cette seule phrase. Aussi sentant qu’il avait mis le doigt où le bât blessait, Pierre-Henri Simon décida d’aller au fond. L’année suivante il publia un livre cette fois, à allure de pamphlet, dont le titre seul était provocant : Les catholiques, la politique et l’argent. Ce texte parût peu après les occupations d’usines de 1936 et les élections qui amenèrent le Front Populaire au pouvoir. La bourgeoisie pansait les plaies cuisantes de sa défaite, celles-ci reçurent en fait de lénifiant, le jet de vitriol lancé par Pierre-Henri Simon. Il n’hésitait pas à affirmer que le devoir électoral d’un vrai chrétien était de préférer le candidat d’une gauche laïcisante si cette gauche proposait une justice sociale, à un clérical de droite, défendant les privilèges abusifs de la propriété capitaliste.
Si l’on se rappelle à quelle température étaient alors portés les esprits, on peut imaginer ce que fut la réaction. Le vieux général de Castelnau, Président de la Fédération Nationale Catholique écrivit six colonnes en première page de l’Écho de Paris, dénonçant le loup entré hypocritement dans la bergerie, « L’ennemi masqué de l’Église introduit dans l’Université catholique ». Il exigeait – cela allait de soi – du bras séculier, c’est-à-dire des grands patrons qui finançaient l’Université, que le loup fût chassé. Qu’allait faire l’autorité épiscopale chargée de la protection et de la surveillance des Facultés Catholiques ? Ici se place une scène de théâtre admirable et je veux vous en faire lecture, telle que P.-H. Simon la rapporte lui-même.
« J’avais de grandes inquiétudes du côté de Cambrai et du vieil archevêque, Mgr Cholet, de stricte doctrine thomiste et de sympathies secrètement maurrassiennes. Je ne pouvais attendre de lui, après Les catholiques, la politique et l’argent, qu’une algarade, et après la campagne déchaînée par l’Écho de Paris, qu’une mesure d’exclusion, que j’étais certain d’aller chercher quand je fus convoqué d’urgence à l’archevêché. Visiblement ému, le vieux prélat m’attendait derrière son bureau, feuilletant rageusement mon livre que je voyais hachuré de traits de crayon et chargé de notes dans les marges. » Vous avez écrit, me dit-il en substance, un ouvrage absurde qui choque le bon sens et le tact, qui va diviser un peu plus les catholiques et affaiblir la situation de l’Église dans notre malheureux pays... « Pendant une bonne demi-heure, il s’efforça de me le prouver. Puis, fermant le volume : » Cela dit, conclut-il, vous ayant lu ligne à ligne, j’ai constaté qu’il n’y a pas là-dedans un mot ni contre le dogme, ni contre la morale, et que vous vous en êtes tenu à l’ordre des opinions naturelles et des questions douteuses où un chrétien reste libre d’écrire des sottises. Cette liberté, il serait particulièrement grave de la contester à un intellectuel, à un universitaire, et surtout, il ne serait pas admissible que l’autorité ecclésiastique prît une décision d’un caractère à la fois doctrinal et disciplinaire sur l’injonction d’un laïc écrivant dans un journal politique, fût-il Général d’armée. »
Et Pierre-Henri Simon fut maintenu dans sa chaire. Il a voulu rapporter cet épisode car celui-ci, dit-il, « témoigne pour un libéralisme honorable, en tout cas pour un sentiment d’indépendance et de dignité dont les hommes d’Église sont plus souvent capables qu’on ne le croit du dehors ». Pour ma part, j’ai voulu par le rappel de ce scandale provoqué à l’intérieur du monde catholique qui était celui de P.-H. Simon, porter témoignage pour l’honnêteté intellectuelle de l’écrivain, pour ce courage dont il nous a dit qu’il faut toujours conclure par lui pour être digne du nom d’homme.
Oui, honnêteté et courage ont été deux lignes de force de sa carrière. Rien pour ce cartésien n’est dû au hasard. Sans doute est-ce d’une certaine façon un hasard que de naître dans un foyer chrétien plutôt que dans un autre et d’avoir une enfance et le début d’une pensée soumises à une certaine éducation. Aussi dès le temps venu de cette confrontation entre la loi inculquée et la découverte de la culture profane il en arrive à son choix en face de la question éternelle de l’homme sur l’origine et la fin de l’aventure cosmique. « Au pied du mur solennel derrière lequel il ne peut y avoir que le Hasard ou Dieu » il préfère Dieu au Hasard ; il choisit l’Esprit et non le chaos. Ce choix il l’explique très clairement :
« Si déchirés que nous soyons par les imperfections de ce monde, par l’obscurité de notre avènenent, les cruautés de notre séjour et la fatalité de notre mort, ces zones de mystère ou d’absurdité peuvent encore s’intégrer dans l’hypothèse d’un Esprit conducteur des choses et dépassant1’horizon du nôtre, au lieu que je vois difficilement pensable l’autre hypothèse : notre esprit nous découvrant les lois, captant les forces et saisissant les valeurs dans un chaos de hasards où il n’y aurait pas son principe. »
Ainsi, sa foi trouva son fondement dans la primauté indispensable à ses yeux, d’un esprit créateur. Sur cette primauté il bâtira son « humanisme », qui n’était pas pour lui cette mode intellectuelle qui a régné chez les bourgeois lettrés du début du XXe siècle, mais l’effort de l’homme pour se dépasser. « L’homme est quelqu’un qui se dépasse », a dit Nietzsche et il n’y a possibilité de dépassement que si l’esprit conçoit, comme le pensait Camus, une justice qui n’est pas dans l’histoire et qui n’est pas non plus dans la nature. C’est exactement dans ce sens que Soljénitsyne – ce héros de l’esprit – a lancé il y a quelques mois son appel pathétique à tous les intellectuels du monde : « On ne saurait accepter l’idée que le cours meurtrier de l’histoire est irrémédiable et que l’esprit confiant en lui-même, ne peut influer sur la force la plus puissante du monde. » Cette primauté de « l’esprit confiant en lui-même », et sa possible puissance, sont les bases mêmes de cet humanisme dont P.-H. Simon se réclamait au même titre que Bergson. Poux eux l’humanisme correspond à une morale ouverte qui est l’élan venu du héros ou du saint et qui permet à la morale close héritée de la tradition où imposée par la société, de prendre cette sorte de mouvement en spirale, véritable symbole de la vie morale et spirituelle.
Il a donc un jour choisi de croire. Il restera toute sa vie, non sans tourments, fidèle à ce choix de sa jeune pensée. Critique de lui-même aussi lucide que des autres, il se situe modestement à ce qu’il croit sa place : « Je ne touche pas, comme Claudel, les harpes et les cinnors. Je ne chante pas avec les anges devant le trône de Dieu Je ne prêche ni ne témoigne, comme, Bernanos, pour les sublimes vertiges de la saintetéJ’essaie seulement d’accorder, dans une orthodoxie et une pratique loyales, mon appartenance à l’Église avec la vision du monde, les doutes, les problèmes, les angoisses et les espoirs d’un homme du XXe siècle. »
De cette prison, de ces problèmes, de ces espoirs est nourrie son œuvre essentiellement composée d’essais et de romans. Et les uns naissent en quelque sorte des autres. Attentif à tous les aspects philosophiques, moraux, sociologiques ou politiques de son époque il est pris par un thème et sous forme d’essai il livre ses réflexions ; puis son esprit créateur s’empare du thème et des méditations qu’il a provoquées et le besoin de créer des personnages lui impose d’écrire un roman. Ainsi à L’homme en procès correspond Les Raisins verts qui est une critique de l’humanisme bourgeois faite à travers les existentialistes, avec l’intention de retrouver un humanisme que rejette l’existentialisme : Les hommes ne veulent pas mourir est le roman de l’homme affronté aux grandes vagues de l’Histoire et qui cherche sa liberté ; il correspond à l’essai intitulé L’Esprit et l’Histoire ; L’Essai sur la torture a pour pendant Portrait d’un officier l’ouvrage que P.-H. Simon était le plus heureux d’avoir écrit. Ce que je crois et Histoire d’un bonheur constituent aussi un diptyque dont le thème est la construction raisonnable d’une destinée.
Les aspects les plus divers de l’aventure humaine sont, on le voit, les sources de son œuvre et cette aventure, c’est dans le monde moderne qu’elle pose sans doute des questions qui ne s’étaient encore jamais posées. Ce monde nous savons ce qu’il est. L’homme est entré dans l’âge nucléaire. Il va sur la lune et demain, il posera le pied sur une autre planète. Évènements prodigieux et qui témoignent pour son génie. Mais corollairement, il détient désormais la foudre de Jupiter. Demain encore, il peut faire sauter la planète et mettre fin à l’humanité. Une phrase terrible d’Einstein rapportée par le Dr Delaunay, fait réfléchir : « Si j’avais su ce qui devait résulter de mes petites trouvailles je me serais fait plombier et j’aurais bien fait. »
Voilà donc le monde moderne. Pour avoir mis son génie à chercher le bonheur, l’homme arrive à l’étouffement dans les villes, – bientôt dans les campagnes, et ici ou là, il se voit menacé d’une fin foudroyante. Le professeur Hamburger a dressé le constat de tant de puissance amenant tant de fragilité. Et P.-H. Simon posa ses « Questions aux savants ».
De même qu’il plaidait autrefois pour les classes laborieuses en face d’une Église trop attachée aux puissances d’argent, il plaide face à la science, pour le monde de la conscience. « Science sans conscience est la ruine de l’âme » ; c’est à l’humanisme de Rabelais qu’il revient tout naturellement pour nier que 1’esprit soit une réalité de l’évolution qui ne corresponde à rien dans l’harmonie de l’univers. C’est au nom de la conscience et de l’esprit qu’il s’oppose au primat de la connaissance objective, « seul but, valeur suprême, souverain bien » pour l’auteur du Hasard et la Nécessité.
Ces raisons humanistes qui l’opposent à une science n’offrant aux hommes, selon le professeur Monod, que « la reconquête par la connaissance, du néant qu’ils ont eux-mêmes découvert », sont les mêmes raisons qui politiquement l’opposeront au marxisme. Bourgeois de naissance, de culture libérale, catholique, il ne subit pas la tentation du communisme, non sans reconnaître ce que celui-ci représente de « fort et de vivant par rapport à d’autres systèmes ». Il y voyait « la solidité d’une doctrine et l’élan d’une mystique, la construction d’une civilisation ascétique moins matérialiste à bien des égards que les civilisations de consommation et de confort, abritées paradoxalement sous le signe d’un christianisme d’apparat ». Entre le positivisme petit-bourgeois et le romantisme du néant, le communisme à ses yeux, « offre à l’homme une chance plus grande et plus d’espoir à son angoisse ». Pourtant il s’en détourna. Comme il avait choisi autrefois entre le Principe et le Chaos, – entre l’humanisme et le marxisme, l’humanisme l’emporta. Au nom de l’esprit toujours, il jugeait que « la faiblesse du marxisme réside en ceci que, loin d’offrir à l’homme un principe de spiritualisation, il le pousse du côté où il tombe : surévaluation de l’économique, soumission totale à l’état tentaculaire, idolâtrie de l’histoire, réduction de la réflexion philosophique à une scholastique athée, abaissement de l’esthétique à un réalisme moralisant ». Et à ceux qui répliquaient qu’il ne fallait pas juger le système sur l’urgence provisoire accordée à une politique de guerre, de discipline et d’équipement et qu’en un mot demain serait mieux qu’aujourd’hui il répondait à son tour : « Soit ! Mais la vie de l’âme est-elle un luxe qui peut attendre ? »
Au nom de l’humanisme il refusa la philosophie communiste et pour lui « Lénine venait de Marx, de l’industrie lourde et du rationnalisme du XIXe, mais non pas de Dostoïevski et du mysticisme slave ». Pourtant sur une grave question de notre époque, lui libéral, rejoignit la gauche. Il prit violemment parti contre la torture dans un courageux pamphlet publié en 1957. Pour les communistes, dénoncer la torture pendant la guerre d’Algérie, c’était renforcer par un argument de poids leur lutte antimilitariste. P.-H. Simon, lui, dénonçait et condamnait la torture au nom de l’honneur de l’armée. Et curieusement ce fut dans cette défense qu’il la choqua. Officier lui-même, il avait porté l’uniforme pendant six ans, noué des amitiés en captivité avec nombre de militaires et il aimait l’armée. Il se dressa contre elle et ses amis quand ceux-ci pratiquèrent la torture comme arme « inévitable » de la guerre contre des formations subversives. Il estima que son devoir de moraliste était ici de dire où résidait le droit. Fidèle à sa nature c’est à l’intérieur d’un système qu’il s’opposait à celui-ci quand l’esprit de justice était en cause. Pour reprendre la belle expression de Francis Jeanson c’est contre les « pentes inhumaines de l’histoire » qu’il voulait réagir, estimant que le rôle et l’honneur de l’homme sont d’y résister.
Après avoir rappelé ses attitudes de chrétien et d’écrivain engagé dans les problèmes du monde moderne, évoquer ce que fut pour P.-H. Simon la littérature, reste sans doute le plus complexe. Car la littérature fut pour lui et celle des autres, et la sienne. Lorsque sa santé atteinte, il dut renoncer au lourd travail qu’exigeait de lui sa tribune littéraire, il écrivit une lettre d’adieu à ses lecteurs et il leur confiait :
« Pour moi la littérature est une chose importante, différente d’un pur divertissement, même distingué... Je crois que la littérature ne se sépare pas de la vie, qu’elle est la vie prenant conscience d’elle-même à un degré élevé d’intensité et d’individualité de la sensation et du sentiment. »
C’est donc à ce « degré élevé » qu’il est juste de placer P.-H. Simon lui-même en le considérant dans sa double activité de critique et de romancier.
Autour des années 50, un ami – un de ces amis qui ont toujours le mot pour faire plaisir – vint à lui joyeusement et lui lança : « Cher Pierre-Henri Simon, quand je pense qu’avec trois prénoms tu n’es pas encore arrivé à te faire un nom ! »
Voilà qui est toujours agréable à entendre ! Je ne me serais pas permis de rapporter cette cordiale gracieuseté si P.-H. Simon ne l’avait fait lui-même avec l’humour qui était un de ses charmes. Cet humour Messieurs, vous en avez connu bien des traits quand votre confrère était parmi vous. Il en est un qui m’enchante. À cette demande du questionnaire Proust : « Quelle est pour vous la réforme la plus importante du siècle ? » il répondit très sérieusement : « La suppression du compartiment des dames seules. » Cela nous explique qu’il ne s’émut pas davantage de la gentillesse décochée par son ami quant à sa notoriété et il reconnaissait volontiers qu’à cette époque, celle-ci était en effet relative.
Mais ce fut précisément à cette époque-là qu’elle commença et nous savons maintenant à quel point ces trois prénoms sont devenus inséparables : la tribune d’un quotidien prestigieux, l’entrée dans votre compagnie, les cimentèrent au point qu’il n’est plus possible de les isoler. – Pierre-Henri Simon ? L’humaniste ? – Pierre-Henri Simon ? L’auteur des Figures à Cordouan ? – Pierre-Henri Simon ? Le critique du Monde ? Son nom est aujourd’hui inséparable de ces divers titres.
Critique, oui, nais bien loin de ceux que visait Montesquieu en écrivant : « Les critiques sont comme les mauvais généraux d’armée qui ne pouvant investir un pays en corrompent les eaux. » Pour lui, habitué professionnellement à témoigner pour l’anticléricalisme de Voltaire aussi bien que pour l’esprit religieux de Pascal, la critique est d’abord la perception d’un style, et celui-ci « l’expression d’une pensée dans son élan, ses nuances et son intimité ». Il est persuadé que « la part essentielle du message humain d’un écrivain tient à la forme ». Mais il n’a pas donné sans raison à son ouvrage sur Malraux, Sartre, Camus et Saint-Exupéry, le titre de L’homme en procès. Tout grand écrivain dépose en quelque sorte au procès éternel de l’homme et c’est le rôle du critique de mettre en lumière le sens de cette déposition. En face d’écrivains comme ceux que je viens de nommer ou d’autres tels que Montherlant, Drieu la Rochelle et Jean Prévost, la critique ne peut se contenter du point de vue esthétique. Il s’agit de mesurer la valeur du témoignage. Cette mesure, pas un des grands écrivains de notre siècle n’y échappa. P.-H. Simon était un moraliste et c’est en moraliste, mettant toujours l’homme au centre de sa méditation qu’il portait jugement sur les œuvres classiques comme sur celles de ses contemporains.
« Parmi toutes les façons possibles de concevoir la critique littéraire, a-t-il écrit, j’ose prendre parti pour celle qui demande aux œuvres leur signification morale. Car enfin, qu’est-ce que la culture sinon une perpétuelle remise en question de la condition humaine et des valeurs qui lui donnent son sens. » Aussi ne transigeait-il pas sur ces valeurs mais sachant qu’il allait être sévère pour deux écrivains de grande importance, son souci était de s’en expliquer : « Si, dans ce texte l’accent de la critique et du refus doit être plus souvent perceptible que celui de la sympathie et de la louange ce n’est pas que j’y apporte un parti pris ; c’est qu’il existe en fait, une ambiguïté de l’héroïsme et que les deux auteurs dont je vais parler ont avancé le plus souvent sur des voies d’erreur. »
P.-H. Simon, critique, demandait donc des comptes. Il en avait demandé à Jean-Paul Sartre et aux existentialistes au nom de l’humanisme qui était le sien, mais loyal et objectif, quand Sartre publia Les Mots, P.-H. Simon déclara : « Je tiens Les Mots pour le meilleur essai de Sartre et pour un des livres solides et originaux de ce temps. » Et plus loin, – après une citation d’un autre ouvrage du même auteur, il conclut amplement : « Qui peut se vanter aujourd’hui d’écrire de cette encre ? »
Il est donc impossible comme l’ont fait certains, de parler d’esprit partisan à propos de P.-H. Simon. Aussi bien, les plus sincères ont reconnu outre sa clairvoyance et sa droiture, la bonté naturelle qui l’empêchait d’écraser celui qu’il rabrouait sévèrement, de décourager le débutant, de blesser de quelque façon celui qu’il jugeait publiquement. Ce n’est pas là un mince mérite du critique et ce ne fut pas un des moindres de P.-H. Simon. C’est qu’il savait ce que représente la Critique. Un de ses personnages, écrivain, – le dit avec une certaine amertume : « On n’est jamais compris comme on voudrait l’être : tous les assentiments que l’on reçoit font moins de plaisir qu’on ne souffre d’un seul qui manque et qui est justement celui que l’on désirait. Les habiles vous dissèquent, les médiocres vous surplombent, les malveillants vous calomnient. »
Étant reçu aujourd’hui, ici même, par un critique éminent, je préfère ne pas renchérir sur ces réflexions et glisser prudemment sur l’éternelle querelle des auteurs et de la critique. Je dirai seulement que je n’aurais jamais pu trouver pour mon compte, expression aussi cruelle que celle de Montesquieu, aussi riche que celle de Pierre-Henri Simon.
À l’échelon des auteurs dramatiques je m’en tiens – sagement je crois – à cette opinion : « Un critique est bon quand il exalte nos mérites et mauvais quand il insiste sur nos défauts. »
En vérité l’auteur est ainsi fait que tout ce qui n’est pas louange ou approbation est blessure. Cette blessure que la critique peut porter à un écrivain, Pierre-Henri Simon la ressentit quand certains voulurent mal admettre qu’il put être romancier comme il était critique et essayiste. On voulut faire de lui un essayiste qui mettait la matière de ses essais en paraboles. Le processus, je l’ai dit, était différent. Ému par un thème P.-H. Simon écrivait un essai : mais il n’y a là que dialectique ; le roman permet une expression plus complète et plus variée. Le véritable créateur a besoin de faire vivre des personnages et le poète aime à les voir dans les paysages et sous ces ciels chers à ses souvenirs et à sa sensibilité. Écrire un roman pour P.-H. Simon c’était retrouver sa Saintonge natale, évoquer les portails d’églises romanes aussi bien que les marais et la chasse matinale ; c’était laisser chanter son cœur d’enfance et s’épanouir son goût des grands vents du Sud, des passages de ramiers, de passereaux et de palombes à la portée de fusil. C’était aussi chaque fois une façon différente de dire son espoir dans l’homme, refusant la 25e heure de la désespérance et affirmant que « les hommes ne veulent pas mourir ». Toute son expérience de prisonnier le lui avait prouvé, – l’homme se sauve par l’espoir et sa confiance dans l’esprit. Romancier, il l’était naturellement. S’il n’eût pas eu sa vaste culture et le goût de l’étude, de l’analyse, du jugement, si sa conscience ne lui avait pas constamment commandé de poser des questions et de demander des comptes aux « faiseurs de morale », il n’eût peut-être écrit que des romans. Il nous en a cependant laissé onze. De L’affût à La Sagesse du soir, ceux-ci témoignent en général en faveur du sacrifice.
Noël Dussert, le héros d’Histoire sans bonheur, veut vivre dans une « ferveur d’action et d’amour qui est un chant de l’âme ». Arrêté par la Gestapo il sera déporté en Allemagne. Dans Le wagon où il est écrasé avec ses compagnons d’infortune il ne tient à la vie que par un filet d’air passant dans l’interstice d’une paroi. Voyant près de lui un jeune homme au bord de l’étouffement, il lui fait prendre sa place, lui donne ce peu d’air qui le gardait vivant et glisse lui-même dans la mort. Il y a toujours dans les romans de P.-H. Simon un personnage qui se dépasse dans le sacrifice. Dès L’Affût, son premier roman, Jérôme Brousse le disait déjà : « Qu’importe la voie : l’essentiel est de s’évader de l’étable obscure où le troupeau mange et meurt ; l’essentiel est d’aller au bout de l’humain : Dieu ne peut se montrer qu’au-delà. » Ici, Noël Dussert, avocat, grand bourgeois, homme politique, et qui n’avait rien d’un héros, débouche précisément sur l’héroïsme.
Après Le Somnambule qui inaugurait le triptyque des Figures à Cordouan, Histoire d’un bonheur en était le second volet ; La Sagesse du soir en fut le dernier et ce roman prend aujourd’hui figure de confession émouvante et de testament. Le héros semble assez proche de P.-H. Simon lui-même. Homme de son âge, ancien proviseur, ayant traversé deux guerres, aimé sa femme et ses enfants, eu plus d’amis que d’ennemis, il « mesure les répugnances, les craintes, les angoisses que peut avoir dans le monde d’aujourd’hui une conscience expérimentée et imagine ce qu’elles doivent peser sur une conscience jeune ». Obsédé par la transformation des mœurs de notre société, il cherche à s’informer et à comprendre la jeunesse. Mais une chose lui paraît inacceptable, c’est « que l’on désespère de donner un sens à la vie ». Il estime que l’on peut toujours lui en donner un, « ne fût-ce que de tendre sa volonté à corriger un peu, si peu que ce soit, à la longueur de son geste, le désordre du monde ». Oui, c’est bien notre auteur qui parle ici à travers son personnage. C’est P.-H. Simon qui refuse toujours l’énergie du désespoir et qui croit à la puissance réformatrice et salvatrice de l’esprit. M. Emery – son héros – raconte à sa petite-fille l’histoire de ses propres parents : un couple d’abord heureux, puis désuni, ayant connu dans ce désordre familial d’un côté la pire déchéance, de l’autre la gêne, enfin un couple longuement éprouvé par le malheur. Puis le temps fait son œuvre, ramène les époux l’un vers l’autre, et l’apaisement des cœurs. M. Emery finissant le récit de cette longue et dramatique histoire de deux existences, en vient à la dernière visite qu’il fit à ses parents :
« Quand je les eus embrassés et fus monté dans la voiture, je me penchai à la vitre ouverte, pressentant que je ne les reverrais plus ensemble, reprendre à petits pas, bras dessus bras dessous, enveloppés de leurs longues pèlerines, le chemin de la maison. La pluie légère et l’ombre déjà lourde absorbaient leurs silhouettes. Et alors, vois-tu, ma petite, j’ai eu l’impression que cette image dérisoire, ce couple qui avait connu l’amour, la joie, la haine, la jalousie, l’humiliation, la déchéance, la pauvreté, pour finir par le pardon et par une nuance de tendresse, simple et forte comme la vie elle-même, ce couple qui s’en allait dans la nuit et dans la mort, oui, j’ai eu l’impression qu’il fallait pour lui donner ce qu’il méritait, choisir un mot que tu jugeras sans doute grandiloquent, qui n’appartient pas à votre vocabulaire, mais qu’il faudra bien que vous retrouviez vous aussi, sur quelque voie que ce soit : « La dignité humaine ». »
À l’insistance mise sur certains points de ce drame familial, à telle scène terrible qui ne s’invente pas, au rapprochement qu’il est permis de faire entre les « ombres et les ennuis d’argent » dont P.-H. Simon nous a fait la confidence en évoquant son enfance, on a tout lieu de penser que le drame de M. Emery, fut sans doute le sien propre et que tout jeune il y puisa cette certitude que « la passion peut détruire l’individu qu’elle exalte pour l’épuiser ». D’où son refus du désordre, son goût pour la ferveur dominée par une lucidité de contrôle, son obsession du rachat de l’homme par l’homme et sa prédilection pour le sacrifice, instrument majeur de ce rachat.
Si la traversée de notre vallée de larmes sous le signe de la dignité, a été son souci permanent, ce ne fut pourtant pas dans une attitude de moraliste ennuyeux et engoncé, mais bien au contraire dans la joie et l’espérance. « Amour de la terre, tu m’as frappé ! » a-t-il pu s’écrier. Et voici comment à la fin de La Sagesse du soir il quitte son héros, résumant toutes ses aspirations et son goût profond pour la nature et pour la vie.
« Avant de pousser la grille de sa demeure, M. Emery, d’un geste qui lui était familier, essuya du revers de sa main son front légèrement mouillé par la chaleur de la marche : il s’aperçut qu’en la serrant dans la sienne, le menuisier Botrel y avait laissé quelques poussières de bois, et il en respira l’odeur : alors des images se levèrent qui n’évoquaient que des pensées nobles, splendeur de la nature, ingéniosité et audace de l’homme, angoisses et aspirations de l’âme : l’arbre dans la forêt, la poutre sous le toit, le mât sur la barque, la croix sur le monde. »
P.-H. Simon fut sans doute, comme Gilbert d’Aurignac, son héros des Raisins verts, une « conscience malheureuse », ayant comme lui « trop souffert d’avoir à vivre avec une nature éprise d’harmonie et de stabilité dans une époque de désintégration des formes historiques et des catégories intellectuelles ». Mais toute son œuvre qui est d’abord de santé, nous dit son effort pour faire prévaloir la justice qui dépasse l’histoire et ce mieux-être d’une humanité qui – il le savait bien – ne peut trouver le bonheur ici-bas.
Une part de ce bonheur, il pensait quant à lui, l’atteindre peut-être dans la sagesse de son dernier âge. Son destin le lui a refusé. Il s’approchait de cet âge lucidement et sans crainte : il rêvait même de cette vieillesse inéluctable comme d’une première étape empreinte enfin de sérénité. Son cheminement spirituel accompli, ayant vécu dans la recherche d’un équilibre enfin trouvé, sentant maîtrisés en lui les tourments de la religion et de la chair, il souhaitait, nous dit-il, « devenir un de ces vieillards dont le regard s’est fait si transparent et si calme qu’il oblige à douter de l’idée commune que la plus grande pureté est dans les yeux d’enfants ».
La Sagesse du soir est le titre de son dernier roman. « Pensée du soir » celui du dernier chapitre d’un livre précieux où sur la religion, la philosophie, la littérature, il nous a dit « ce qu’il croyait ». Le soir touche à la nuit. Il ne craignait pas non plus cette nuit qui pour le croyant, se change en aurore et c’est en poète – ce poète dont j’ai trop peu parlé – qu’il nous confie ses pensées à son approche :
« Il faut savoir passer puis mourir. Veuille Dieu que ce soit dans sa paix, (...) en pleine lucidité de mon esprit, en humble connaissance de moi-même, en amour des hommes et en actions de grâces pour la vie. Et peu importe alors si je dois m’en aller avec ou sans le bruit de la gloire si les mouettes chassées par la tempête de l’Ouest crient sous le ciel houleux et sur la campagne inondée, ou si les palombes happées par le vent du Sud traversent l’air bleu...
Quand le cheval boiteux et la morne voitureDans le chant rauque et faux des répons en latinFeront l’événement de mon dernier matinEn me tirant vers l’ombre où choit toute aventure.
Vous m’avez permis, Messieurs, de rendre mon modeste hommage à votre éminent confrère Je ne voudrais pas que ma voix recouvrît plus longtemps les harmoniques de la sienne.