Réponse au discours de réception d’André Roussin

Le 2 mai 1974

Jean-Jacques GAUTIER

Réponse de M. Jean-Jacques Gautier

au discours de M. André Roussin

 

Monsieur,

Vous avez toujours bien pris ce que j’ai écrit sur vous, même les éloges, et vous comprendrez mon émerveillement, lorsque je vous aurai conté l’histoire de celui de vos confrères en théâtre, qui me faisait grise mine après un article favorable ; comme je m’étonnais de son humeur, il la mit sur le compte de ma critique :

     – Mais, lui dis-je, elle ne contenait que des compliments.

     – Oui, fit-il, mais sans chaleur !

Vous avez bien voulu convenir que j’en ai montré suffisamment le jour où, m’inspirant d’un mot fameux, je m’écriai en tête de ma chronique :

     – Bravo, Roussin, voilà de la bonne comédie !

Vous m’avez d’ailleurs, par retour du courrier, répliqué avec le sourire :

     – Bravo, cher Gautier, voilà de la bonne critique !

Une allusion à Molière, n’est en effet pas pour déplaire à un auteur dramatique.

Encore faut-il qu’elle ne le prenne pas en traître. Je m’explique.

Huit jours avant sa réception publique à l’Académie, lors de la lecture des discours en privé devant la Commission, Eugène Scribe entendit l’universitaire Villemain qui l’accueillait, lui dire d’un ton naturel : « On vous a comparé à Molière. » Mais, une semaine plus tard, en séance solennelle, le même M. Villemain, arrivé à ce point de son discours, levant les bras et les yeux au ciel, s’écria : « 0n vous a comparé à Molière ! » Sous-entendu : Quelle idée !

Méfions-nous des intonations !

On dit que les plus grands acteurs sont ceux qui savent écouter.

Vous allez, je pense, nous en fournir la preuve car il ne vous est plus, dans cette enceinte et pour ce soir, réservé qu’un rôle muet. Il va falloir que vous trouviez un moyen terme entre l’enchantement de la découverte, et la fausse surprise... chacun ici, sachant parfaitement comment se fait la réponse au remerciement que vous venez de prononcer : l’académicien chargé de recevoir le nouvel élu, demande à celui-ci de lui raconter sa vie qu’il lui racontera ensuite devant tout le monde.

Ainsi, reconnaissant au passage vos propres mots et votre esprit, vous pourrez toujours laisser voir Un contentement raisonnable, qui est, précisément, le titre d’un charmant recueil de vos souvenirs.

En vous regardant, Monsieur, je pense à Mélisande : vous êtes né un dimanche. Un dimanche à midi, peut-être pas ; mais un dimanche à Marseille, à l’heure de la messe, rue Paradis. Ce qui n’est déjà pas si mal.

On espérait une fille et vous deviez vous appeler Hélène (Hélène ou la joie de vivre, probablement : cela vous aurait bien convenu).

Vous appartenez à une famille touffue où ce que vous nommez la masse avonculaire se montait alors, à soixante têtes, tandis que les divers cousinages pouvaient, dès cette époque, s’estimer à une bonne centaine de personnes : ce que nous appelons ici, par allusion, « Les Grandes Familles ! » Cela allait d’un certain oncle Henri, avec hôtel particulier avenue Foch, Château dans l’Indre, Manoir à Houlgate et villa à Grasse ; à une incertaine tante Bichette, vivant dans un minuscule appartement du quartier Saint-Barnabé, où s’entassaient deux harmoniums, une harpe, trois mandolines et autant d’oiseaux chanteurs, ce qui suffirait à expliquer votre horreur du bruit, que partage, nous voulons le croire, un autre de vos parents, André Turcat, pilote d’essai de « Concorde ».

Vous me paraissez avoir été frappé par la surabondance des diminutifs familiaux, car, dans celle de vos comédies qui conserve le plus vif souvenir du royaume de l’enfance, un personnage déclare : « Mon frère, ancien Colonel de Cavalerie, soixante-sept ans, s’appelle Riri. Ma sœur aînée, Toto ; et sa cadette, Titi. Nous avons aussi des Bébé, des Mimi, des Coco, des Kiki, Loulou, Zaza, Zouzou, Zizi, Didi, Dodo... » Et vous étiez, Monsieur, Dédé.

Cela, c’était votre famille bourgeoise, officielle, légale, à côté de laquelle il y en avait une autre que vous désignez par ces mots imagés : « Ma famille italienne, ma famille de la cuisine. » Il y faisait chaud. Les petits plats d’Adèle sentaient bon. Vous y étiez bien, pour entendre les belles histoires de son époux Romolo, ces récits d’un chasseur qui se déroulaient dans la neige des montagnes. En écoutant Romolo, vous vous sentiez botté, armé, et vous vous imaginiez traversant des forêts mystérieuses, fumant la pipe et traquant le loup ; tandis qu’avec Marianina, vous fréquentiez les prières et les saintes ; vous assistiez à des miracles, dans une péninsule de scapulaires, d’images bénies et de cierges vacillants, au-dessus d’un enfer de péchés, au bord d’un ciel bleu virginal et d’une mer d’innocence azurée. Vous aviez ainsi à domicile, votre dose de rêves en tous genres, et vous m’avez dit vous-même, que c’est sans doute à force d’entendre raconter tant d’histoires en couleur, que vous avez pris le goût d’en raconter, à votre tour, à votre mode.

Une note lapidaire du maître de vos études vous suivra longtemps : « André fait partie des bons en récréation. »

Parlons de cet enfant comme s’il n’était pas là, alors qu’il ne vous quitte pas, Monsieur. Nous le voyons auprès de vous et qui vous tient la main. Il est là, présent de corps, l’esprit ailleurs, et souriant, comme autrefois. Devant son pupitre, il lui arrivait de voir les formes s’estomper et d’entrer dans ce qu’il appelait ses brouillards :

     – Roussin, vous dormez ?

Un académicien répond aujourd’hui pour lui, avec courtoisie : « Je n’ai évidemment pas dormi tous les jours pendant dix ans, mais je sais bien que, tous les jours, j’ai eu sommeil en classe à un moment quelconque. »

À côté des cartes de géographie peaufinées par vos camarades, votre France à vous « était quasi nue, à croire que ce pays ne comptait que quelques villes égarées çà et là dans le midi, et cinq fleuves aux courbes indécises, lesquels ne se jetaient d’ailleurs pas toujours dans la mer. »

Votre mélange de fantaisie et d’indifférence dut, un beau matin, faire perdre son sang-froid à l’un de vos professeurs qui, devenu tout à coup rouge-brique, vous menaça d’un index rageur :

     – Vous n’apprenez que ce qui vous chante... Amateur ! Voilà vous ne serez jamais qu’un amateur !

On ne pouvait vous adresser plus grand compliment, et ce maître irrité, mais lucide, composait, sans le savoir, votre profession de foi. Enclin à définir les mots, bien avant que d’être admis à siéger parmi ceux dont c’est la mission primordiale, n’avez-vous pas écrit que, tout en détestant « l’amateurisme », vous vous étiez toujours senti un « amateur », puisque, en fin de compte, cela voulait dire : « qui aime ce qu’il fait... » ou « qui ne fait que ce qu’il aime... »

Voyons, maintenant, comment cet écolier-amateur va prendre la mesure des personnages principaux, des premiers rôles, des grands emplois d’une famille qui ne se doutait pas qu’elle serait, par vos soins, canonisée.

D’abord, vous tracez le portrait du Maître de la dynastie : votre grand-père maternel, « homme civil, aimable, soigné », imposant comme un modèle de Bonnat.

« Louis XIV, dites-vous, plus d’ennuis, mais pas plus d’autorité absolue... Seulement, si le Roi-soleil eut à s’occuper d’un tas de choses qui lui causaient du souci, le grand chef connaissait le bel art de les éliminer au départ. Comment cela ? En les ignorant tout simplement. L’unique façon de n’avoir pas à résoudre un problème, est de lui tourner le dos. C’est ce qui s’appelle penser à droite. »

Je vous laisse la responsabilité de cette réflexion.

Seriez-vous gauchiste, Monsieur ?

Dans ce cas, je vous ferai observer que votre dialectique, opposant Louis XIV à votre grand-père qui « pensait à droite », aboutit à une conclusion d’une importance vertigineuse : Louis XIV ne pensait pas à droite ! Notez bien que cette idée enchantera les membres de notre Compagnie qui est, d’après Lamartine, « la plus républicaine des institutions monarchiques ».

Le Patriarche n’avait d’ailleurs jamais eu de rapports d’égal à égal avec ses contemporains ; uniquement des rapports de supérieur à subordonnés. De surcroît, « trop jeune en 70, trop âgé en 14, il avait traversé deux guerres sans en faire aucune ». Pour votre père, au contraire, « la guerre avait été la grande aventure de sa vie ». Il se souvint toujours de la longue et dure expérience fraternelle. Il avait horreur des réunions d’anciens combattants, mais s’il en rencontrait un autre dans son genre, il passait des heures à évoquer ce passé meurtrier qui était, pour lui, le temps de la liberté dans le compagnonnage, et alors, dites-vous, « le langage de Bardamu lui venait tout naturellement aux lèvres ».

Vous poursuivez : « Le grand chef, c’était Jupiter, Charlemagne. » La stature, le regard tombant de haut, la barbe noble. À côté de lui, son gendre, votre père, « la petite moustache, l’œil triste et malicieux, l’orphelin, le petit homme fier et bon, le pioupiou en godillots, le juron bref des tranchées, le coquelet aux plumes avariées. C’était Charlot ».

On sent la profonde tendresse attendrie que vous aviez pour lui.

« Charlot-Ariel à qui le destin avait donné son Prospero-Fallières. »

C’est à ce constant dialogue entre Ariel et Prospero, entre l’esprit de la liberté et « la voix de son Maître » que vous devez vos propres contradictions. Et vous vous décrivez comme au bout d’une laisse que vous voudriez allonger pour répondre à l’appel d’Ariel ; mais, au moment où vous allez prendre, de la distance, vous vous sentez brusquement rappelé en arrière. C’est Prospero qui, de loin, tiré sur la corde, pour vous ramener dans le lit de la Bourgeoisie.

Pourtant, rien n’est simple dans la façon dont s’élabore un caractère ; vous considérez votre majestueux grand-père sur son trône ; tout en détestant les bases de son empire, vous avez pour l’homme une affection réelle, car vous ne le tenez pas pour responsable des siècles d’incubation dont il est le produit. Mais le spectacle de ses certitudes péremptoires en tout, va vous amener à adopter l’attitude inverse : vous aurez très vite envie de vous mettre à la place d’autrui pour le comprendre. Et, de fil en aiguille, vous entendrez même au-delà de ce qu’on vous dit : « En présence d’un nouveau-venu, je ne sais quoi me parle de lui pendant qu’il me parle lui-même. »

Vous plongez dans la rêverie à l’écoute de ses profondeurs. Vous croyez deviner ce qui le blesse ou le meut, ses problèmes secrets, ses drames cachés.

Cela vous amène, paraît-il à ne plus trouver antipathique qui que ce soit.

Vous avez bien de la chance.

C’est ce que l’on pense d’abord.

Car l’extra-lucidité – vous n’êtes pas pour rien le père de La Voyante – a son revers. Si l’on voit les bons côtés de l’adversaire, on voit aussi les faiblesses de l’ami.

En somme, vous auriez fait un grand critique théâtral, au moins du point de vue des auteurs dramatiques sans génie, puisque vous auriez détecté les plus minimes qualités de leurs mauvaises pièces ; mais, comme vous auriez immanquablement décelé les défauts des meilleurs, vous vous seriez mis à dos tous les dramaturges de talent.

Vous l’avez, en dormant, Monsieur, échappé belle.

En revanche, nul ne doutera que cette disposition d’esprit, ne vous ait dicté le dialogue. Toujours entendre l’autre, c’est très vite passer la parole à deux personnes qui s’affrontent.

L’esprit souffle où il veut. La comédie naît où elle doit.

« C’était une curieuse famille que celle des Roussin – dixit Roussin. Personne n’y parlait naturellement. »

« Sitôt qu’ils s’apercevaient, ils perchaient leur voix, faisaient des gestes de pupazzi, et s’interpellaient :

— Eh bien, ma bonne sœur, la bonne dame ne sera pas des nôtres aujourd’hui ?

— Ah ! Mais si, mais si ! La bonne dame est là, bien sûr !

— Mais oui, la voilà justement, notre chère bonne dame ! Bonjour bonne dame !

— Bonjour, bonjour, bonjour ! Comme tu es élégant, mon cher frère.

— Ah ! toujours, toujours ! Il faut bien, bonne dame, il faut bien !

    Et, ces invraisemblables galanteries s’échangeaient dans un grand concours de roucoulades, de rires et de contorsions, qui donnaient l’impression d’assister à la répétition par des amateurs, d’une comédie de salon. Ils se grisaient de mots qu’ils répétaient plusieurs fois, tant l’idée d’une phrase terminée, les affolait par le vide qu’elle annonçait. »

    Ils souffraient sans le savoir de ce que vous avez fort joliment appelé « Le complexe d’aisance. »

    Vous me permettrez, Monsieur, de regretter un peu que vous ayez aussi écrit des pièces de théâtre, car, en possession du charmant livre que vous venez de publier La Boîte à couleurs, aux couleurs de l’enfance qui ne finit pas, je me serais complu à parler, pendant une heure entière, de votre personnage des années d’espérance, qui, à lui seul, aurait, je crois bien, amusé cette illustre assemblée, et l’eut, souvent touchée par son extrême pudeur.

    Vos condisciples vous ayant surnommé « grain de café », vous souffriez de cette moquerie et vous étiez juré que la gloire, vous touchant de son aile, vous vengerait des sarcasmes que l’on vous prodiguait. « Comment viendrait-elle ? Mystère ? Mais, confortablement retranché dans votre place de 25e sur 26, vous attendiez avec sérénité qu’un oracle vous fît connaître les voies que le Seigneur avait choisies, pour vous élever au faîte des grandeurs. Tandis que votre père, à qui n’échappaient ni vos superbes ambitions, ni vos places en composition, répondait quand on lui demandait de vos nouvelles : « Il vise deux buts : la place de dernier et celle de Napoléon. Il atteint le premier objectif assez facilement. Pour Napoléon, je crains qu’il ne faille attendre un bout de temps. Je mourrai avant le Sacre. »

    Cette phrase m’a fait quelque chose.

    Vous ne m’en avez rien dit, pourtant, je devine la seule peine dont vous restez inconsolable : que votre père ait disparu avant les lueurs annonciatrices de votre premier succès.

    Mais, Monsieur, quelqu’un que l’on a tant aimé et qui vous a tant aimé, est ici aujourd’hui, en face de vous, avec un petit sourire et une grande émotion. Et vous avez le bonheur que Madame votre mère, si elle n’a pu venir en ce jour, éprouve l’immense joie qu’il aurait eue lui-même.

    Voici venu le moment d’aborder votre carrière et votre œuvre. C’est celui que j’ai choisi pour vous décevoir.

    D’abord, je suis obligé de faire tenir en deux minutes, le récit des vingt années d’efforts, de déceptions, de Patience et impatiences qui ont relié votre adolescence et le couronnement de vos apprentissages.

    Ce n’est pas facile de condenser les démarches de l’agent d’assurances ; les leçons de théâtre en chambre avec Fernand Ledoux ; les faits divers du journaliste marseillais ; les retrouvailles avec Louis Ducreux ; le fait providentiel qu’il manque quelqu’un pour tenir un rôle dans sa petite troupe, le soir où l’on vient justement de vous faire passer, au journal, du service de nuit au service de jour ; les premières heures vraiment « capitales », si j’ose dire, de votre association, au moment où le juvénile « Rideau Gris » monte à Paris pour y jouer La Duchesse d’Amalfi, à l’occasion de l’Exposition de 37 ; la rencontre avec le décorateur Wakhévitch qui a, ces temps-ci, dessiné l’épée que vous portez au coté ; la guerre que vous comprimez en une phrase d’une discrétion rare, à mi-distance de Saint-Simon et de Chateaubriand. Permettez-moi de la citer : « Le hasard me laissa vivant » ; ensuite les étapes de la vie ambulante des Comédiens en tournée ; les premiers espoirs ; et même le coup d’essai qui était bien un coup de (futur) Maître : j’ai nommé cet Am-Stram-Gram, brillante démonstration de théâtre, merveilleusement jeune, dont huit directeurs ne voudraient pas, mais qui devait connaître le plus vif succès, à Paris, en 1943 – eh bien tout cela, Monsieur, doit se raconter en un rien de temps, et je risque de vous voir vous en étonner, autant que, le soir où, fêtant chez Maxim’s avec des amis, quelques uns de vos premiers triomphes (la 1 000e de La Petite Hutte, la 500e de Nina, la 300e de Bobosse), une dame du monde toute «  emperruchée », vous lança : « Eh bien bravo, mon cher, on peut dire que pour vous ç’a été vite ! »

    De même, Monsieur, pardonnez-moi de paraître vous le reprocher : on compte plus de vingt-cinq titres archiconnus à votre répertoire. Jean-Baptiste le mal aimé, Lorsque l’enfant parait, La Locomotive, La Claque, et La Mamma, etc. Souhaitez-vous que je parle de toutes ? Dans ce cas, je ne pourrais guère consacrer plus de quarante secondes à chacune, ce qui, je le crains, vous paraîtra bref ; ou préférez-vous que j’évoque un peu plus longuement certaines d’entre elles, qui me semblent-les plus significatives dans votre œuvre ? Je vous pose la question. Mais tout le monde devine, autour de nous, que vous m’avez déjà répondu, sinon, j’aurais tourné mon discours autrement.

    Ce que nous ne sommes que tous les deux à savoir, c’est que je vous avais demandé, de ne pas donner de nouvelle pièce cet hiver pour ne pas compliquer ma tâche au cas où je ne l’eusse point aimée.

    Brouillons-nous, soit. Mais demain.

     Votre théâtre, Monsieur tourne, si je puis dire, autour de l’amour. L’amour en est le pivot, l’axe, l’argument, le mobile, le ressort, le thème, la clef. L’amour, le sentiment, la passion ou la nostalgie, l’ambition de l’amour. C’est quelquefois encourageant, quelquefois moqueur.

    Notre ami Thierry Maulnier disait avant l’une de vos comédies : « Le titre m’inquiète un peu. Un amour qui ne finit pas : je ne suis pas sûr que cela soit au fond, si drôle » L’amour et le mariage, l’amour et la famille, l’amour de l’art et l’amour tout court Amour, amour toujours.

    Votre théâtre, Monsieur, correspond à la définition que Paul Léautaud donnait du théâtre même : « C’est le rire, la fantaisie, l’imagination, la répartie vive, le trait prompt et pénétrant, tout à la fois l’irréel et la vérité, l’observation qui se répand en traits comiques, le mouvement, la farce, au besoin même la bouffonnerie. »

    Votre théâtre, Monsieur, appartient au genre que Boileau définissait comme «  ennemi des soupirs et des pleurs ».

    Depuis trente ans, vous avez fait rire tout ce qui est capable de se dérider ; car il est, à notre époque, bon nombre de gens cruellement dépourvus de ce que la Logique de Port-Royal appelait « risibilité », c’est-à-dire la faculté naturelle de se divertir.

    Ils vivent sombrement par principe.

    « Pour ces penseurs profonds, le rire est trop bourgeois. » Ce n’est pas moi qui le dis, mais feu Casimir Delavigne qui, de son vivant, fut immortel.

    II n’y a pas lieu de se vanter d’être demeuré froid à la représentation de vos ouvrages.

    N’avoir point ri à La Petite Hutte, aux Œufs de l’Autruche, à Bobosse et Nina, cela signifie que l’on manque d’humour et du sens de l’ironie ; la justesse des notations échappe à celui qui ne s’amuse pas ; le malheureux est privé de tout don d’observation ; et surtout de cette simplicité profonde, que requiert aussi du spectateur, le comique du Médecin, du Malade, des Fourberies et de L’Avare.

    Jamais vous n’auriez fait la gageure d’écrire une « comédie-en-veston-de-nos-jours-à-Paris-et-en-alexandrins » (Les Glorieuses où Pierre Dux et Mme Béatrice Bretty allaient rivaliser d’esprit) si le Grand Patron des gens de théâtre, n’avait mis des « vers de conversation » sur les lèvres de Chrysale, Armande et Philaminte

    Mais n’est-ce pas Diderot qui se demandait : « Molière, avec tout son immense génie, s’il revenait parmi nous, qui sait s’il obtiendrait l’approbation de ceux-là mêmes qu’il a rendus si difficiles ? »

    Et puis, nous sommes en un demi-siècle de sarcasme, de dérision, où le rire est coincé, grinçant, crissant, amer, agressif, cruel ; où l’absurde se déguise en clownerie, où le non-sens est roi ou la dissonnance pousse au vertige, où la schizophrénie devient un ressort comique.

    Il ne s’agit pas de s’en indigner. On n’est pas contre ce qui existe. Il faut vivre au présent.

    Mais ce que vous faites, vous, Monsieur, me paraît beaucoup plus difficile : vous voyez autour de vous, des drames ou des tragédies, et vous en tirez des comédies qui nous aident à oublier, provisoirement, la gravité des choses sérieuses.

    Vous venez donc nous raconter comment sont venus au monde quelques-uns de vos personnages ?

    Remontons par exemple, au temps de la Compagnie du Rideau Gris qui faisait œuvre d’animation artistique dans une région jusque-là totalement démunie de ce genre de théâtre, si jeune et si divers.

    Louis Ducreux et vous, aviez adopté le seul mode de gestion qui me paraisse sain, pour une entreprise de prospection culturelle : le directeur en titre était responsable sur tous les plans y compris financier, des spectacles que vous montiez à tour de rôle. Et pourtant, aucun des deux n’a jamais présenté Chéri de sa concierge ou La Margoton du Bataillon. Je ne veux pas en dire davantage, mais cela donne à réfléchir, car Pitoëff et Dullin, qui ont été l’honneur du théâtre, travaillaient, eux aussi, à leurs risques et périls.

    Revenons à votre création d’auteur. C’est elle qui nous intéresse ici. Vous vous êtes donc provisoirement éloigné de la troupe, et installé dans une petite auberge de Gémenos, afin d’écrire en paix, une comédie qui doit s’appeler La dragée haute. Ayant été, de votre propre aveu, fortement impressionné, depuis un certain temps, par « le charme du beau personnage et de la non moins belle personne » de Madeleine Robinson, vous arrivez là, le cœur en écharpe. Seul remède urgent : le travail.

    Scénario : vous introduisez dans un petit groupe d’amis, comme ceux du Rideau Gris, une jeune femme, une jeune actrice – prénommée, oh ! vous n’aviez pas été chercher loin : Madeleine – qui se trouve en présence d’un jeune premier séduisant.

    « Dévorante, elle a besoin d’aimer, d’être aimée, de se l’entendre dire, on le lui dit. Elle ruisselle de gratitude. Tout est fougue, passion, violence, mots, mots, mots »

    Vous insistez beaucoup çà et là, dans vos souvenirs, sur le fait que pour vous, un personnage ne commence à exister que si vous l’entendez parler, si vous entendez sa voix.

    Et...

    Et, dans vos notes, on trouve ce commentaire : « C’est une parleuse. Elle se gargarise de son amour. Elle a commencé à s’exprimer. » Vous ne pouvez plus l’arrêter. Et, soudain, un petit peu agacé par cette façon qu’elle a, de ne laisser personne lui ôter la parole, vous engagez un pari avec vous-même : « Eh bien, je ne lui ferme plus le bec jusqu’au bas de la page suivante. Et, maintenant, vas-y, ma belle, raconte-nous tes petites histoires... » Elle y va. Mais, parvenue au tiers de la seconde page, il semble que Madeleine s’essouffle. Tant pis. Vous avez décidé de ne pas la lâcher, alors vous enchaînez : « Quand j’étais petite... » (Eh oui parbleu ! Ces femmes-là ont toujours besoin de raconter leur enfance) « j’étais dans un cirque » (mais voyons !) « Ma mère était écuyère et tout le monde disait qu’elle était une princesse » (Bon Dieu ! c’est une mythomane) « qui avait eu des équipages » (Comment donc !) en Russie... « (en Russie, évidemment ! Où a-t-on pu être princesse et écuyère ?)

    Ces apartés sont de vous. Vous découvrez, à mesure qu’il se fait, le personnage que vous êtes en train de faire. Et puis, au moment où vous estimez qu’il faudrait arrêter ce joli moulin à paroles, le jeune premier qui est juste derrière le fauteuil de Madeleine, allume machinalement sa cigarette pour réfléchir. Or, le craquement de l’allumette sur le frottoir de la boîte, réveille net la comédienne.

    Ainsi, vous veniez d’inventer son goût du théâtre en action, son naturel, son délire verbal et le moyen d’y mettre fin ; alors, vous revenez à la première page, vous barrez le titre que vous aviez choisi, vous le remplacez par Une Grande fille toute simple.

    Au fait, j’oubliais que vous aviez aussi appris qu’elle était russe. Qu’à cela ne tienne ! Un trait de plume sur Madeleine. Vous la rebaptisez Stépha.

    Et c’est sous ce nouveau prénom, que le personnage va envahir toute la pièce.

    L’avez-vous fait exprès ?

    Vous connaissez ce mot du peintre Turner : « Il ne faut jamais laisser perdre un accident... »

    En voici un autre : 1943, alors que vous jouez Am-Stram-Gram à l’Athénée, vous allez, un soir de relâche, à la Comédie des Champs-Élysées. À la sortie, vous croisez François Périer. Comme tout le monde, vous êtes séduit d’emblée. Il faut à tout prix que vous trouviez un sujet de comédie pour- lui. Et, dans votre tête, les petites roues tournent le diable jusqu’à l’aube. Finalement, vers cinq heures du matin, au moment où vous sentez le sommeil qui vous gagne, vous voyez distinctement – somme toute : ou vous entendez des voix ou vous avez des visions ! – vous voyez donc au lever du rideau, votre Périer sur la tête, faisant l’arbre droit, les pieds en l’air.

    Pourquoi ? Ah ça...

    Tiens ! Parce qu’il avait une bosse sur la tête...

    Pourquoi une bosse, et sur la tête ?

    Eh bien mais... Parce que sa nourrice l’a laissé tomber quand il était petit...

    Pourquoi l’arbre droit ?...

    Parce qu’il est naïf, et que sa femme l’a persuadé que, s’il faisait, tous les jours, cet exercice la bosse finirait par disparaître...

    Et... à cause d’elle, à cause de cette petite bosse... qu’il touchait toujours étant enfant, en disant : « bobosse ».... la pièce s’intitulera Bobosse !

    Et voilà.

    Peut-être, dès cette minute, sans le savoir encore, M. André Roussin était-il en train de préparer, pour François Périer et à notre intention, une espèce de numéro sensationnel, un monologue acrobatique, d’une vingtaine de minutes, où le comédien époustouflerait des salles entières pendant des mois, par la virtuosité de son jeu ; où, parvenus au sommet de la bouffonnerie, nous allions toucher le métal friable d’un caractère humain.

    Brusquement, nous ne rions plus d’un mécanisme, nous délaissons les plaisirs de Thalie, les agréments de la spéculation théâtrale : devant nous, un homme, comme nous le sommes tous, rêvait. Et il rêvait à ce qu’il aurait dit, à ce qu’il aurait fait, à ce qu’il aurait voulu être ; il rêvait et – ainsi que les bons petits chiens se prennent, quand ils frémissent en rêvant, pour des dogues épouvantables – cet homme gentil, le doux, l’accommodant, le faible Bobosse, se voyait en rêve, dur, intransigeant, audacieux, farouche, terrible.

    Ce monologue-là constitue un petit morceau d’anthologie. Il présente l’avantage majeur de faire partie intégrante de la pièce. Il est cependant – les membres du jury du Conservatoire le savent bien – une excellente scène de concours, car il permet à un artiste, de démontrer presque toutes ses qualités et, particulièrement, de faire la preuve, qu’à lui seul, il peut évoquer une situation, un drame, un milieu, un décor, des personnages, une foule. Il est comique, donc il est désarmant. Il est vrai, psychologiquement parlant. Bref, il est théâtral.

    1945 vous êtes foudroyé par un rhumatisme d’une virulence et d’une ténacité insignes. Vous resterez à peu près impotent cinq mois.

    Vous ne vous êtes pas attardé, dans vos confidences, sur ce temps de la longue patience coïncidant avec les deux demi-échecs du Jean-Baptiste qui vous tenait aux fibres, et de votre chère Sainte-Famille ; mais, à votre réserve, à vos réticences mêmes, j’ai cru comprendre que vous aviez beaucoup appris, au cours de cette période néfaste, sur la nature humaine et la valeur de quelques amitiés.

    Toujours est-il que, pour vous changer les idées, et vous amuser, car vous n’êtes ni aigre ni amer, et la délectation morose vous est inconnue, vous vous êtes attelé à une pièce qui sera La petite Hutte – le mari, la femme et l’amant échoués sur une île déserte après un naufrage. Vous avez écrit l’irrésistible dialogue du premier acte, où l’amant jaloux exposant au mari comment il le trompait à Paris depuis des années, lui démontre, avec une logique imperturbable, qu’il n’y a rien de changé, et, par conséquent, aucune raison pour qu’ils ne continuent pas à se partager la femme – que vous aviez appelée Suzanne, peut-être en souvenir de Giraudoux : après tout, ce naufrage pouvait très bien avoir eu lieu aussi dans le Pacifique !

    Les mois passent lentement. Nous vous retrouvons, sur deux cannes, à Talloires...

    Vous cherchez toujours en vain l’idée mirobolante qui vous permettrait d’introduire, au milieu de la pièce, un quatrième personnage capable de dépanner l’action, oui mais voilà, qui serait-il ? Un indigène, un bon sauvage, le diable, un ange, un ange noir ? Et quelle langue parlerait-il ? Le petit blanc ? Où, quand, comment l’utiliser ensuite ?

    Et, sans doute parce que vous étiez, sinon dans le lac, du moins tout au bord, et que vous méritiez largement, après tant de déboires, une compensation : un soir, pendant que vous dîniez, vous vîtes soudain, un des cuisiniers noirs du restaurant, qui traversait les jardins de l’hôtel.

    Est-ce le côté insolite d’un cuisinier noir et blanc sous les arbres qui frappa André Roussin ? Il pensa aussitôt à son pseudo-roi de l’Ile. Un grand chef ? De cuisine, oui. Ce sombre deus ex machina pourrait bien être le cuisinier du bateau, naufragé, lui aussi, sur cette île.

    La pièce pouvait repartir... vers son triomphe.

    Car c’en est un.

    Enfin Nina.

    Votre excellent ami Gabriel Arout vous a apporté un projet de pièce que vous auriez écrite à deux, mais vous sentez que vous n’êtes pas fait pour être un demi Meilhac et Halévy ou la moitié de Flers et Caillavet.

    Néanmoins la scène initiale vous retient, car elle correspond à l’idée que vous recherche depuis un an

    Depuis un an, avec Fernand Gravey, et Suzanne Flon, vous jouez donc La petite Hutte.

    Et vous êtes comme, tout auteur après une réussite fondée sur un tour de force.

    Vous avez peur de ne pas être égal à vous-même.

    II n’y a qu’un moyen de faire aussi fort, c’est de faire plus fort.

    Après tout, n’est-ce pas, une île vous offrait bien des commodités !

    Quand vous vouliez qu’un des hommes sortît, vous l’expédiiez à la chasse ou à la pêche. Quand vous vouliez éliminer Suzanne, vous l’envoyiez au bain. Cela faisait partie de son iconographie...

    Et si l’on remplaçait l’île par une garçonnière ?

    Mais dans une garçonnière, quelle nécessité pourrait bien retenir en tête à tête le mari, la femme et l’amant ?

    Pourquoi ces trois-là ? Pour aller au-devant des reproches. Pour renouveler, avec l’apparence du naturel, des combinaisons vieilles comme le monde depuis qu’il y a eu deux hommes et une femme. Pour écrire une pièce totalement différente avec les mêmes types, mais à partir d’une donnée dissemblable et inédite.

    Un homme jeune attend donc chez lui sa maîtresse.

    C’est le mari de celle-ci qui survient, pour abattre l’amant du ménage.

    Seulement, au lieu de tomber sur un type terrifié ou prêt à 1a bagarre, le mari se trouve en présence d’un homme désabusé qui a précisément envie de mourir et demande à l’époux de le délivrer de la vie.

    Or il se trouve que le plus intime de vos amis, qui vous ressemblait comme un frère, était alors un homme couvert de femmes, las des complications, et qui – sans se tuer pour autant – aurait bien voulu en sortir. Ce vous était une occasion de « soigner » le personnage flatteur de l’amant que vous auriez joué à plaisir, comme personne. Et vous mettez aussitôt en face de lui, un petit homme à cache-nez, un petit bonhomme pitoyable et comique, pour qui les rhumes sont une tragédie, qui est malade d’inquiétude à la pensée de tomber malade, qui se bourré à éclater de médicaments. Il est fonctionnaire aux Finances, c’est-à-dire méthodique, réfléchi, pas du tout jaloux ni amoureux. Il vient trucider son rival par besoin de mettre de l’ordre, parce qu’il n’admet pas les oisifs, les jouisseurs, «  les voleurs de miel »....

    Donc vous vous lancez dans la scène où le petit fonctionnaire bilieux, frileux, souffreteux, vertueux, pincé, falot, nasillard désarçonné par l’intention qu’a son rival de mourir commence à le réconforter et s’emploie à lui assener une leçon d’énergie vitale.

    Cela vous prend encore dix minutes.

    Mais, au bout de ces dix minutes, vous vous demandez bien ce qui va se passer. Il faut faire arriver la femme, maîtresse de l’un, épouse de l’autre.

    On sonne, aviez-vous écrit.

    C’est Gilberte, disait le mari.

    Oui, répondait l’amant.

    Mais personne ne se décidait à aller ouvrir.

    C’est que vous ne saviez pas du tout quelle tête avait cette dame. Gilberte, oui, bien sûr, et puis après ?

    Vous nous assurez que vous n’entendiez pas Gilberte. Ce n’était pas la femme sans homme, mais la femme sans voix.

    Encore vos voix !

    Vous restez trois jours l’oreille tendue et le stylo en l’air.

    C’est alors que vous vous souvenez d’un coup de téléphone vieux d’une quinzaine de jours, où une voix – toujours les voix décidément ! – pleine de roulades et de sonorités danubiennes – le beau Danube blond – vous avait dit : « Cherr Monsieur, je ne vous connais pas, mais je me demande ce que vous attendez pour m’écrire un rrôle. Vous savez que, quand je veux, je peux être une bonne actrrrice. »

    Avait suivi le rire moqueur et triomphal de l’effervescente, la mousseuse, la fougueuse, l’impétueuse, la torrentueuse, l’inimitable Elvire Popesco.

    Vous vous dites :

    – Et si Gilberte, c’était Popesco !

    Vous rayez Gilberte, vous l’appelez Nina. Et tout change. Un personnage se substitue à un autre. Votre propos se modifie. La comédie prend corps. Le caractère s’installe. Tout s’ensuit. Si l’amant voulait rompre, c’est que Nina était la femme forte qui ne peut trouver d’homme à sa mesure, et qui règne sur deux faibles incapables de lui échapper.

         – J’avais, concluez-vous, trouvé le sujet de ma comédie : le drame des couples mal assortis qu’une sorte de fatalité enchaîne et qui ne peuvent se rompre malgré le malheur qu’ils engendrent.

    Du coup, se déclenche l’effet essentiel : Nina trouve chez son amant, son pauvre petit mari sur qui elle a l’habitude d’exercer son autorité :

         – Qu’est-ce que tu fais ici, tu n’es pas fou avec ton rhume d’être sorti par un temps pareil !

    Elle lui prend le pouls et, dans un mouvement invincible, elle contraint le malheureux à se coucher dans le lit de l’amant. La solution était trouvée, la situation justifiée. La logique était de la fête.

    L’acte pouvait a’achever.

    Rideau.

    Et dire que la presse vous reprochera votre facilité !

    Plus d’un de vos confrères aurait rêvé d’équilibrer, aussi facilement, l’échafaudage des situations comiques de Lorsque l’enfant paraît où Gaby Morlay et André Luguet se taillèrent un succès inoublié.

    Était-il donc si facile de faire une pièce sur Un amour qui ne finit pas sans que les deux principaux héros de la pièce se trouvent jamais en présence ?

    Dire qu’aucun critique ne s’en est aperçu. Et moi pas plus que les autres. Je me demande ce que je fais ici.

    Il m’est arrivé d’exprimer, en cours de représentation, certaines craintes, mais qui finissaient généralement dans un éclat de rire, car, à l’instant même où je venais de noter sur un coin de mon programme la critique que je m’apprêtais à vous adresser, vous la mettez textuellement sur les lèvres d’un de vos personnages ! Ce qui est une façon brillante et malicieuse de montrer que vous n’êtes pas dupe.

    Je vous ai parfois reproché quelques longueurs et réitérations dans vos scènes d’exposition. Je ronchonnais : « Mais pourquoi insiste-t-il ? Nous avons compris depuis longtemps. Il parle pour ne rien dire... » Aujourd’hui, votre spirituel exorde m’a éclairé. C’est pour laisser aux photographes et aux caricaturistes le temps d’opérer. Cela a eu quelquefois d’heureux effets : tout de suite après Nina, mon ami et complice Jean Sennep représentait Elvire Popesco bourrant de médicaments un Robert Vattier alité, avec, sous son dessin, cette légende : « Prendre le soir après le repas, un comprimé de Courteline et deux gouttes de Molière dans un verre de Feydeau. »

    Je vous ai, d’autre part, assez souvent cherché querelle quant à la complaisance de certains de vos personnages pour la verdeur de langage, les mots un peu crus, un peu forts, un peu gros, un peu gras. Vous nous avez expliqué depuis, dans vos jolis souvenirs, dans quel compartiment de votre jeunesse vous aviez été chercher vos modèles.

    Tout s’éclaire... (Hélas ! car que pourrait vous reprocher désormais ?)

    Rassurez-vous, nous trouverons bien !

    Ce qui est sûr c’est que vous avez toujours fait exactement tout ce que vous aviez envie de faire au risque de vous tromper, au risque de vous perdre. Vous écrivez ce qui vous amuse ou ce qui vous intéresse. Votre théâtre a été inventé, composé, ordonné, «  pour le plaisir », le vôtre avant celui le spectateur. Et cela est sympathique dans un temps où l’on se heurte à des gens qui se plaignent de travailler et n’aiment pas leur métier. Vous, Monsieur, après des années, vous vous émerveillez encore, qu’on vous donne de l’argent pour exercer votre profession. Et ainsi, vous pourriez servir de modèle au portrait de l’amateur de théâtre.

    Vous avez également à mes yeux une qualité très estimable. Vous êtes certain de ne pouvoir écrire d’autres choses que celles qui sont venues profondément de vous-même.

    Et cela vous a amené à faire un souhait : « Pouvoir en mourant, penser : j’ai dit tout ce que j’avais à dire et comme je devais le dire. Si ce bonheur m’était donné, je crois que j’embrasserais la mort le premier, histoire de l’étonner. Elle doit avoir si peu de sujets d’étonnement. »

    Beaucoup de vos spectateurs qui sont des Français bien tranquilles, en auraient un de taille si l’on venait leur affirmer qu’il leur est fort souvent arrivé de ne pas saisir vos intentions, ou plutôt pour parler à la mode, de ne point « appréhender vos motivations ». Non que vous soyez un auteur hermétique. Il existe pourtant, entre le public et vous, un malentendu qui vous fut profitable. Vous vous en êtes expliqué loyalement et congrûment.

    Dans les Entretiens radiophoniques qu’il a eus avec mon ami Abadi, grand «  archiviste sonore » de la scène française à l’O.R.T.F., André Roussin nous prouve qu’il s’est examiné avec bonne foi, qu’il a réfléchi sur son art.

    Il dit : « Les sujets n’ont pas d’importance. Ce qui compte, c’est ce que chacun apporte de lui dans une pièce. Les genres n’en ont pas davantage. Il n’y a que de bonnes et de mauvaises pièces. »

    Il dit aussi : « Le tout n’est pas d’écrire une pièce sur le Vietnam ou les horreurs de la guerre. Ce qu’il faut, c’est écrire une pièce qui touche les gens et les fasse réfléchir. »

    Il dit encore : « Vous pouvez toujours faire une pièce sur ce que vous voulez, si elle n’intéresse pas le public, votre entreprise est sans portée. Pour moi, ce qui importe c’est de plaire. Si une pièce a du succès, cela prouve qu’elle correspond à une sensibilité. »

    Il dit également : « Quand on me fait grief de ne pas me mêler à l’avant-garde, qu’est-ce que cela signifie ? L’avant-garde, la vraie, c’est l’annonce d’un style qui va fleurir. Exemples : les premiers ouvrages de Beckett et d’Ionesco. Ceux qui font de » l’avant-garde « dans le sens de Beckett et Ionesco, ne sont que des imitateurs. Chacun sa petite chanson pourvu qu’elle soit à lui. »

    Il dit enfin : « Ce qui arrive, c’est qu’on n’est quelquefois pas l’auteur idéal de la pièce et du sujet auxquels on pense. Il m’est arrivé de faire des rêves de Crommelynck ou de Claudel.. Mais je ne crois pas que c’était mon affaire... »

    Des partisans du théâtre engagé, vous ont reproché de ne pas mettre dans vos pièces des ouvriers, des prolétaires, des syndicalistes, des grévistes, des éboueurs. Vous avez répondu : « Ce n’est pas ma faute si je n’ai pas grandi en usine. Je suis bourgeois, fils de bourgeois, j’ai été élevé dans la bourgeoisie, j’ai peint la classe que je connais le mieux et des familles comme j’en voyais »

    Mais ce que le public, lui, n’a pas vu, c’est que chacune de vos pièces était un procès. Les bourgeois n’ont jamais voulu voir que vous faisiez d’eux des portraits peu flatteurs, et les anti-bourgeois ne l’ont pas vu davantage à cause du succès que vous faisaient les bourgeois.

    Vous citez un exemple frappant à propos de ce chef-d’œuvre : Les Œufs de l’Autruche.

    «  Dans Les Œufs de l’Autruche, dites-vous, je montrais un père aveugle et incompréhensif, – qu’incarnait à la perfection Pierre Fresnay – un père gueulard et stupide, le cerveau plein d’idées toutes faites et de lieux communs bourgeois. Naturellement, il jugeait Picasso de haut : » Je me charge d’en faire autant, tu mets un pied à la place d’un œil. Une paire de fesses en guise d’oreilles, et hop ! le tour est joué ! « La salle riait. Après quelques représentations, le public applaudissait cette réplique. C’est qu’il était, dès lors, composé de gens qui pensaient ce que disait mon personnage et étaient ravis de l’entendre formuler. Que mon intention ait été de faire rire de ce personnage et de sa sottise, ne pouvait leur venir à l’esprit puisqu’ils partageaient cette sottise-là. »

    Ils ont des oreilles et n’entendent pas. Ils ont des yeux et ne voient pas. Et voilà peut-être, Monsieur, qui justifie le titre parfois donné indûment à votre pièce Les yeux de l’Autruche. Il est vrai qu’on l’a, quelquefois aussi, appelée plus mystérieusement Les vœux de l’Autriche !

    « À l’instant où le spectateur flaire qu’il est visé, il fait dévier le tir sur un coquin, un parent à lui, ou même un ami et, dès lors, il peut rire en toute sécurité. »

    Cela nous fait souvenir de ce qui s’était passé à la générale de Vient de Paraître d’Édouard Bourdet. Celui-ci craignait un peu que son modèle Bernard Grasset se reconnût dans l’éditeur qu’il avait mis en scène. Et, pendant toute la représentation, on eut la bonne surprise de voir Bernard Grasset rire aux larmes, et ses voisins l’entendaient s’étouffer entre deux fous rires : « Ah, ah ! ce que c’est drôle, c’est tout à fait Gallimard ! »

    Au fond, les spectateurs idéaux du théâtre satirique, ce sont les Grasset qui croient qu’on est en train de les faire rire des Gallimard.

    Seulement voilà, il peut arriver que les gens se reconnaissent et, en général, cela ne leur fait aucun plaisir.

    À la création à Bruxelles, du Mari, la femme et la mort où l’épouse veut à tout prix tuer son conjoint, vous étiez surpris par la froideur de certains archipels du public, quand le Bâtonnier de l’Ordre des Avocats vint vous dire : « Ne vous étonnez pas d’une certaine réserve. Je connais pour ma part six assassins dans la salle. »

    Vous n’aviez, Monsieur, qu’à ne pas faire si vrai !

    Le sort de votre Sainte-Famille vous chagrina davantage.

    Vous en cherchâtes mille raisons accidentelles et matérielles.

    Il en existe, je crois, une seule, et fort logique, qui n’a rien à voir avec la défaillance de certains accessoires et les mécomptes de la représentation. Cette fois-là, entre votre public et vous, il n’y a pas eu de malentendu, parce que les spectateurs qui sont venus, ont très bien entendu ce que vous leur disiez. Et, mon Dieu, il faut avouer que vous ne leur disiez pas des choses excessivement aimables sur la famille, l’hérédité, la bourgeoisie. Vous parliez sans détours.

    Vous prétendiez que tous les rhumes, toutes les sciatiques, toutes les peurs, tous les ratages étaient dus à la manière dont on est élevé en famille ; que les familles vous rabâchent des principes idiots qu’elles n’observent pas ; qu’on aurait probablement plus de courage si l’on ne connaissait pas ceux à qui l’on ressemble...

    « L’orgueil de chaque famille réclame un grand homme, mais un grand homme sans âme, sans éclat, un grand homme gentil en pantoufles, qui ne risque pas de prendre froid ou d’attraper un mauvais coup. Familles, qui faites profession de croire à la Sainteté, quelle idée vous en faites-vous, vous qui ne voulez jamais renoncer à rien ? »

    Le procès devient un réquisitoire où votre héros dit aux gens de sa race, tout ce qu’on peut leur dire quand on en a gros sur le cœur Ce n’est plus un examen de conscience, c’est un règlement de comptes.

    Et figurez-vous que, pour une fois, les bourgeois, les familles, les bonnes gens ont très bien compris de qui vous parliez et que vous parliez à eux. Pour une fois la bourgeoisie, cette Sainte-Famille n’a pas reconnu pour un de ses enfants, son auteur dramatique de prédilection, car pour une fois, au lieu de la reposer, de la tranquilliser, de la sécuriser (comme on dit – hélas !) la dérangeait et l’inquiétait.

    En somme, votre public avait pénétré vos intentions, mais du coup il était venu moins nombreux Et ce peut être le drame de l’auteur dramatique : vaut-il mieux être reconnu pour ce qu’on est et n’avoir qu’un succès tempéré ; ou triompher au prix d’une erreur d’interprétation ?

    Voudriez-vous convenir, Monsieur, que, pour une fois, vous vous seriez bien accommodé de ce qu’on pouvait appeler « le bon vieux malentendu des familles ».

    Cela m’eut certes privé du plaisir d’aller vous voir faire une tournée Karsenty à une voix, avec cette pièce dont vous teniez, à vous tout seul, les dix-sept rôles, ce qui m’a, ainsi qu’au public, procuré un vif agrément, car vous êtes, tout le monde le sait, un excellent acteur.

    Acteur, par conséquent.

    Auteur incontestablement.

    Amateur par vocation.

    Peintre également, puisque, à certaines heures de doute, vous vous êtes mis à peindre ; et, aujourd’hui, les peintres, les vrais, vous tiennent pour un des leurs.

    Mais cela n’est pas encore tout. Vous auriez pu, nous l’avons vu, faire de la critique dramatique. N’avez-vous pas écrit avec une douce ironie : « On conçoit qu’un auteur fasse de mieux en mieux des pièces de moins en moins bonnes! » D’ailleurs, nul représentant de ma profession n’a aussi joliment défini le style de quelques grands auteurs dramatiques : «  Les répliques de Molière sont des coups d’épée ; celles de Marivaux, des coups de lancette ; Beaumarchais envoie des pétards dans les salons ; Courteline joue du clairon dans une cour de justice ; Montherlant arpente la scène avec un sceptre et un fouet ; Sacha Guitry, manchettes empesées, se promène sur un tapis mou, faisant un feu d’artifice d’allumettes »

    Qui dit mieux ?

    Enfin, Monsieur, le prétendu auteur de Boulevard que vous êtes, a lancé, à plusieurs reprises, des appels au public, pour qu’il aille voir des pièces d’Obaldia, Dubillard et Billetdoux, Yves Jamiaque, Weingarten, Grumberg et compagnie. Vos jeunes confrères et l’avant-garde n’ont jamais eu de plus ardent défenseur que vous.

    Ce geste, ce geste généreux, aurait plu à Pierre-Henri Simon.

    L’auteur de Théâtre et Destin avait ce goût de la découverte ; ce désir d’aider de jeunes talents ; ce sens de l’espérance qui renaît éternellement de ses cendres. Pierre-Henri Simon aimait, comme vous, la nouveauté ; mais, chez lui comme chez vous, cet amour n’impliquait aucun mépris de la tradition. Chez vous comme chez lui, cette foi dans l’avenir respecte tout ce qui reste beau, grand, noble à travers la ronde des modes et la coulée des âges. C’est par la loyauté, la dignité que vous vous ressemblez. C’est cette honnêteté et cette horreur de l’éclaboussement qu’il eut reconnues et appréciées en vous. Il était d’une discrétion qui ne se peut comparer qu’à la vôtre, et votre aménité nous rappelle heureusement sa gentillesse et son urbanité. Il avait un profond besoin d’amitié et d’échanges, correspondant à l’élan généreux de sa nature, à l’appel d’un cœur viril et pudique, et mieux que personne, vous auriez répondu à sa franchise par un égal appétit de confiance et une même soif de chaleur humaine. Il avait la passion de son métier. Il eut compris la joie que vous avez toujours ressentie à faire le vôtre. Enfin. je crois que, pour de bonnes raisons, il eut été touché par cette authenticité, ce naturel et cette souriante incertitude foncière qui trouve son armature vitale clans la recherche d’un idéal d’honnête homme ; oui, c’est tout cela, et votre simplicité, qui auraient séduit le très regretté Pierre-Henri Simon s’il avait eu le temps de vous connaître.

    Après l’éloge de la comédie qu’il a prononcé, Pierre-Henri Simon eut mis, Monsieur, tout son cœur à vous recevoir au sein de notre Compagnie, où le destin veut que vous lui succédiez.

    Mais je puis déjà vous assurer qu’en vous écoutant parler de lui, comme vous l’avez fait tout à l’heure, tous ses amis sont devenus les vôtres.