Discours prononcé à l’occasion de la mort de M. Jacques Chastenet

Le 9 février 1978

René de CASTRIES

DISCOURS PRONONCÉ PAR

M. le Duc de CASTRIES
Directeur de l’Académie

à l’occasion de la mort de

M. Jacques CHASTENET[1]
de l’Académie française

séance du jeudi 9 février 1978

 

Messieurs,

Impitoyable, la mort a encore frappé l’un des nôtres. Tout juste un mois après André François-Poncet, Jacques Chastenet vient de disparaître et je remplis le douloureux devoir d’évoquer l’ami qui m’avait fait l’honneur de me recevoir dans notre compagnie.

Il est peu de destins plus riches que celui du disparu. Comme l’a dit Léon Bérard en l’accueillant sous la Coupole, le jeudi 28 novembre 1957, Jacques Chastenet était un héritier dans le domaine de la politique : son arrière-grand-père maternel avait été député à l’Assemblée nationale de 1871 ; son père fut, pendant de longues années, député, puis sénateur de la Gironde. De telles hérédités vouaient naturellement le descendant au service de l’État.

Ses débuts furent des plus brillants. Né à Paris, dans le faubourg Saint-Honoré, le 20 mars 1893, il se montra un élève spécialement studieux au lycée Condorcet. Reçu au baccalauréat avec la mention « Très bien », il cumula ensuite une licence de lettres avec un doctorat en droit, tout en sortant second de l’École des Sciences Politiques dans la section « Finances publiques ».

Cette formation technique ne l’empêcha nullement de briguer en 1920 le concours des Affaires étrangères où il fut reçu premier. Entre-temps, il avait fait, comme officier la guerre de 1914 où il obtint cinq citations, la croix de guerre et la Légion d’Honneur.

Attaché d’ambassade en 1920, il devint en 1921 secrétaire de la Haute Commission des Territoires rhénans, puis, en 1924, secrétaire adjoint de la Conférence des Ambassadeurs où il travaille sous les ordres de René Massigli et de Jules Cambon. Alors qu’il semblait promis à toutes les grandeurs de la Carrière, il abandonna celle-ci pour la banque, puis pour le journalisme.

Directeur de la banque de l’Union des Mines de 1924 à 1930, chroniqueur de la Revue politique et Parlementaire, il trouve son véritable accomplissement en devenant co-directeur du Temps en 1934.

Le Temps (remplacé depuis la libération par Le Monde) était alors « le journal où les hommes d’État de l’Europe s’instruisaient diligemment des directions politiques suivies par la France, un bréviaire, chaque jour renouvelé des cours et des chancelleries ; quelque amateur de parodie dirait peut-être, à la manière de Victor Hugo : le journal que lisaient le Pape et l’Empereur ». Cette excellente définition, due à la plume ironique de Léon Bérard, explique fort bien la suite de la carrière de Jacques Chastenet : privé en 1942 de la possibilité d’écrire dans son journal suspendu par le gouvernement de Vichy, il a le sentiment de poursuivre la même tâche en composant des ouvrages historiques d’une admirable clarté, car l’étude du présent l’a prédisposé à bien comprendre le passé.

Dès ses premiers ouvrages : William Pitt, Godoy, prince de la paix, Le Parlement d’Angleterre, Le siècle de Victoria, il rencontre la notoriété, ce qui lui vaut, dès 1947, de revêtir pour la première fois l’habit vert dans la section d’Histoire de l’Académie des Sciences morales et politiques.

Ses activités littéraires ne l’empêchent nullement de consacrer une partie de son temps au service public : il est membre de la commission militaire en Égypte, vice-président du syndicat de la presse parisienne, membre du Conseil français du Mouvement européen, membre du Conseil directeur de France-Grande-Bretagne, président de France-Amérique, conseiller de l’Union française en 1956, année où notre Compagnie l’élit au fauteuil de l’amiral Lacaze.

Son œuvre historique s’est encore enrichie et ses livres d’histoire contemporaine : Raymond Poincaré, La France de M. Fallières, Winston Churchill, deviennent aussitôt des classiques.

Mais Jacques Chastenet nourrit un plus vaste dessein, celui d’une œuvre de grande ampleur, par laquelle un écrivain est assuré de survivre. De 1952 à 1963, il compose une Histoire de la IIIe République, qu’il complètera par la suite en écrivant deux volumes consacrés à l’Histoire de Vichy, à la quatrième république et au début de la cinquième.

L’Histoire de la Troisième République est une synthèse qui peut être considérée comme définitive. Avoir mené à bien un tel ouvrage suppose une organisation cérébrale de premier ordre. En effet, il ne s’agit pas d’une simple énumération de faits, mais d’une résurrection vivante où les personnages sont parfaitement typés et restitués dans leur vérité quotidienne. Chastenet avait connu une partie des protagonistes et son père l’avait familiarisé avec ses collègues des Assemblées. Aussi, ce gigantesque ouvrage présente le mérite d’un véritable mémorial et cela semble assez logique, car, autant d’un historien, Jacques Chastenet s’est révélé un excellent auteur de Mémoires. Ses ouvrages de souvenirs Quand le bœuf montait sur le toit et Quatre fois vingt ans, teintés d’un humour souriant, restent de précieux témoignages sur le temps où il a vécu.

L’âge n’avait point affaibli son ardeur au travail et, jusqu’au terme, il a produit chaque année des volumes sur des sujets très divers qui vont de la conquête du Far-West à la contestation sous le règne de Louis-Philippe.

Jacques Chastenet était non seulement profondément cultivé mais il bénéficiait d’une mémoire prodigieuse qui le faisait toujours achever sans hésitation la citation commencée et souvent la prolonger presque sans limites...

Assidu à nos séances, il était de ceux qui intervenaient le plus souvent avec pertinence ; aussi son absence dans nos rangs se fera fréquemment sentir. Ses travaux académiques avaient été nombreux. Il n’avait pas rechigné au discours sur les prix de vertu en 1962, ni à l’allocution présidentielle à la séance des cinq Académies en 1967. Fort dévoué pour la réception de ses nouveaux confrères il avait accueilli, outre moi-même en 1972, Jean Guéhenno en 1962 et Paul Morand en 1969. C’est à lui encore qu’était revenu en 1967 l’honneur de prononcer dans la cour de l’Institut le discours aux obsèques d’André Maurois.

Il reste encore un dernier aspect de Jacques Chastenet auquel je ne suis pas insensible, celui de l’exploitant-viticulteur.

Dans son beau domaine de Carles, près de Libourne, il tirait orgueil de son excellente production en vin de Bordeaux. C’est dans cette terre de Gironde à laquelle il était si profondément attaché qu’il a exprimé le désir de reposer à jamais.

C’est avec un sentiment de profond chagrin que nous saluons la disparition de cette haute figure en l’honneur de laquelle je vous invite à suspendre notre séance.

 

[1] Mort le 7 février 1978, à Paris.