Discours de réception de Jean-Jacques Gautier

Le 17 mai 1973

Jean-Jacques GAUTIER

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. Jean-Jacques Gautier, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Louis Armand, y est venu prendre séance le jeudi 17 mai 1973 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

On dit que remercier est facile. C’est, à la fois, ce qu’il y a de plus doux et de plus ingrat. Entendez : de plus malaisé.

J’ai cru, autrefois, que le plus difficile était, pour un jeune auteur, de dédicacer son premier roman à un grand critique littéraire dont il espère un article.

J’ai cru, naguère, que le plus difficile était, pour un candidat à l’Académie Française, de trouver une formule d’envoi décente, à apposer sur le livre qu’il adresse aux membres de cette Compagnie où il souhaite être admis.

Je croyais, jusqu’à ce jour, que le plus difficile était, pour un nouvel académicien, de remercier de façon convenable ceux qui l’ont élu. En effet, cette valse-hésitation entre l’humilité et son contraire, est bien délicate à danser.

La tendance de ma joie serait d’être expansive. On m’assure qu’il ne le faut point, et je le regrette presque, en constatant que le plus difficile sera tout simplement d’être naturel. Vous m’objecterez : « Était-il nécessaire que vous occupiez un des quarante fauteuils pour faire cette découverte ? »

J’ai toujours pensé qu’un fauteuil favorisait la réflexion. C’est pourquoi, je vous remercie de m’avoir offert celui qui me tend les bras, bras qui, en la circonstance, me font un peu songer à ceux de la Vénus de Milo.

Mais, Messieurs, je n’y puis rien : je suis très heureux... et ne sais que le laisser voir. Il me semble que ce sera la meilleure manière de vous exprimer ma reconnaissance.

Quelqu’un vous confie-t-il, parfois, en arrivant ici : « J’ai souvent douté de moi ; j’ai eu plus d’un moment d’anxiété ; que de perplexités et de scrupules j’ai connus ! » Peut-être est-ce un tort que de ne pas rappeler ces heures d’incertitude raisonnable précédant le contentement raisonnable d’aujourd’hui. Une vie d’écrivain ne roule pas toujours toute seule. Celui qui est à l’intérieur, a souvent l’impression que connaît le passager d’un avion sur les pistes d’envol : les cahots sont rudes, les pneus de l’appareil sont crevés, le train d’atterrissage va se disloquer !

Aujourd’hui, Messieurs, par la grâce de votre choix, il me semble que je roule sur un tapis... vert naturellement ; et que, loin d’atterrir, je suis sur le point de m’envoler.

... Votre Coupole m’arrêterait !

 

Pour traduire sa reconnaissance, le nouveau venu voudrait trouver des mots qui n’aient jamais servi. Hélas, il se présente après tout ce que des siècles ont compté de romanciers fameux, de poètes géniaux, d’illustres dramaturges, de princes de la science, d’économistes lucides, de diplomates subtils, d’avocats réputés, de prélats éminents, de philosophes révérés, de chefs d’armée glorieux.

Et, tout à coup, rien que d’évoquer cette imposante phalange, le plus humble récipiendaire chancelle d’orgueil ; le plus superbe impétrant vacille d’une timidité qui ressemble à la modestie.

Voilà pourquoi, Messieurs, vous ne voyez jamais marcher vraiment droit, celui qui s’avance, d’un pas lent, sous ces voûtes majestueuses, entre ses parrains qui le guident, au roulement sourd des tambours...

Deux autres considérations impressionnent ce grand commençant obligé de vivre dignement l’épreuve qu’il a rêvé de subir.

Pénétrant en ces lieux où, chaque jour, le talent se plaît à rendre hommage au génie qui, de son côté, reste attentif à ne point marquer entre eux de différence, il va retrouver certains de ses maîtres d’hier qu’il ne saurait traiter familièrement, mais dont il souhaite en secret de devenir l’ami...

Enfin chacun aimerait n’avoir pas connu personnellement celui auquel le destin l’amène à succéder. Comment en ce qui me concerne, ne serais-je point gêné d’occuper la place de quelqu’un que vous ne cesserez de regretter car il n’a pas fini de vous manquer et je sais tout l’agrément que vous trouviez chaque semaine à redécouvrir la constante originalité de ses vues dans tous les domaines ?

Je voudrais, pour lui rendre hommage et dissiper un peu l’assombrissement de ceux qui l’ont aimé, montrer comme il était humain et pourquoi extraordinaire. Satisferai-je par mon éloge sincère, tous les amis de Louis Armand ? Trop de gens estimeront que je n’ai pas trouvé les termes convenables pour exposer ce qu’il avait fait dans une partie qu’ils connaissent comme personne. C’est là toute la difficulté de parler d’un spécialiste universel.

Mon propos pourrait s’intituler : « Roman d’un homme en mouvement ou la vie discursive de Louis Armand ». Mais quel écrivain d’imagination eut osé inventer l’enchaînement des tableaux d’une existence composée avec un tel art ?

Ce conducteur d’hommes, à la fois sourcier et cheminot, qui, ayant dressé l’inventaire des forces de la France, fit partir tous ces trains en direction de l’Europe, cet humaniste qui devait esquisser l’histoire de l’avenir avec des mots de demain, où un romancier l’eut-il fait naître

En pleine terre, en pleine campagne, en plein air, en plein ciel, bien sûr.

Dans ce ciel de montagne où flottent souvent, à mi-hauteur des couches de brouillard et des volutes de nuages, de grandes écharpes mouillées bleu ardoise ou violacé, parmi les sapins en formation d’assaut, tourne sur lui-meure, un petit bourg aux toits faits pour la neige ; mais, en toutes saisons, encore maintenant, l’on respire dans ses rues, entre ses maisons, l’odeur des granges à foin et des feux de bois.

Juste dans le tournant, une vieille maison campagnarde au plancher de bois brut.

Rien n’a changé.

C’est évidemment au-dessus de cette demeure rustique, que l’inventeur de belles histoires, aurait fait naître son héros.

Et c’est là qu’il est né.

Son père lui enseignant la nature, un jour, l’enfant qui voit une aubépine, lui demande ce que c’est. « C’est le printemps », répond le père. À quelque temps de là il interroge son fils pour savoir ce qu’il a fait de sa petite canne. « Je l’ai laissée dans le printemps », explique gravement le gamin. Sera-t-il donc poète ?

Ce petit Savoyard n’est pas un enfant comme les autres. Il fabrique du « fer préhistorique » si j’ose dire, pour démontrer que les Romains auraient dû avoir plus d’estime pour ses ancêtres qui en faisaient autant. Il fabrique du verre afin de prouver qu’il ne faut pas laisser perdre le beau sable blanc du Salève.

À douze ans, voulant persuader le monde que la digitale jaune de son pays, vaut mieux que la rouge qu’on trouve ailleurs, il se met à fabriquer de la digitaline.

La rage de la photo le prend. Du coup, il fabrique de la gélatine. Il fabrique du nitrate d’argent en faisant dissoudre une pièce de deux francs dans de l’acide azotique fumant. Il fabrique de l’acide pyrogallique avec de la noix de galle. Il fabrique même un appareil photographique dans un vieux carton à chaussures. Que ne fabrique-t-il pas ? Tout à partir de rien.

De son vieux balcon, il voit la pharmacie d’en face. Un jour, il a traversé la rue ; dans l’officine, il y a une jeune fille, et, comme s’ils avaient été de toute éternité promis l’un à l’autre, la vie tiendra pour eux les promesses du vert paradis...

Le jeune Armand pourrait déjà dire comme il le fera plus tard « La terre pour moi ça compte. Je suis bien dans n’importe quelle promenade à pied. Mais mes pieds ne sont pas aussi heureux sur le macadam que sur des rochers ou sur de l’herbe. »

Chaque fois qu’il parlera de cette contrée où, aujourd’hui, son cœur se repose d’avoir battu, il évoquera un bien-être correspondant à une certaine altitude qu’il reconnaîtra partout dans le monde, au cours de ses voyages. Cruseilles se situe exactement à la hauteur qui convient à ses poumons. Et l’enfant courant dans les petits chemins, prend le goût des eaux de la montagne qu’il boit à toutes leurs sources.

Au moral, il n’est pas de ceux qui ont besoin qu’on leur dise : « Je t’apprendrai le respect ! » Il n’a pas peur de se diminuer en montrant de la déférence à ce qu’il tient pour digne d’égards. Il sait déjà que c’est une preuve de bonne santé que de pouvoir admirer avec force.

Ses camarades de lycée le décrivent pareil à ce qu’il allait devenir au plus haut de sa courbe. Ils insistent sur ce prodigieux don de parole qui devait étonner. Semblable à Diderot dont M. Jean Guéhenno a écrit qu’il « cédait au généreux besoin de se libérer par le bavardage », mais un bavardage de qualité supérieure, notre jeune homme parlait tout le temps et, comme Diderot, ce que Louis Armand disait, n’était jamais banal. Et puis, tout à coup, au moment où l’interlocuteur le croyait perdu dans les lois de la formation glaciaire, voilà qu’il se lançait dans un exposé passionnant sur le Pithécanthrope de Java ou l’organisation des lobes du cerveau. « Ce diable de garçon, disait le labadens, semblait s’intéresser à tout, être compétent en tout. » Et, pour le reste, son imagination l’inventait joyeusement.

Selon l’expression spirituellement condensée de M. Jean Rostand, « entré d’abord à l’École Polytechnique, puis à l’École des Mines, il sortira second de la première et premier de la seconde ».

Ce ne devait être que le commencement d’une longue et brillante carrière d’honneurs, car votre confrère, Messieurs, était couvert de médailles, de grades et de titres auxquels on ne pensait pas en le voyant tant il les étalait peu, mais, de même que François Mauriac était peut-être plus fier d’avoir été élu à l’Académie de Bordeaux que de toutes ses autres dignités, de même Louis Armand ne dissimulait pas l’orgueil qu’il éprouvait, d’avoir été lauréat de l’Académie de Médecine pour un travail sur les eaux qu’il avait fait à vingt-cinq ans.

Il est alors ingénieur à Clermont-Ferrand. À ce titre, il s’occupe des eaux qui coulent sous la terre. Il aime l’eau. Quand il parlera d’attachement à la famille, de respect dû aux anciens, il dira que ce sont des « sentiments aussi naturels que l’amour de l’eau ».

Il était même, de son propre aveu : « passionné d’eaux minérales ». C’est ainsi qu’il se spécialise dans l’analyse des sources. Il établit le rapport sur lequel se fondera la réputation des eaux de Châteldon ; et la station de Vichy s’adresse à lui qui rendra par sa décision, une seconde jeunesse à la Grande Grille.

Et, toujours comme dans les histoires bien composées, il y a le coup de pouce du destin. Louis Armand note cette intervention providentielle : « Un jour, à l’occasion d’une expertise dans laquelle les chemins de fer étaient en cause, leur représentant s’est dit, que j’avais là une vocation sous-jacente et, pensant que tout le monde a besoin de gens qui ont une vocation, m’a suggéré de venir au chemin de fer. »

Dès lors, Louis Armand est signalé, fiché. À la tête des services publics, il y a des hommes à l’affût des valeurs montantes. On a l’œil sur le petit ingénieur des Mines de Clermont-Ferrand et, un autre jour, l’un de ces administrateurs au regard perçant, appelle Louis Armand au P.L.M.

Quinze ans plus tard, Louis Armand sera directeur général de la S.N.C.F. Et, à cette date, il n’a point fini de s’élever.

Voilà donc Louis Armand au chemin de fer.

Il a aimé ceux qui y travaillent. Il s’en est fait une famille. Il a respecté leur esprit. Il a adopté leur mentalité. Il est entré dans leur passion. Il a partagé avec eux — parce qu’il l’avait en lui — le goût de l’exactitude poussé jusqu’à la manie. Voulant adresser le plus grand compliment qu’il imagine, à son fidèle collaborateur Michel Drancourt, il dira : « J’ai tout de suite su qu’il ferait l’heure. » Faire l’heure, c’était un mot de ses cheminots. Il a apprécié leur sens de la solidarité. Il s’est accommodé de leurs défauts. Chaque fois qu’il l’a fallu et que c’était possible, il a défendu leurs droits.

Il a montré la considération qu’il avait pour l’individu à l’intérieur d’une masse personnalisée. Tous le connaissaient. Il en connaissait mille. Il s’est fait un plaisir, et un art, de les commander. Il a obtenu d’eux, sans effort ni contrainte, obéissance. Ils ont accepté son autorité parce qu’elle était naturelle. Cet homme d’esprit socialiste avait une ferme notion de la hiérarchie, celle qu’on ne doit pas avoir à faire sentir, car elle va de soi.

Il plaçait haut la technique. Il soignait le matériel. Il aimait les trains. Il pensait aux voyageurs. Il voulait que le travail se fasse mieux, à meilleur compte et moindre peine.

Quels qu’aient été le nombre et la diversité de ses activités, Louis Armand reste d’abord l’homme des chemins de fer. Ce sont eux qui lui ont le plus apporté. C’est là qu’il a le plus apporté.

Avant son arrivée, on se plaignait beaucoup de l’entartrage des chaudières de locomotives à vapeur. Les canalisations intérieures de ces monstres d’acier, étaient rongées par une sorte de calcification comparable à l’artériosclérose. Louis Armand guérit ses chères machines en instillant une mixture soigneusement dosée dans l’eau du tender, « comme nous versons, dit-il, des lithinés dans l’eau que nous buvons ».

Puis, pressentant la fin du règne de la vapeur, il entreprit de remplacer progressivement les engins luisants fonctionnant encore au charbon, tantôt par les locomotives diesel, tantôt par les automotrices électriques dont il assura le triomphe définitif en les dotant d’un appareil qui devait leur permettre d’ingurgiter le vulgaire courant industriel bien moins coûteux, ce qui supprimait du même coup, l’encombrante et onéreuse installation des cages à poules disposées jusque-là au-dessus des voies électrifiées.

Vous souvenez-vous, Messieurs, du « tac-tac-tac » qui rythmait les voyages en chemin de fer de notre enfance ? Nous chantions là-dessus de grands départs inassouvis en nous et le prénom de nos amours. Louis Armand, obligé de négliger ces considérations lyriques et sentimentales, décida, pour le confort des voyageurs et la résistance du matériel aux vitesses élevées, de remplacer ces petits rails métronomiques par de longues barres de 400 mètres qui ne se déformeraient pas sous l’effet de la chaleur et assureraient une plus grande souplesse de roulement aux voitures.

C’est que, dans le même temps, Louis Armand songeait à accélérer singulièrement l’allure des convois. Il avait compris avant tout le monde, que, pour sauver le chemin de fer menacé par la route, il était indispensable que l’on pût dire bientôt aux gens occupés : « Voyagez par le train. Vous irez plus vite, plus loin, plus confortablement. »

Louis Armand lança donc ses premières rames ultra-légères, ultra-rapides, sur les voies droites spécialement équipées pour battre tous les records du monde. Dijon-Beaune d’abord, puis dans les Landes.

Louis Armand a raconté comment les Américains avaient payé des envoyés spéciaux pour assister au « déraillement le plus vite du monde ».

Un petit avion de presse suivait le convoi pour que les photographes et cinéastes puissent tranquillement enregistrer l’événement.

L’accident fut d’un autre ordre, et nul ne l’avait prévu : lancée comme une flèche entre les fûts serrés des pins mauriaciens, la C.C. 107 fit bondir le précédent record à 331 kilomètres à l’heure. C’est-à-dire qu’elle sema purement et simplement dans les airs le petit Piper Cub qui volait au-dessus d’elle.

Il se posa alors à Louis Armand un problème d’une résolution délicate : « Nous avions, dit-il, armé deux locomotives fabriquées par deux industriels concurrents, et tiré au sort la première. La C.C. venait de courir. Le record était battu. Le gros effet produit. Fallait-il, demande Louis Armand, risquer de le détruire, par l’échec éventuel de la B.B. ? L’État-Major était d’avis d’en rester là. Je balançais. Le chef est toujours seul, une fois. Dans cette solitude, la vraie satisfaction du chef est de se sentir capable de distinguer entre l’arbitraire, avec ce qu’il comporte de puéril, et l’arbitrage, attribut de l’homme mûr sachant tenir compte des réalités matérielles ainsi que des réactions humaines ; sachant aussi faire la part de l’imprévu, et prendre conscience de la responsabilité qu’il faut être en mesure de porter, sans avoir le vertige de la chute dans l’échec, comme l’homme parvient à se tenir debout grâce au long apprentissage qui le préserve de tomber. (Paul Valéry n’a-t-il pas dit que la « marche était une chute rattrapée » ?) J’avais eu à prendre, pendant la guerre, des décisions qui m’avaient armé contre ce vertige, et cela m’aida à me résoudre. »

Il donna un ordre, et la B.B. 9004, vert d’eau, s’ébranla. Le second essai devait être un triomphe égal au premier.

 

Les trains vont plus vite. Une beauté en a remplacé une autre et jusqu’à la mise à la retraite des Pacific, le symbole de la puissance, fut ce corps cylindrique énorme qui emmagasinait des forces tumultueuses...

Oh ! que j’aime ces « forces tumultueuses » qui prouvent bien que notre grand maître de la S.N.C.F. n’était pas ennemi de la poésie !

Aurait-il porté atteinte à certaines pratiques pittoresques, s’il n’avait eu d’excellentes raisons humaines de le faire ?

Il était normal que quelqu’un songeât au sort de ces hommes pleins de cambouis qui, avec leurs gros gants noirs, se glissent entre les tampons pour accrocher les wagons... d’autant plus que, sur le plan du rendement, le remplacement de cette manutention périlleuse par un attelage automatique, permet aux États-Unis de tirer des convois cinq fois plus lourds que les nôtres.

Mais ce qui compte avant tout, c’est de lancer l’idée, de la donner à d’autres, de la donner à tous ; et si, demain ou après-demain, nos enfants roulent dans des convois sans mécanicien ni conducteur, c’est bien parce que Louis Armand a fait, une fois, il y a dix-huit ans, circuler sur une section de ligne, entre Paris et Le Mans, un premier train télécommandé.

J’ai cité en désordre plusieurs des expériences et quelques-unes des réalisations de la S.N.C.F. sous sa direction.

Tout le monde sait qu’il l’a conduite de main de maître, pendant toute la guerre sur un parcours hérissé de pièges et de périls. C’est M. Guillaume de Tarde qui, en une phrase, a merveilleusement résumé les difficultés des chemins de fer français sous l’Occupation : « Il fallait que la machine marche et qu’elle marche aussi mal que possible. »

Une chose n’était pas sans agacer un peu, par la suite, Louis Armand. Il trouvait qu’on abusait d’une image chère aux cinéastes : vous savez bien, le plastic, les locomotives qui sautent, les rails tordus, la vapeur fusant de toutes parts en jets brûlants hors de l’engin éventré, au besoin les cris des blessés, toujours allemands, naturellement.

Cela avait existé, il y avait eu, des épisodes de cet ordre, l’ennemi n’en étant d’ailleurs pas la seule victime.

Mais Louis Armand nous fit comprendre que, pour la plupart des cheminots, le combat s’était déroulé avant l’épreuve et à l’intérieur d’eux-mêmes, avec leur autre moi pour adversaire, car il leur avait été plus dur de s’incliner devant la nécessité de détruire un matériel qu’ils mettaient depuis toujours, leur point d’honneur à entretenir, que d’aller, de nuit, ficeler un paquet d’explosif sur un rail, dans la campagne.

Et la Résistance-Fer, si elle a vécu des épisodes spectaculaires, n’a pas été que cela.

Avec une loyauté dont les hommes fournissent peu d’exemples, et ail risque d’être mal entendu, Louis Armand a montré comment il régnait parfois au-dessus de la mêlée, une sorte de compréhension professionnelle entre représentants des chemins de fer germaniques et français. Sans doute, cette espèce de sympathie de métier (tout homme, répète Louis Armand, a deux patries : la sienne et sa profession) a-t-elle, parfois, aplani des difficultés d’ordre secondaire, et, parfois aussi, favorisé le passage des nôtres à travers les mailles de certains règlements allemands.

Au début de l’Occupation, Louis Armand avait deux belles locomotives toutes neuves dont il était très fier. Il les avait mises à l’abri en Zone Libre. Ce qui était contraire aux Conventions d’Armistice. Les Allemands se réveillent. Il leur répond qu’elles sont en réparations. Ses interlocuteurs lui opposent les éloges qu’il faisait, avant la guerre, de ces deux superbes engins. Louis Armand le reconnaît, mais objecte que le bâti d’une des machines, dont le moteur est précisément sous licence germanique, accuse une certaine fragilité, ce qui n’était pas absolument inexact, et, de technicien à technicien, faisant appel aux compétences de son collègue, il demande à l’ingénieur d’Outre-Rhin de convenir de cette légère défaillance. Le spécialiste qu’il avait en face de lui, appréciant qu’un homme de sa patrie, fût-il français, lui fit confiance, se rendit à ses raisons, et, il ne fut plus question de cette machine. Reste l’autre. On prie Louis Armand de la faire amener d’urgence à Nevers où l’attendaient des experts allemands pour décider si elle était cassée ou non. Jamais vous n’arriveriez à faire accomplir gratuitement à des mécaniciens, autant d’heures supplémentaires qu’il en fallut pour ovaliser les cylindres sans défaut de cette robuste mécanique — construite sous licence helvétique, c’est tout dire !... De sorte qu’à très peu de temps de là, elle put faire une entrée très remarquée en gare de Nevers dans un épouvantable cliquetis qui glaça les moelles des agents de la Reichsbahn, pas mécontents tout de même des ennuis que ces pauvres Français avaient avec leurs belles machines !

Mais la guerre n’arborait ni souvent, ni longtemps, ce certain sourire. Il y avait autre chose à faire et Louis Armand s’en chargeait.

La fonction de l’armée silencieuse des cheminots, c’est aussi, c’est surtout de fournir des renseignements. « Et pour cela, déclare Louis Armand, nous ne voulions pas être organisés parce que nous aurions été trop vulnérables. Et moi, l’homme de l’organisation, j’ai combattu avec acharnement toute relation cohérente, toute liaison entre les agents chargés de me rapporter leurs observations. » Louis Armand avait en effet demandé à ses agents de surveiller les déplacements de troupes et de matériel, et de noter tout ce qui pouvait se passer d’anormal dans ce domaine. Or, un jour, plusieurs de ces soldats sans uniforme, remarquèrent un fort petit nombre de convois, dont, très inhabituellement, la composition n’était fixée qu’à la dernière minute, comme s’il fallait observer à leur sujet des précautions particulières. Une telle mesure correspondait toujours à de mystérieux transports d’eau oxygénée. Ces remarques allaient amener une découverte capitale : celle des rampes de lancement de V1 par lesquels l’Angleterre comme Carthage... aurait du être détruite !

 

La guerre des ombres devait aboutir aussi à l’arrestation de Louis Armand et à ses interrogatoires par la Gestapo. Je n’apprendrai rien à personne en disant qu’il fut condamné à mort et condamné à attendre la mort pendant trois semaines. C’est long trois semaines à attendre vingt et une fois, à l’aube de chaque jour, qu’on vienne vous chercher pour vous conduire au poteau d’exécution.

Et, l’on sait aussi que sans les Accords Nordling, ce matin fatal serait fatalement arrivé.

Mais c’est l’épreuve qu’il a subie, qui donnait à Louis Armand le droit de parler comme il fit : « L’intervention de la Résistance-Rail a été suffisamment efficace pour qu’on ne lui fasse pas l’offense de la surestimer dans l’inventaire des facteurs de succès des opérations alliées. Sans nous, les alliés auraient perdu plus de monde, mis plus de temps, mais ils auraient fini par être vainqueurs, c’est évident. On ne se grandit pas en reportant sur soi les mérites dont les autres ont la plus large part. Avoir aidé à se libérer ne signifie pas qu’on se soit libéré. Prétendre le contraire ne serait pas digne d’un peuple adulte. »

 

Louis Armand était devenu dans sa partie, un homme de pointe, sa renommée déborda bientôt les cadres de la S.N.C.F. Son cas fut alors celui d’une vedette modeste — il y en a, croyez-moi — mise en lumière, un peu malgré elle, hors de son emploi.

C’est ainsi qu’ayant perçu ce que pouvait devenir le Sahara, il fut appelé, dans les années 50, à faire partie du Bureau Industriel africain chargé de promouvoir le développement de l’ex-désert rose de nos atlas, et qu’ayant cru à l’avenir de l’énergie nucléaire, il fut, quelques années plus tard, prié d’assumer les fonctions de Président de la Communauté Européenne de l’Énergie Atomique.

Il avait d’ailleurs, dès 1956, dû venir exposer en technicien, les problèmes de l’Euratom devant les députés. Jacques Isorni qui l’était, nous conte qu’il parla avec une grande simplicité « cherchant à peine des mots qu’il ne savait pas loin... et ses images familières prenaient un relief d’autant plus grand qu’elles tombaient des lèvres les plus savantes ».

Enfin, en 1958, le gouvernement lui demanda de participer à l’élaboration d’un rapport qui, sur le thème général des entraves à l’expansion économique, allait devenir le fameux rapport Rueff-Armand.

La liste complète des postes occupés par Louis Armand vient d’être dressée par M. Darnis-Gravelle, l’homme qui lui fut le plus longtemps indispensable. Cette simple énumération ne tiendrait pas dans toute une colonne de journal.

Rappellerai-je à ses amis qui ne l’ont point oublié qu’il fut professeur à l’ENA, vice-président du Centre International de Prospective avec Gaston Berger, et qu’il défendit ardemment ce tunnel sous la Manche que verront peut-être, s’ils ont la chance de vivre très, très vieux, les arrière-arrière-petits-enfants de Louis Armand.

Citerai-je les titres de ses ouvrages : ces Simples propos qui constituent une merveilleuse leçon de choses ; les Propos Ferroviaires si spontanés et naturellement mouvementés ; l’éloquent Plaidoyer pour l’avenir et le fameux et solide Parti Européen, livres qu’il a pu faire grâce au concours éclairé de M. Michel Drancourt auquel votre confrère était fort attaché.

Lorsqu’il se présenta à vos suffrages, Messieurs, il le fit en tant que technicien. Il les aimait ; par opposition aux technocrates, car il respectait les hommes versés dans la technique d’un art ou d’une science, mais ne pardonnait point l’assurance de leur fausse supériorité à ceux qui méprisent l’homme qu’ils entendent gouverner.

Il ne comprenait que les écoles ouvertes à toutes les formes d’intelligence et d’ambition légitime, et qui offrent donc le maximum de chances au plus grand nombre. D’où son éclatant attachement à Polytechnique qu’il considérait comme une voie d’accès idéale au sommet, et correspondant, par conséquent, à l’idée qu’on se fait de l’égalité, ou du moins de ce qui s’en approche le plus parmi les hommes.

Louis Armand disait qu’il est nécessaire de tenir compte de ce grand principe qu’un déplacement sur l’échelle des dimensions, modifie le mode de solution des problèmes : après la dernière guerre, le plus gros navire-citerne jaugeait 24 000 tonnes et nous construirons bientôt des pétroliers d’un million de tonnes ! Songez au nombre d’installations portuaires dont la prochaine exploitation de pareils mastodontes, entraînera la déchéance, et réfléchissez à ceci que nous vivons en un siècle où le matériel n’a plus le temps d’être amorti puisqu’il est « dépassé » avant qu’on ait fini de le mettre en place. De telles notions bouleversent les conceptions de l’économie traditionnelle. Il faut s’y habituer.

Louis Armand revenait souvent sur ces signes de croissance vertigineuse qui caractérisent le monde actuel. Nous aurons devant nous en 1975 un ensemble cohérent de 800 millions de Chinois puisque la Chine « pond » l’équivalent d’une France en trois ou quatre ans.

C’est pourquoi, avant que l’Europe s’adapte à la dimension planétaire, la France doit se hausser très vite au niveau européen.

Aussi, Louis Armand estimait-il que nous devions abandonner certaines activités peu rentables. Quand, disait-il, une industrie est menacée de disparition rationnelle, inéluctable, que faisons-nous ? nous nous dépêchons d’accorder des subventions, opération malsaine car les subventions procurent à ceux qui travaillent race à elles, l’impression que leur travail est utile, alors qu’il coûte à la collectivité.

Louis Armand notait que notre économie en est arrivée à un stade où il est indispensable que les Français admettent la contrepartie de l’augmentation du niveau de vie ; produire plus, plus vite et mieux. L’exemple des États-Unis qui, parce que la productivité y est la plus forte, améliorent sans cesse le standard de vie et réduisent le temps de travail, incite les autres pays à réclamer les avantages résultant d’un accroissement de productivité, mais hélas sans accepter les impératifs du régime économique correspondant.

Il fallait, il faut beaucoup de courage pour exprimer de telles vérités qui vont contre l’opinion. Louis Armand nous prodigue les avertissements: « Cessons de croire que c’est en considérant le fait d’aller travailler à 40 kilomètres de son domicile comme une déportation, que nous pourrons continuer d’assurer longtemps les avantages du progrès social. » D’où, nécessité de recourir à des techniques d’aujourd’hui, en particulier à cette fameuse automatisation dont il ne faut pas avoir peur. L’homme dévoré par les machines à son service, c’est de « l’anti-science-fiction ». N’oublions jamais qu’un fossé nous sépare de ces cerveaux électroniques. Si un robot peut explorer les astres, seul un homme a envie d’y aller. Et cette différence — celle-là même qui existe entre le déterminisme et la liberté — n’est pas près d’être comblée !

En quelques instants, nous venons d’entendre le réaliste nous mettre en garde, le technicien nous encourager et l’humaniste nous rassurer.

Dans tous les domaines, Louis Armand aimait montrer que notre temps, qui présente souvent l’apparence de la discontinuité et des ruptures désagrégeantes, semble au contraire, à maints égards, annoncer l’approche d’une certaine harmonie. Les points de contact entre les sciences, ne cessent de se multiplier ; des ponts s’abaissent entre les régions de l’esprit qui, jusque-là, ne communiquaient guère. Ainsi, c’est aux physiciens et aux spécialistes de la chimie organique, que les archéologues doivent de pouvoir fixer l’âge des Manuscrits de la Mer Morte et des Grottes de Lascaux. Comment ? Ah voilà ! On me l’a expliqué, j’ai cru que j’avais compris, mais je ne me rappelle plus quoi ! C’est pour des gens comme moi que Louis Armand préconisait le  « décloisonnement » général et le « réenseignement » permanent. La chose me faisait moins peur que les mots, ces mots qui, selon lui, répondaient à des nécessités nouvelles, et qu’il était si fier de faire admettre par votre Compagnie !...

Vous avait-il persuadés de l’urgence qu’il y avait à en créer un nouveau, lorsqu’il déclarait à propos de l’Europe, qu’il faut éviter tout « fixisme » paralysant ?

Il était d’avis que si l’on attendait que l’Europe s’édifie en une fois, telle qu’elle pouvait surgir toute armée, ou plutôt toute désarmée, du cerveau des idéalistes, on ne ferait jamais rien.

Il conseillait donc d’éviter les larges concertations qui n’aboutissent qu’à perdre du temps en accentuant les divergences d’ordre général, mais il suggérait, chaque fois que deux pays sont d’accord sur un point, qu’ils concluent un accord particulier ; les gens apprendront de cette manière à se connaître et découvrirent qu’ils peuvent s’entendre. Cela ouvrira la voie à d’autres unions. L’Europe à la demande. L’Europe à la carte. L’Europe au coup par coup. Et puis les sources finiront bien par se rejoindre. Ainsi lorsque la marée monte envahissant le sable, peu à peu des quantités de petites flaques éparses se multipliant et s’élargissant partout à la fois, finissent par se réunir pour former la pleine mer.

Cette mer le long de laquelle il aimait marcher, le corps large, trapu, râblé. Les gros sourcils broussailleux, l’un un peu plus bas que l’autre. Le petit grain de café de l’œil malin brille. Toutes ses rides profondes en accolades parallèles, bougent sur son front. L’ensemble paraît dessiné au fusain et l’expression est celle d’une affabilité naturelle, d’une extrême bienveillance. On lit la bonté au fond de son regard et il y a dans le mouvement de sa bouche tant de générosité ; ce demi-sourire qui flotte, annonce une sorte de tendresse pour l’homme, s’offre comme une promesse de partage, révèle le besoin de donner — impression frappante qu’accentue encore la voix chaleureuse, dense, sonore, bien timbrée, volumineuse, rocailleuse et veloutée.

Il y a ceci d’extraordinaire avec Louis Armand que chacun retient de lui quelque chose de différent.

Quand on a su que j’aurais à faire son portrait, les gens venaient me trouver, l’un après l’autre demeurant éblouis par l’exposé d’une question particulière : celui qui l’avait entendu raconter comment les dauphins communiquent entre eux ; celui qu’il avait fasciné par le tableau de la vie sexuelle du personnel de la N.A.S.A. ; celui auquel il avait fait part de son ingénieuse idée : dans toutes les chambres d’hôtel, il devrait y avoir un appareil à mesurer le bruit, et, le lendemain matin, le voyageur ne paierait sa note que si un certain niveau sonore n’avait pas été dépassé pendant la nuit.

Un jour, Louis Armand explique lumineusement à une de ses amies, les raisons qu’elle cherchait en vain à pénétrer depuis longtemps, de la neurasthénie de son teckel bien-aimé. Nous ne discuterons pas le diagnostic de Louis Armand : d’après lui, le teckel s’ennuie parce qu’il est à ras de terre, il voit le monde d’en bas, sa perspective est humiliante, il fait de la dépression. « Faites l’expérience, conseille-t-il à la dame, mettez-le sur un meuble à votre hauteur, l’animal redeviendra gai. » Mon interlocutrice a conclu spirituellement cette page de thérapeutique canine, en me déclarant qu’outre son immense savoir, Louis Armand avait bien du charme et de la fantaisie. Je crus comprendre que, le même jour, il avait aussi parlé à notre belle amie, inimitablement, des étoiles, cosmogonie proprement teckelienne si j’ose dire.

On ne se plaît à ces anecdotes que parce qu’on sait qu’il y a autre chose, qu’il y a tout le reste.

Il donne perpétuellement une impression de grésillement, de brasillement, d’incandescence.

Sa méthode de travail révèle comment s’élabore cette pensée où passe un courant continu à haut voltage.

Toujours à l’affût de ce qui bouge, l’esprit toujours chargé comme un magnétophone et une caméra, Louis Armand écoute, enregistre. Au cours d’une conversation, il tire de sa poche une vieille enveloppe au dos de laquelle, de son écriture minuscule, il inscrit un mot par-ci, un mot par-là. Plus tard, il ressortira son enveloppe et, de petits traits courts zébrant le papier, il va relier ces diverses idées dans un certain ordre indiquant le cheminement de sa pensée. Et, ainsi de suite, chaque jour, avec tout le monde. Et, comme, d’autre part, Louis Armand est, sans cesse, en train de lire, journaux, revues (il lit tout sauf des romans) comme il engrange continuellement, comme de tout, il fait son miel, le nouveau schéma répondant à tout un ordre de questions déjà étudiées, vient s’inscrire à sa place dans une tête bien rangée, où les petites roues tournent sans arrêt, créant cette sorte de luxuriance intellectuelle qu’on ne peut s’empêcher d’admirer.

De là vient que Louis Armand paraît toujours prêt à parler de n’importe quoi et qu’il semble avoir quelque chose à dire sur tout.

Louis Armand n’aime pas écrire. La parole est son outil de travail, son arme, son fort. Elle se modèle, au fur et à mesure, sur la pensée. Elle en a la souplesse et l’instantanéité. Il aime parler. Il aime être écouté. Il aime agir sur le public.

Son plaisir correspondant à une fonction de l’être, il s’élance dans son propos, sa phrase part et, comme celle de Proust, on ne sait où elle va l’entraîner et nous entraîner. Son « improvisation éruptive » — comme disait M. Jean Rostand, cède peut-être aux sortilèges d’une lointaine ascendance italienne. Les images éclatent, les formules heureuses se succèdent. Il crée des circuits qui raccourcissent l’effort de l’auditeur. Il noue des relations imprévues entre des notions apparemment isolées. Et il se passe quelque chose de magique : l’interlocuteur a l’impression de comprendre ; il s’émerveille de s’intéresser à des questions dont il pensait, jusque-là, qu’elles le laissaient indifférent.

Professeur à la manière de Valéry, à la manière d’Alain, à la manière de Maurois, si l’on n’a pas suivi, il recommence sans lassitude, sans impatience. Il a un mot admirable de bonne volonté, d’humilité, et qui traduit son sens de la pédagogie : « Le fait que vous ne compreniez pas, me fait faire des progrès. »

On s’étonne de la diversité et de l’inégalité, des auditoires devant lesquels il accepte de se produire, c’est que, voulant faire réfléchir le plus grand nombre de gens possible, il n’établit pas de différence entre les êtres. « Toutes les oreilles sont équivalentes » disait Paul Valéry. Lui le croit aussi. À partir de là, il s’adresse aussi bien aux petites filles d’un collège de Neuilly qu’aux Sages du Conseil de l’Europe ou aux anciens du 11e Cuirassiers. Son public peut même n’être composé que d’un seul individu, Louis Armand se donnera autant de mal pour lui que s’il était la foule. Et — ô miracle ! — n’importe qui a le sentiment d’un rapport privilégié. Combien de gens se considèrent comme ses amis, parce qu’il a quelquefois parlé tout haut ses idées devant eux. Et Dieu sait que, d’idées il n’en manque pas ! C’est pourquoi on l’appelle idéophore comme choéphore ou idéobole comme discobole. « Quand on lance beaucoup d’idées, il est normal dit-il, que certaines n’aboutissent pas. Si tous les œufs de morue se mettaient à éclore, il y aurait bientôt moins de mer que de poissons ! »

Lui qui aime fabriquer des vocables, il était ce qu’on pourrait appeler un synthétiseur ou mieux un synthéticien.

Jean Cocteau disait : « Louis Armand, c’est une tête chercheuse. » Et, pourtant, si je n’avais qu’une seule expression à retenir pour caractériser son action, c’est celle qu’il avait, je crois bien, choisie lui-même avec humour pour « rendre » l’anglo-saxon : « brain-storming », « Remue-méninges ».

Il faut, en effet, le remercier d’avoir secoué des quantités de cerveaux qui, sans son intervention, auraient souffert de stase irrémédiable, ce qui est bien le pire défaut de la circulation, puisque la vie s’arrête avec elle.

Louis Armand a vécu comme s’il avait eu deux vies devant lui.

Comment arrivait-il à faire tout ce qu’il entreprenait, car il ne savait rien refuser. Surtout dans les dernières années où l’on eut pu croire que, sans avoir reçu aucun avertissement sinistre, il voulait se dépêcher encore davantage.

Mais, à côté de son travail ininterrompu, de quelle manière vivait Louis Armand ?

Partout, à Paris comme en Savoie ou dans sa maison anglo-normande de Villers, il avait sa vie de famille, sa femme, ses enfants et ses douze petits-enfants au sujet desquels, au moindre rhume de cerveau, ce chef réputé pour son sang-froid, se montrait tout à coup éperdument anxieux.

C’est dans cette maison du Calvados, presque en vue de l’estuaire de la Seine, sous un ciel nacré de Boudin, que je me suis rendu.

Dans le jardin dont les arbres enveloppent la fenêtre, il y a une fontaine ; et son goulot savoyard laisse tomber l’eau de la même hauteur qu’à Cruseilles, pour que le son soit tout pareil — et c’est comme un rappel du thème de l’eau évoquant ses origines, son pays, ses enfances, son enfance, le bruit des sources qui coulent encore.

Enfin la porte s’ouvrit sur une petite pièce lambrissée de pitchpin jusque dans l’embrasure de la loggia où Louis Armand s’asseyait pour travailler.

À gauche de la croisée et perpendiculairement, un étroit divan. Ce soir-là de 1971, ce soir d’août, il s’y était étendu.

Et n’avait plus bougé.

Un an de silence avait passé dans la petite pièce.

Je levai les yeux, et, sur le mur, au-dessus du lit, je vis l’image en couleurs d’une locomotive, de la locomotive, la fameuse B.B. battant son fameux record, et, par un effet de mouvement, tous les contours de la machine semblent projetés en avant tandis que ses phares comme deux gros yeux exorbités vers le bas, paraissent dévorer la voie à la recherche angoissée d’un obstacle qui ne se trouvait pas sur ces rails où Louis Armand l’avait lancée.

Il avait lancé, il avait fait, il faisait, il disait, il était...

Tous ces imparfaits, ces passés nous dérangent, nous paraissent incongrus, lorsqu’il s’agit de Louis Armand.

Son ami le plus intime, le plus constant, puisque, depuis quarante-sept ans, les deux hommes se retrouvent un ou deux soirs par mois, envisagent toutes les questions exigeant une prise de position décisive, cet ami plus que fraternel qui a nom Jean Ullmo, m’a déclaré :

« Il nous offrait une image complète d’un homme sans ombre, c’est-à-dire dépourvu de mesquinerie. Il croyait parfaitement en l’homme et agissait parfaitement pour lui. Il était le modèle qui donne confiance. » Bel hommage de la part d’un compagnon si exact et lucide, qui ajoutait : « Son souvenir vivant est encore assez proche pour qu’il ne subisse pas la transfiguration de la piété et de la légende. »

Vivant souvenir d’un être « le plus vivant d’entre nous », selon le mot de Thierry Maulnier.

Oui, Louis Armand était fait pour être vivant.

Comme on dit d’un Roi : « Sa Majesté » ; d’un Prince : « Son Altesse » ; d’un Cardinal : « Son Eminence », on aurait pu réserver à Louis Armand : « Sa Vitalité ».

Et penser à lui, c’est, avant tout, aimer la vie qu’il a généreusement incarnée.

Laissons donc, une fois encore, la parole à celui qui est si présent parmi nous.

C’était à propos d’Einstein : « Le grand message d’Einstein, c’est que la connaissance doit s’associer avec la foi et qu’elles sont l’une et l’autre également nécessaires. Souvenez-vous de sa parole : « La science est boiteuse sans la religion et la religion aveugle sans la science. »

Comme Einstein, Louis Armand n’en a pas dit beaucoup plus long. Mais...

La dernière porte ouvrait sur l’espérance.