Bicentenaire de la mort de Buffon
Buffon, académicien et visionnaire
Messieurs,
« Vous m’avez comblé d’honneur en m’appelant à vous, mais la gloire n’est un bien qu’autant qu’on en est digne ; et je ne me persuade pas que quelques essais écrits sans art et sans autre ornement que celui de la Nature soient des titres suffisans pour oser prendre place parmi les Maîtres de l’art, parmi les hommes éminens qui représentent ici la splendeur littéraire de la France, et dont les noms célébrés aujourd’hui par la voix des Nations, retentiront encore avec éclat dans la bouche de nos derniers neveux. Vous avez eu, Messieurs, d’autres motifs en jetant les yeux sur moi, vous avez voulu donner à l’illustre Compagnie, l’Académie des Sciences, à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir depuis longtemps, une nouvelle marque de considération ; ma reconnaissance, quoique partagée, n’en sera pas moins vive ; mais comment satisfaire au devoir qu’elle m’impose en ce jour ? Je n’ai, Messieurs, à vous offrir que votre propre bien : ce sont quelques idées sur le style que j’ai puisées dans vos ouvrages... »
De qui, Messieurs, sont ces lignes ? Elles ne sont pas de moi, mais de Louis-Leclerc, comte de Buffon, elles sont l’exorde de son discours de réception à l’Académie française. Elles représentent un exemple de son style, en même temps que de l’éloquence académique, qui n’a pas tant changé jusqu’aujourd’hui. Et, puisque Buffon nous y invite, je voudrais vous livrer quelques-unes des recommandations sur le style qui ont fait le corps de son discours. Je vais tenter de vous les résumer. La première condition, c’est d’avoir un plan. Une autre, c’est que le sujet ne soit pas trop divisé et garde son unité ; que les idées soient mises en ordre ; que l’auteur évite les « traits saillants » « qui éblouissent quelques instants pour nous laisser dans les ténèbres ». Il y aurait là une allusion à Montesquieu ou à Voltaire. Il faut aussi se méfier « de ces idées légères, déliées, sans consistance, et qui, comme la feuille du métal battu, ne prennent de l’éclat qu’en perdant de la solidité ». C’est, paraît-il, une allusion au style de Marivaux et de Voltaire. Je vois dans ces lignes une réminiscence de Corneille : « Et comme elle a l’éclat du verre, elle en a la fragilité » (Polyeucte). Buffon poursuit son discours en donnant la formule de son propre style. La première règle est d’être précis et simple, égal et clair, vif et suivi. Avec de la délicatesse et du goût, on atteindra à la noblesse ; avec un peu plus de soin, on arrivera à la gravité et même à la majesté.
Arrêtons, si vous le voulez bien, ce défilé de lapalissades. Et passons à la péroraison.
« Mais le ton de l’orateur et du poète, dès que le sujet est grand, doit toujours être sublime, parce qu’ils sont les maîtres de joindre à la grandeur de leur sujet autant de couleur, autant de mouvement, autant d’illusion qu’il leur plaît... »
« (Adresse à Messieurs de l’Académie française.)
« Que de grands objets, Messieurs, frappent ici mes yeux ! et quel style et quel ton faudrait-il employer pour les peindre et les représenter dignement ? L’élite des hommes est assemblée. La sagesse est à leur tête. La gloire, assise au milieu d’eux, répand ses rayons sur chacun et les couvre tous d’un éclat toujours le même et toujours renaissant. Des traits d’une lumière plus vive encore partent de sa couronne immortelle et vont se réunir sur le front auguste du plus puissant et du meilleur des Rois... ». J’interromps ici ce ronronnement de flatteries excessives ; il s’agissait de Louis XV : le couplet final à la gloire du prince régnant était de règle. Mais à travers la grandiloquence de cette péroraison, dont je n’ai cité que le début, on devine la vigueur du style de Buffon et qu’il considérait que toutes les règles et toutes les recommandations ne peuvent dicter à un auteur son style, sa manière personnelle d’écrire. C’est cette originalité qui rend la lecture de Buffon encore attrayante.
Je voudrais ajouter une remarque au discours sur le style. « Les ouvrages bien écrits, dit Buffon, seront les seuls qui passeront à la postérité ; la quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes ne sont pas de sûrs garans de l’immortalité ; si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s’ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront (...). Ces choses sont hors de l’homme, le style est l’homme même[1] ; le style ne peut donc ni s’enlever, ni se transporter, ni s’altérer : s’il est élevé, noble, sublime, l’auteur sera également admiré dans tous les temps ; car il n’y a que la vérité qui soit durable et même éternelle. » Je pense qu’il y a une contradiction manifeste dans cette dernière phrase. Car qu’entend Buffon par vérité ? On pense généralement que la vérité, c’est le contenu d’un écrit. Il semble que Buffon la transfère à la forme, au style. Sans doute n’a-t-il pas entièrement tort. Mais je crois qu’une découverte importante, même mal exprimée, peut avoir un retentissement considérable. J’en appelle à mes confrères de l’Académie des Sciences, qui en voient de toutes les couleurs.
Il se trouve cependant que des savants de haute lignée, comme Pasteur et Claude Bernard, ont exprimé leurs résultats dans un style impeccable, sous une forme imagée et pittoresque. Bien d’autres exemples pourraient être invoqués, donnant raison à Buffon, mais en quelque sorte par un effet secondaire.
C’est probablement son style qui contribua le plus à sa popularité. Elle fut telle, elle est encore si grande, qu’elle suscite de nos jours de longues et savantes études : citons Les Œuvres philosophiques de Buffon, introduites et présentées en 1954 par notre confrère de l’Académie des Sciences Jean Piveteau, et Les Époques de la Nature, revues et commentées longuement en 1962 par le professeur Jacques Roger. On peut considérer en effet que cet ouvrage contient les idées les plus précises et les plus caractéristiques de l’œuvre de Buffon.
Celle-ci, dans son ensemble, occupe une place considérable ; elle est titanesque, monstrueuse. Croyez que ce terme n’implique pour moi rien de péjoratif. Il est difficile de l’analyser, tant elle comporte de vérités, de longueurs, d’erreurs, d’arbitraire. Mais elle est illuminée de lueurs, d’éclairs, de visions, auxquels on ne peut dénier le génie. Il est peu de questions que Buffon n’ait effleurées, peu d’éloges qu’il n’ait reçus, peu de critiques qu’il n’ait encourues, peu de problèmes auxquels il ne se soit attelé. Il fut statufié vivant, dans les galeries du Jardin du Roy comme à Montbard. On avait d’abord inscrit sur le monument : « Naturam amplectitur omnem », il embrasse la nature entière. Un mauvais plaisant ayant déclaré : « Qui trop embrasse mal étreint », l’inscription fut changée.
Il est extraordinaire de voir que, sur un grand nombre de questions, Buffon a effleuré des théories qui se sont révélées exactes un ou deux siècles plus tard.
Buffon a-t-il été un évolutionniste ? Certainement pas, mais il en était très près dans certaines discussions.
Beaucoup de passages témoignent en effet de la tendance de Buffon à ranger les espèces suivant des types qui se sont transformés les uns dans les autres. En ce qui concerne les oiseaux, Buffon nous dit : « On trouve fréquemment parmi eux des espèces voisines et assez ressemblantes pour pouvoir être regardées comme des branches collatérales d’une même tige, ou d’une tige si voisine d’une autre qu’on peut leur supposer une origine commune. »
Dans d’autres passages, Buffon imagine que certaines espèces ont pu dériver d’autres par un processus de dégénération. On doit remarquer que l’idée d’une évolution partielle par dégénération a été reprise plusieurs fois jusqu’à nos jours, en particulier par André Lwoff. Il convient toutefois d’ajouter qu’avec de tels processus on peut expliquer des phénomènes très limités, mais non une évolution constructive.
Une idée très nouvelle et sur laquelle Buffon revient souvent dans ses œuvres est celle de la comparaison entre les différentes classes des animaux vertébrés et même de tous les animaux. « Il y a, dans les parties mêmes qui contribuent le plus à la variété de la forme extérieure, une prodigieuse ressemblance évoquant nécessairement l’idée d’un premier dessein, sur lequel tout semble avoir été conçu : le corps du cheval, par exemple, qui du premier coup d’œil paraît si différent du corps de l’homme, lorsqu’on vient à le comparer en détail et partie par partie, au lieu de surprendre par la différence, n’étonne plus que par la ressemblance singulière et presque complette qu’on y trouve... » De cette constatation et de beaucoup d’autres observations de ce genre, il résulte que Buffon peut être considéré, avant Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, avant Cuvier, comme le fondateur de l’anatomie comparée.
C’est dans Les Époques de la Nature que l’on trouve les visions, disons plutôt les prévisions les plus annonciatrices des idées actuelles sur la formation de la Terre. Encore faut-il les « déganguer », les dépouiller de tout un fatras de verbiage pour qu’elles ressortent avec éclat.
Une véritable trouvaille de Buffon, et sur laquelle peu d’auteurs ont insisté, si même elle a été remarquée, est la séparation des continents. C’est dans la Sixième Époque que culmine cette idée. Elle est développée avec beaucoup d’arguments, de démonstrations, de commentaires, que je ne puis qu’évoquer rapidement.
Il est question de la séparation de l’Amérique et de l’Europe, mais aussi de l’Amérique et de l’Asie.
« Il y a si peu de distance entre les deux continens vers, les régions de notre pôle, qu’on ne peut guère douter qu’ils ne fussent continus dans les temps qui ont succédé à la retraite des eaux. »
« Nous présumons encore que non seulement le Groenland a été joint à la Norvège et à l’Écosse, mais aussi que le Canada pouvait l’être à l’Espagne par les bancs de Terre-Neuve, les Açores et les autres îles et bas-fonds qui se trouvent dans cet intervalle des mers... »
Il est très remarquable de constater que c’est un examen similaire de la carte du monde qui a permis à Wegener de formuler l’hypothèse de la dérive des continents : un des premiers arguments qu’il fit valoir en faveur de cette thèse est que le contour du Brésil s’emboîte harmonieusement dans la côte du golfe de Guinée.
Comment s’est faite la séparation entre les deux continents ? Buffon ne pouvait avoir recours qu’à l’idée dominante à cette époque et qui l’est restée jusqu’à un âge récent : l’idée de l’affaissement d’un continent, « l’Atlantide », qui persista jusqu’aux temps modernes, où fut proclamée et admise la dérive des continents.
Il y a bien mieux encore : à plusieurs reprises, Buffon envisage que les trois continents, Amérique, Asie et Europe, n’en formaient primitivement qu’un seul. Cette idée, exprimée plusieurs fois dans la Sixième Époque, semble avoir hanté Buffon, de même que l’hypothèse d’une grande Méditerranée, qui se serait étendue de la mer Noire à la Caspienne et de la Caspienne à la mer d’Aral. Comme il était près de la conception moderne d’une grande Méditerranée ou Mésogée ! Comme il aurait été plus à l’aise s’il avait connu les données actuelles de la géomorphologie, dont on peut considérer qu’il a été le devancier et l’initiateur !
Plusieurs séries d’observations intriguent particulièrement Buffon. On trouve :
1. des coquilles jusque sur les sommets des montagnes ;
2. des ossements d’éléphants dans les contrées arctiques.
Buffon suppose que les mers ont envahi les terres jusque par-dessus les montagnes, que les coquilles appartiennent à des espèces disparues.
Cette question donna lieu à une controverse entre Buffon et Voltaire. Voltaire ne voulait voir, dans ce qu’on appelait alors « les pierres figurées », que de simples caprices de la nature. Ou encore, s’il s’agit de vraies coquilles, il prétendait que « c’étaient des pèlerins qui, dans le temps des croisades, avaient rapporté de Syrie les coquilles que nous trouvons dans le sein de la terre de France ».
« Comment se peut-il », riposte Buffon, « que des personnes éclairées, et qui se piquent même de philosophie, aient encore des idées aussi fausses sur ce sujet ? »
Quant aux gigantesques ossements d’éléphants (mammouths) trouvés dans nos régions et jusqu’au cercle arctique, ils peuvent être attribués à des animaux qui ont autrefois existé et qui n’existent plus. Leur présence dans les régions polaires atteste des changements de climats. C’est une anticipation à la question maintenant bien étudiée du déplacement des pôles. On voit avec quelle netteté Buffon pressentait la solution de certains problèmes de paléontologie et de géomorphologie.
En 1841, Flourens écrivait : « Je me suis proposé d’écrire l’histoire des idées de Buffon, l’histoire de quelques génies heureux qui ont pensé. »
« Cinq ou six hommes », dit un écrivain célèbre, « ont pensé et créé des idées, et le reste du monde a travaillé sur ces idées. (...) L’histoire des travaux de Buffon touche partout à l’histoire des travaux de Cuvier : ces grands travaux lient deux siècles ; Buffon devine, Cuvier démontre ; l’un a le génie des vues, l’autre se donne la force des faits ; les prévisions de l’un annoncent les découvertes de l’autre... »
Il est évident que, parmi les cinq ou six hommes qui ont créé des idées, Flourens met Buffon au premier rang. Que la science moderne retient-elle de ces assertions ?
Grâce aux grandes découvertes et aux savants de premier ordre qui ont meublé les XIXe et XXe siècles, la liste pourrait actuellement en être singulièrement allongée. On ne saurait oublier qu’outre ses novations en biologie Buffon a apporté bien des contributions importantes à d’autres activités humaines : c’est à lui qu’on est redevable du grand développement du « Jardin du Roy », aujourd’hui nommé « Jardin des Plantes ». On lui doit aussi la gestion d’une fonderie à Montbard. Ceci n’épuise pas l’apport de Buffon à la science et à l’industrie de son temps.
J’en viens à ma conclusion que j’emprunte à notre confrère Jean Piveteau :
« On peut étudier l’œuvre d’un penseur en elle-même ; on peut aussi en rechercher les prolongements. C’est cet apport de Buffon à la science et à la philosophie que nous voudrions préciser en terminant. Il est facile de relever dans ses écria de lourdes erreurs. La plupart viennent de son temps autant que de lui-même ; quelques-unes lui sont directement imputables...
« Mais, en maints autres domaines, on peut estimer que Buffon a véritablement joué un rôle de précurseur.
« Il a pressenti la chronologie géologique et, le premier, a retracé en magnifiques tableaux les Époques de la Nature. Par la doctrine des causes actuelles, il a ouvert la voie à la géologie moderne. En établissant la notion des espèces perdues, il a rendu possibles tous les développements ultérieurs de la paléontologie : à l’histoire de la terre est venue s’ajouter ainsi l’histoire de la vie. Si son embryologie est critiquable, il a créé en quelque sorte la biologie. » (Piveteau Jean, introduction à l’œuvre philosophique de Buffon, p. XXXVI, 1954.)
Je n’ai rien à changer ni à ajouter à la conclusion de notre confrère le professeur Piveteau.
[1] Non souligné dans le texte.